Dans une ère d’un redoublement des violences policières dans les banlieues en pleine pandémie mondiale, l’année 2020 marque une nouvelle étape dans les tensions qui se jalonnent entre la population et la police concernant les violences perpétrées par cette dernière. Le 20 avril 2020, l’émission Ce soir chez Baba – sorte de « version confinement » de Touche pas à mon poste- diffuse en prime time un programme sur une affaire impliquant des policiers et un homme blessé lors d’une interpellation dans la soirée du samedi 18 avril à Villeneuve-La-Garenne. Cette édition se déroule au domicile de Cyril Hanouna qui reçoit via visioconférence quatre invités divers : Noam Anouar, un représentant syndical de la police; Abdel Ait-Omar, l’adjoint au maire de Villeneuve-La-Garenne; Guy, un témoin de la scène et Taha Bouhafs, un journaliste.
Deux analyses seront donc menés dans cette article, une première qui se fera autour de l’émission puis une deuxième sur les réactions sur Twitter.
Analyse de l’émission
Vrai débat ou prétexte à l’appel au calme ? Le décodage du discours
Confinement oblige, la disposition de l’émission est changée : en visioconférence, les invités n’ont pas la possibilité d’échanger entre eux, et le montage général se veut extrêmement réduit. Après une présentation rapide et colorée de l’évènement, la question principale qui sera débattue pendant les vingt-cinq minutes d’émissions est rapidement énoncée : de qui, de la police ou du jeune homme, est la faute ?
Chaque visage est visible, mis en avant parfois pour des commentaires, des réactions non-verbales, et chaque intervention souffre comme profite de la contrainte du stream. La mise en scène paraît hasardeuse, moins dynamique, et semble présenter un débat qui n’en est pas un, puisque la résolution est donnée dès le début ; l’appel au calme.
Devant un plateau improvisé, Cyril Hanouna anime les échanges entre les protagonistes censés représenter différentes parties. Le premier intervenant, Noam Anouar, policier syndicaliste, émet des arguments fortement incités par Cyril Hanouna qui lui pose des questions inductives, dont le résultat de l’échange amène à une première information clé pour le spectateur : un portrait négatif de l’individu accidenté.
Cyril Hanouna : Mais juste..Noam, Noam, Noam, juste est-ce que le policier a volontairement ouvert la portière pour stopper le motard ou pas ?
Extrait vidéo Ce soir chez Baba – Villeneuve-la-Garenne : Que s’est-il vraiment passé ? à 6:32
Noam Anouar (policier): Je ne pense pas, c’est l’enquête qui le déterminera mais…
Cyril Hanouna : Oui parce que c’est ça le plus important, lui (la victime) dit que non
Gaël Villeneuve explique dans son article Le débat télévisé comme performance collective : « le présentateur symbolise en réunissant les parties en présence dans une organisation conviviale, tient à ce que l’émission est une performance collective».
Or, dans le cadre de cette émission, les différents intervenants peuvent difficilement communiquer entre eux. D’une part, les contraintes techniques sont évidentes, et d’autre part, Cyril Hanouna empêche régulièrement la prise de parole des autres invités souhaitant réagir aux propos énoncés par d’autres. De son rôle de médiateur, il peut prétendre à diriger les échanges en faisant « répondre ses invités » puis « les obliger à prendre en compte les faits avancés par la partie adverse [afin] de conduire à une ébauche de discussion délibérative » (Pierre Leroux et Philippe Riutort, 2013). Contrat implicite qu’il ne remplit pas, et profite de son monopole pour diriger l’émission selon le scripte directif émis à l’avance. Ainsi, la performance collective, induite dans la mise en place d’un débat, ne semble pas, ici, être réalisée. On a donc le droit à un « monologue interactif » de chacun des invités (Patrice Flichy, 2008).
Des inégalités entre les intervenants par le choix télévisuel
Lors d’un débat, le temps de parole entre les invités devrait être identique afin de respecter la partialité au sein du débat. Retrouvez ci-dessous, un tableau indiquants différentes informations sur les intervenants notamment leur temps de parole en minutes :
Intervenants | Temps de parole* | Temps d’écran** | Écart entre temps de parole et le temps d’écran*** |
Noam Anouar Policier | 4:12 | 5:27 | -1:15 |
Abdel Ait-Omar Adjoint au Maire | 6:05 | 4:05 | 2:00 |
Guy Témoin | 4:19 | 4:04 | 00:16 |
Taha Bouhafs Journaliste engagé | 3:01 | 1:29 | 1:30 |
**Combien de temps l’intervenant apparait à l’écran sans compter les moment où tous les intervenants apparaissent à l’écran
***Le temps de parole moins le temps d’écran
Taha Bouhafs, journaliste engagé et spécialiste du direct en manifestation, est celui qui a le moins de temps de parole comparé à Abdel Aït-Omar, l’adjoint au maire de Villeneuve-La-Garenne. Ce chiffre peu élevé rentre en contradiction avec la popularité de ce dernier sur les réseaux, regroupant 90,4k d’abonnés sur son Twitter. Il est, par ailleurs, un des seuls journalistes à s’être rendu sur place après la soirée du 18. La direction prise par Ce Soir Chez Baba paraît plus claire : il y a une hiérarchisation des paroles évidente. Ainsi, c’est l’adjoint au maire, représentant politique et figure d’apparente neutralité civique, qui possède le temps de parole le plus élevé. Dans la logique d’un débat télévisé, mettre en relation le temps de parole avec le temps d’écran peut révéler un autre aspect du débat.
Noël Nel, enseignant chercheur en communication nous déclare ceci à propos du montage télévisé : « L’image télévisuelle (…) met en œuvre une structure perceptive rappelant celle que l’œil aurait pu construire en présence du phénomène réel. ». Le montage est alors supposé faciliter une compréhension d’échanges entre plusieurs interlocuteurs, en impliquant que celui-ci puisse être neutre. De ce fait, le policier, étant le seul invité ayant un avis en faveur de la police, se retrouve avec un temps d’écran supérieur à son temps de parole. L’émission Ce Soir chez baba cherche volontairement à montrer la réaction du policier, seul invité prenant parti de la police face à ses détracteurs.
Un débat qui s’éloigne des codes de TPMP
«Les grands débats politiques qui rythment la vie politique des citoyens sont de plus en plus remplacés par des infotainment (un genre de média fournissant à la fois de l’information et du divertissement)»
Patrice Flichy – extrait de La Découverte : Internet et le débat démocratique, 2008
TPMP est une émission qui souhaite allier le divertissement et les sujets d’actualité en s’opposant aux émissions purement d’informations « On en a marre des émissions média sérieuses, on veut s’amuser » affirme Cyril Hanouna. L’émission est, malgré sa popularité, largement critiquée par les professionnels de l’information qui ont tendance à affirmer qu’elle ne correspond pas aux critères déontologiques des médias et qu’elle tend à faire le buzz. Pourtant dans ce débat télévisisé, Cyril Hanouna et son équipe ne cherche pas à faire le buzz en faisant du scandale. En effet le faite qu’il ne laisse les invités intervenir très peu rend le dialogue impossible et donc pas de possibilité d’échange virulents. Ainsi, l’infotainment n’est plus vraiment présent, puisqu’on se retrouve dans un contexte de débat où les invités n’ont pas la possibilité d’échanger entre eux.
Analyse Twitter
Des avis mitigés
Comme la plupart des émissions de télévisions quotidiennes, TPMP a un compte twitter actif qui livetweet pendant l’émission. Les réactions sur twitter ont été nombreuses avec plus d’une centaine de tweets sur différents hashtags et mots-clés liés à l’évènement.
Le compte twitter de TPMP a fait un sondage qui demandait si l’événement qui s’est produit la nuit du 18 au 19 avril était, selon les twittos, une bavure policière ou non. Les nombreuses réponses à ce sondage étaient réparties plutôt également avec 53,7% de oui contre 46,4% de non. Cela reflète assez bien les 78 tweets faits ce soir-là : 48,9% des tweets en soutien à la victime et 40% en soutien aux forces de l’ordre, le restant étant des tweets factuels.
Ces tweets, quand ils sont adoptés de manière « argumentés », répondent à une « énoncée logique » par les faits, peu importe que ce soit « du côté » de la police ou de la victime. Par exemple, le rappel du code de la route est utilisé pour expliquer la violence de l’altercation. On rappelle la « bavure policière » en rappelant les autres qui ont eu lieu dans le passé, notamment en banlieue. Les clichés et biais géographiques sont très forts. Comme le dit Jean-Claude Kaufmann dans son article de 2003, les prises de positions sont « plus abstraitement dénonciatrices qu’analytiques » .
Certains de ces arguments perçus comme « logiques » ont un sous texte ad hominem, c’est-à-dire, des arguments essentialisant sur la vie privée de la personne. Ils sont surtout tournés vers la victime à cause de son casier judiciaire par exemple, de sa localisation (la banlieue). On retrouve le terme « racaille » qui est loin d’être neutre.
On remarque toutefois un apaisement autour du témoignage de Guy (mettre le time code) , qui apparaît raisonné. « Je suis d’accord avec Guy », « Guy rien à dire à part bravo Monsieur ». Et ce, de la part à la fois de défenseurs de la victime que d’indécis.
Ainsi, les twittos prennent position selon les intervenants et leurs différents points de vue : 32,4% des tweets sont en accord avec les intervenants tandis que 35,1% sont en désaccord. Les avis se répartissent donc assez bien, ce qui semble montrer un choix des intervenants diversifié.
Des tweets variés
Les tweets provenaient de comptes assez variés sans monopole où chacun pouvait s’exprimer. En effet, seulement six comptes ont fait plusieurs tweets avec un nombe réduit puisque personne n’a écrit plus de six tweets. Beaucoup des tweets revêtent un aspect « passionnel ». Les adjectifs employés sont partisans, avec une exagération certaine « la racaille », « les bouchers policiers ». On peut parler d’exagération « Délinquant notoire ». Quatre personnes ont choisi au contraire de mettre des citations des invités de l’émission, dont deux qui ont inséré des vidéos. Cela permettait ainsi de faire un lien entre les twittos qui ne regardaient pas l’émission et celle-ci.
Une critique sur la légitimation du débat dans l’émission
Au-delà des tweets en lien direct avec ce qu’il se passait dans l’émission, les twittos ont très vite réagi quant au sujet de l’émission puisque 13,5% des tweets critiquent le principe-même de faire l’émission sur ce sujet là, et ce de façon plus ou moins virulente. On peut notamment voir le tweet provenant du compte @ LibreDePenserFR :
Plusieurs tweets évoquent d’autres émissions de Cyril Hanouna, notamment celles sur les polémiques à propos du Covid-19. D’après ces tweets, l’émission est censée être de divertissement, mais ce n’est plus le cas depuis quelques temps et elle cherche uniquement à surfer sur des sujets pour faire le « buzz ».
Conclusion : L’opinion figée des tweets et la position que prend l’émission
Il est question d’exprimer son opinion, et les personnes qui suivent l’émission adoptent en grande partie l’ethos « antisystème » qu’a habituellement l’émission. On ne cherche pas à être convaincu mais à être rassuré dans sa propre position. Seuls « les indécis » semblent enclins à se laisser convaincre par un des deux camps.
TPMP se positionne d’ailleurs en choisissant de mettre des citations et des extraits vidéos de chaque personne qui a témoigné ainsi qu’un appel au calme de Cyril Hanouna. Cet appel au calme, qui est assez fréquent à chaque événement de ce type, souligne l’apanage des débats et des échanges en rapport avec l’émission. Dès le début, Cyril Hanouna, ainsi que la réalisation de l’émission, pose les règles d’encadrement de ce qui sera débattu ou non, sans alternative. De ce fait, la violence se réfléchit dans l’acte commis et non dans sa conséquence. Il s’agit de légitimer, ou non, l’acte, afin de mesurer le degré d’empathie qu’il serait judicieux de ressentir.
« Et ce soir c’est important de remettre les choses au clair, et surtout d’appeler au calme »
Cyril Hanouna Ce soir chez Baba – Villeneuve-la-Garenne : Que s’est-il vraiment passé ?
Bibliographie :
- Burger, Marcel, Joanna Thornborrow, et Richard Fitzgerald. « Analyser les espaces interactifs des nouveaux médias et des réseaux sociaux », Marcel Burger éd., Discours des réseaux sociaux : enjeux publics, politiques et médiatiques. De Boeck Supérieur, 2017, pp. 7-24.
- DUMOULIN M, « Les forums électroniques : délibératifs et démocratiques » Monière D. (dir.) Internet et la démocratie : Les usages politiques d’Internet en France, au Canada et aux États-Unis, Québec, 2002, Monière et Wollank éditeurs, p141-157.
- FLICHY Patrice, « Internet et le débat démocratique », Réseaux, 2008/4 n° 150, p. 159-185. DOI : 10.3166/Réseaux.150.159-185
- JULLIARD Virginie, «#Theoriedugenre : comment débat-on du genre sur Twitter ?», Questions de communication, Février 2016, En ligne : https://www.cairn.info/revue-questions-de-communication-2016-2-page-135.htm#
- KAUFMANN Jean-Claude, « Tout dire de soi, tout montrer », Le Débat, 2003/3 n° 125, p. 144-154. DOI : 10.3917/deba.125.0144
- KLEROUX Pierre et RIUTORT Philippe, La politique sur un plateau. Ce que le divertissement fait à la représentation. Presses Universitaires de France, 2013
- NEL Noël, Le débat télévisé : Méthodologie et pédagogie, In: Pratiques : linguistique, littérature, didactique, n°37, 1983, La télé à l’école, pp. 91-106.
- Villeneuve, Gaël. « Le débat télévisé comme performance collective : l’exemple de Mots Croisés », Mouvements, vol. 64, no. 4, 2010, pp. 165-179
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