Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

Une analyse des débats suscités sur Letterboxd et X autour de la représentation des violences sexistes dans Adolescence et des appels au changement qu’elle a provoqués.


Article écrit par Gaia Bellucci, Ko-Chi HUANG, Shin-Huei CHIU, et Tamzin HARDING

Adolescence est une série britannique, sortie le 13 mars 2025 sur Netflix, en 4 épisodes de 1 h, étant notable dans sa réalisation en plan-séquence. Nombreuses personnes ont applaudi les prouesses techniques de cette série, qui alimentent davantage la tension tout au long de la série.

En effet, les créateurs de la série, Stephen Graham et Jack Thorne se sont inspirés de la récurrence des attaques au couteau commis par de jeunes adolescents sur de jeunes femmes au Royaume-Unis, pour en faire une série et ouvrir la discussion sur ce sujet en hausse constante. En effet, la “crise de la masculinité digitale” (ABBAS, McNeil-Willson, Digital Masculinities in Crisis: Understanding Virtual Pathways to Male Extremism Across Communities, 2024) représente un réel danger pour les jeunes hommes en construction alors qu’ils sont exposés à l’extrémisme masculine reprenant les codes traditionnelles de genre, puisant de leur solitude ou de leur anxiété, et d’une menace illusoire de la “perte” de la masculinité à travers des idéologies féministes contemporaines.

Adolescence se positionne alors dans les débats et les questions du rôle de l’homme et des traditions de genre, à l’aube des tensions politiques liées à la montée de l’extrême-droite en Occident et à la popularité de certains influenceurs comme Andrew Tate. Cette série s’inscrit dès lors dans les problématiques des rapports de genre dans la société, et plus particulièrement, des réseaux des “masculinistes” sur le Web, dans lesquels les hommes font la promotion de l’hypermasculinité à travers des idéaux traditionnels de domination et de violence, portés par une discrimination misogyne et raciste.

La série propose de considérer tout le monde comme responsable du meurtre d’une jeune fille (Katie Leonard) par son camarade de classe (Jamie Miller). C’est, en réalité, la société qui est responsable : le système judiciaire, l’éducation, les parents, les amis, les réseaux sociaux, qui favorisent l’émergence et l’influence de ce type de réseaux. 

La question de la série ne réside donc pas dans une narration classique de “qui l’a tué ?”, mais plutôt “qu’est-ce qui a poussé le jeune adolescent à tuer cette fille ?”

Entre numérique et réalité, la série a suscité de multiples discussions et débats sur son efficacité quant à la sensibilité du sujet et les échos d’une vraie culture numérique dangereuse. Une analyse comparative sur Letterboxd et X a pu révéler les perceptions des téléspectateurs sur la représentation de la violence sexiste des jeunes quant à l’efficacité pédagogique de la série.

Deux plateformes numériques, deux regards

Letterboxd, une application sociale axée sur le partage d’opinions sur le cinéma, a été créée en 2017 par Matthew Buchanan et Karl von Randow dans le but de développer un « Goodreads 1 pour le cinéma ». Les utilisateurs peuvent noter et cataloguer les films qu’ils ont regardés sur une échelle de 0 à 5 étoiles (demi-étoile incluse), et ajouter un cœur s’ils les apprécient. 

L’essor de Letterboxd 2 marque la montée des critiques ordinaires. Ils apparaissent plutôt sous forme de lignes de texte concises et personnalisées comme des entrées de journal intime, mettant l’accent sur les sentiments individuels. Cette forme décentralisée de critique transforme l’expérience cinématographique d’un acte privé en une activité sociale publique, où chaque notation, chaque vue ou liste thématique sert à faire une déclaration publique des goûts personnels et de l’identité culturelle.

Lorsque nous parlons des débats sur l’espace public, parmi les autres plateformes qui viennent à l’esprit figure X (anciennement Twitter). La plateforme se caractérise par son instantanéité, à la différence de Letterboxd où, malgré l’existence de formats très courts, les avis se diffusent beaucoup moins rapidement et ne génèrent pas la même dynamique virale. Grâce aux hashtags et aux Trending Topics, X permet une diffusion et une réaction extrêmement rapides aux événements. De plus, la limite de caractères encourage des messages brefs et percutants, tandis que la structure en threads et la logique de viralité facilitent l’observation de la circulation des discours et de la polarisation. 

Ces deux plateformes ont été utilisées car elles offrent des perspectives complémentaires : Letterboxd, centré sur la cinéphilie, permet d’accéder à des avis davantage orientés vers l’interprétation de l’œuvre, tandis que X capte des réactions publiques plus politiques et plus polarisées. Ensemble, elles offrent une vision plus complète des discussions sur Adolescence

Les commentaires que nous avons choisis illustrent clairement ces dynamiques contrastées. Ils ont été sélectionnés en fonction du nombre d’interactions qu’ils ont suscitées et de la pertinence des thèmes abordés, notamment la représentation de la violence juvénile et les appels à action.

Perception des violences misogynes, de la masculinité toxique et critique des normes patriarcales

La plateforme Letterboxd recense plus de 241,00 commentaires concernant Adolescence, relevant surtout de la critique et de l’opinion personnelle et subjective sur la représentation artistique de la violence et de la misogynie au sein de la série. Notre corpus est composé de 50 commentaires. Ici, une interaction souligne le besoin de cette série comme une réelle prise de conscience sociale face à la violence et la masculinité toxique chez les adolescents.

“Je n’ai jamais vu aucun média s’attaquer aussi honnêtement à la masculinité toxique dans la jeune Génération Z et dans la  Génération Alpha un peu plus âgée. C’est cru et direct dans le langage; le jeu des acteurs est poignant et les épisodes en plan-séquence sont tellement cool.”
 “J’ai aimé le fait qu’ils ont mentionné cet enfoiré de Andrew Tate. C’est tellement important de traiter ce [problème] puisque les jeunes hommes sont tellement vulnérables à cet âge, où ils sont forgés par tout et n’importe quoi autour de la masculinité toxique, et le sexisme est répandu, et je me soucie de la jeunesse. C’est tellement commun chez la Génération Z et la Génération Alpha. Je pense que Eddie (le père du garçon dans la série, joué par Stephen Graham) avait raison, il regardait du contenu de fitness et il est tombé sur ce genre de bêtises. Ça semble bête lorsqu’on est un adulte avec un cerveau complètement développé, mais les jeunes hommes qui souffrent de leur insécurité et qui découvrent leur sexualité sont pollués alors qu’ils sont en train de créer leur mentalité. Je me réjouis qu’ils aient sorti cette série pour montrer les atrocités que l’on peut tirer de ce genre de contenu. Ça a été révélateur et intéressant et j’espère que tout le monde peut regarder et réellement voir à quel point ce contenu est un poison à consumer.”
« L’une des choses les plus terrifiantes est le fait que ce n’est pas de la fiction. C’est vrai. Ça arrive vraiment dans la vie. »

Toutefois, d’autres internautes ne peuvent pas prendre la série comme un outil de sensibilisation aux dangers des discours misogynes sur le Web dès lors que le point de vue narratif est majoritairement centré sur le père et son fils, et non sur la victime.

Je suis un peu perplexe quant à la façon dont une mini-série qui prétend s’attaquer à la misogynie peut finir par marginaliser autant ses personnages féminins. Au lieu de leur donner de la profondeur ou du pouvoir, elles sont plutôt réduites à des rôles secondaires, ce qui semble contreproductif. Honnêtement, je ne sais pas si la série cherche à faire passer un message ou si elle se contente de répéter les mêmes stéréotypes rebattus sous couvert de critique. Visuellement, la photographie s’est démarquée ; je l’ai trouvée bien réalisée. Mais au-delà de ça, peu de choses ont marqué les esprits.

Ces deux débats choisis sur Letterboxd acclament la série pour sa qualité cinématographique comme un bon messager poignant en reflet avec la réalité, mais ils critiquent également la série comme un mauvais outil de prévention, n’abordant pas explicitement la souffrance féminine et le rapport de pouvoir entre les genres, ce qui fait perdre toute crédibilité à la série. Plus généralement, les commentaires oscillent entre de l’opinion critique sur l’œuvre et de la vérité générale sur le monde social.

Selon George Gerbner dans sa “théorie de la cultivation”, introduite dans son Projet d’Indicateur Culturel, la représentation de la violence dans les médias a un rôle culturel intrinsèque sur la perception du monde et des dangers, servant à former les opinions et les perceptions du monde social, mutant même en une norme “banalisée” (ARENDT, Banalité du mal, 1963). En outre, sa théorie s’accompagne de l’idée que la réalité est plus facilement acceptée grâce à sa représentation fictionnelle dans les médias télévisés, qui susciterait plus de prise de conscience et d’action sociale, mais également plus de méfiance face aux dangers du monde à travers ce que Gerbner appelle “le syndrome du monde méchant”. (MOSHARAFA, 2015)

Toutefois, Adolescence propose une lecture dans laquelle la violence est psychologique, visuellement proposée par les longues scènes jamais coupées, le jeu d’acteur, la colorimétrie, la musique et la narration non linéaire. Elle casse l’archétype classique des films ou des séries policières, et elle propose de mettre la violence du côté d’un élément abstrait et global : la société. Nous n’y trouvons pas d’effet de choc par des scènes gores et explicites, nous rentrons peu à peu dans la tête du jeune adolescent, et dans la vérité sans qu’elle ne soit jamais explicitement traitée. Selon ces commentaires, la série cultive justement le danger que posent les réseaux masculinistes, déclenchant la discussion autour des contenus numériques masculinistes et de leur danger sur la formation identitaire des jeunes. Mais, l’effacement féminin crée également un sentiment d’aliénation, une incompréhension de l’enjeu et des violences chez ces internautes. Entre inquiétude et lassitude, la représentation de la violence misogyne exécutée dans la série ne se réduirait donc qu’à un drame familial et psychologique, qui ramène le débat seulement à la consommation malsaine de réseaux masculinistes sans interroger les rôles de genre traditionnels et la perception des femmes chez ces jeunes hommes exposés à ce contenu. 

Ainsi, les commentaires Letterboxd révèlent un besoin d’authenticité et de réalisme quant à la représentation de la violence misogyne, comme une prise de conscience sociale s’imprégnant de la violence fictive.

Sur X, les échanges se divisent en micro-publics antagonistes et en dynamiques participatives qui révèlent des interprétations divergentes, façonnées par les espaces discursifs dans lesquels les utilisateurs choisissent d’intervenir.

Pour la construction du corpus relatif à X, nous avons mobilisé l’outil de recherche avancée afin de sélectionner les tweets contenant des hashtags pertinents (#Adolescence, #Netflix, #Violence), publiés dans une temporalité précise (du 19 mars 2025 — une semaine après la sortie de la série sur Netflix — au 19 mai 2025), dans trois langues (anglais, français et italien), et présentant une résonance notable mesurée en termes de likes, reposts et surtout de commentaires. il est composé de 50 commentaires. 

Des threads plus denses font émerger les principales thématiques sur lesquelles les différents utilisateurs se sont le plus arrêtés : la violence juvénile, la culture incel et la misogynie en ligne, la responsabilité parentale et le rôle toujours plus libre et préoccupant des réseaux sociaux dans la normalisation de la haine.

« #Adolescence est dévastateur. La fin est dévastatrice, si vous êtes un parent. Mais cela ne peut pas et n’est pas toujours et seulement de la faute des parents. Enfin, une série importante et bien faite. Mais il y a beaucoup de raisons pour lesquelles certaines situations se présentent. L’adolescence ne résout pas un problème ou une question, elle le soulève. Il y a tellement de choses à dire.« 

L’analyse des commentaires publiés sur X en relation avec la série révèle que la violence n’est pas interprétée comme un phénomène univoque, mais plutôt comme une construction médiatique qui assume des significations différentes selon les cadres interprétatifs adoptés par les utilisateurs. À cet égard, le modèle de l’encoding/decoding de Stuart Hall représente une référence théorique essentielle : la violence mise en scène dans la série est décodée par le public à travers trois lectures distinctives.

Une lecture hégémonique et dominante reconnaît dans l’œuvre une dénonciation de l’adolescence fragile et hyper-médiatisée, où la représentation de la violence apparaît réaliste, c’est-à-dire cohérente avec les problèmes contemporains de l’adolescence et donc crédible. Ils y voient une dénonciation de la misogynie et un outil éducatif pour les jeunes, mais aussi pour les parents qui se trouvent en difficulté avec leurs fils.

« Chaque personne qui travaille ou s’occupe de jeunes doit regarder #L’adolescence – la véritable épidémie de violence masculine contre les femmes, d’intimidation, d’espaces en ligne toxiques et de crimes au couteau est disséquée si brillamment et de manière déchirante. »

Une lecture négociée reconnaît la pertinence du message de la série, mais nuancent problèmes narratifs ou la mise en scène discutable. Ils acceptent certains aspects, mais expérimentent une certaine insatisfaction quant au traitement du thème: la violence trop exagérée, accusant la série de dramatiser artificiellement les comportements des jeunes. Certains reprochent à la série de ne pas avoir suffisamment mis en valeur la victime, tandis que d’autres estiment que l’œuvre a volontairement privilégié une approche générale du problème, en insistant moins sur une confrontation de genre et davantage sur la question centrale de la violence elle-même. 

« Je viens de regarder #adolescence pour la troisième fois. J’apprécie l’excellente écriture et le jeu des acteurs, mais l’absence totale d’attention portée à la victime ou à sa famille me dérange toujours. C’est comme si elle n’existait pas. Je ne comprendrai jamais l’obsession des libéraux à pleurer sur le sort du coupable.« 

Enfin, une lecture oppositionnelle rejette totalement le discours proposé, accusant la série et la représentation donnée de la violence d’être un acte de propagande artificiel. Les commentaires révèlent aussi la présence d’un point de vue politique à partir duquel beaucoup ont observé ce produit culturel. 

« Je pensais que c’était absolument brillant, de l’histoire à la cinématographie. Ils remportent de nombreux prix et à juste titre. Cela montre les dangers des influenceurs d’extrême droite comme Andrew Tate. Le garçon avait été manipulé depuis sa chambre. La meilleure chose que j’ai regardée jusqu’à présent cette année. #Adolescence.« 

Ce commentaire en donne ouvertement un exemple. La figure d’Andrew Tate, souvent décrite comme l’emblème de la «masculinité toxique », occupe une place centrale dans la propagation de l’idéologie extrémiste et sexiste de la manosphère 3 . Dans la série Adolescence, son nom apparaît également, suscitant un débat autour de l’influence que ces discours exercent sur les jeunes. 

« Je refuse de regarder quoi que ce soit qui attire autant d’attention. Ça sent la propagande.« 

Dans cette pluralité interprétative se révèle l’idée que la violence présentée dans la série n’a pas de sens objectif : elle est interprétée différemment selon les publics, chacun y projetant sa propre vision du monde. La série — et le débat en ligne qu’elle provoque — ne reflète pas seulement des “jeunes violents”, mais surtout l’angoisse sociale d’un ordre menacé, la crise de la parentalité et l’accentuation de l’incompréhension entre générations.

« J’ai regardé la série Netflix #Adolescence et cette série te fera souhaiter de pouvoir garder tes filles loin de tous les jeunes garçons parce qu’ils sont déjà en train de devenir de mini-prédateurs/tueurs.« 

Ce commentaire montre un exemple de lecture dominante où la série est perçue comme un reflet direct de la réalité, au point d’effrayer les spectateurs. La peur ne concerne plus seulement les violences potentielles des hommes envers les femmes: elle s’étend désormais aux garçons plus jeunes, considérés comme de possibles « mini prédateurs » ou « killers ». Les commentaires révèlent ainsi de manière éloquente un positionnement qui illustre le phénomène de cultivation : plusieurs utilisateurs généralisent les actes extrêmes représentés dans la série en les attribuant à l’ensemble de la population adolescente, affirmant que « les jeunes d’aujourd’hui sont tous comme ça », qu’« ils sont des bombes à retardement », ou encore que l’univers juvénile serait intrinsèquement violent et psychologiquement instable.


Un autre commentaire met particulièrement en évidence la transmission, même implicite, de la violence : l’utilisateur y souligne que, dans la série,  le père ne frappe pas son fils — ce qui pourrait déclencher un traumatisme ou un schéma d’action — mais lui transmet des manières de gérer les problèmes liés à la colère. Cette observation illustre de manière exemplaire la notion de « banalité du mal » développée par Hannah Arendt 4

« Selon moi — et je parle sans connaissance de cause, n’ayant ni adolescents ni enfants — il y a un fond de vérité dans le type de dynamique et de langage. Les modalités et la personnalité de l’enfant me rappellent davantage celles de Turetta.« 

Le commentaire souligne que la violence ne naît pas de monstres, mais de comportements normalisés et d’un climat social où colère, misogynie, communication agressive et dynamiques familiales toxiques deviennent courantes. 

Dans un thread italien, un utilisateur compare le personnage principal à Filippo Turetta, jeune Italien condamné à perpétuité pour le meurtre de sa petite amie Giulia Cecchettin en 2023. Cette comparaison illustre un mécanisme fréquent et intéressant dans la lecture hégémonique: lire la fiction à travers des figures réelles de violence extrême, révélant une culture masculine où la misogynie intériorisée est perçue comme diffuse. Comme Turetta, décrit par les experts comme un individu ordinaire, le protagoniste de la série incarne la « banalité du mal »: un mal enraciné dans des normes sociales, des schémas éducatifs et des habitudes culturelles tolérées.

La série ne montre pas seulement une violence structurelle : le numérique en amplifie la dimension discursive jusqu’à en faire un phénomène systémique. Sur les plateformes, commentaires, mèmes et débats génèrent des contre-discours qui recomposent le sens de l’œuvre. Comme le soulignent Divina Frau-Meigs et Sophie Jehel, les médias numériques intensifient simultanément la diffusion d’images violentes, les émotions collectives et les paniques morales.

Dans Adolescence, cette dynamique produit trois lectures superposées de la violence : la violence représentée dans la fiction, la violence perçue par les publics  et la violence discursive créée dans les échanges en ligne. La capacité de co-création propre au numérique fait donc circuler, transformer et multiplier ces interprétations, générant des « cycles de violence discursive ». 

« J’aime bien ça, mais en tant que femme, objectivement parlant, Katie a aussi harcelé Jamie en ligne. Je ne justifie pas le meurtre, mais cela nous enseigne que les jeunes enfants ne devraient pas chercher à diminuer la valeur d’autrui en se basant sur des aspects sexuels et en harcelant quelqu’un en ligne.« 
«Si vous le regardiez sans supposer que tous les hommes sont des prédateurs, vous verriez qu’il s’agit vraiment de la façon dont la culture en ligne déforme les jeunes – comment la honte, l’exposition et les mentalités numériques façonnent leurs actions. Le réduire à une guerre de genre passe complètement à côté du problème.»

Les deux images montrent, finalement, que le débat public sur la violence impliquant les adolescents est aussi fortement déformé par l’environnement numérique, produisant des récits polarisés et éloignés d’une compréhension structurelle du phénomène.

La première révèle une tendance à la moralisation et au victim blaming, qui détourne l’attention de la violence subie pour la déplacer vers le comportement de la victime. Cette dynamique, amplifiée par les réseaux sociaux, renforce des stéréotypes anciens sur les adolescentes et constitue une forme de violence symbolique et discursive. La deuxième met au contraire en lumière une approche plus critique, qui relie la violence non seulement aux actes commis mais aussi au contexte socio-technique : honte publique, exposition en ligne, culture du lynchage numérique et hypervisibilité façonnent les expériences adolescentes et produisent des formes supplémentaires de violence médiatique et psychologique de tous les genres.

Ensemble, ces threads illustrent la manière dont les réseaux sociaux amplifient la violence et la perpétuent à différents niveaux.

Les changements attendus : de la cellule familiale aux réseaux sociaux

Adolescence. (G to D) Christine Tremarco as Manda Miller, Stephen Graham as Eddie Miller, in Adolescence.

“Il faut tout un village pour élever un enfant”

Tout comme nous l’avons vu dans la série, où les parents d’Owen étaient frustrés et doutaient d’avoir mal élevé leur fils, les commentaires qui appellent aux changements, ainsi que les nombreux cas de femmes agressées, montrent que ce problème ne se résume pas à un simple comportement individuel.

En s’appuyant sur la théorie de la « sphère publique » de Habermas, ces échanges sur Letterboxd peuvent être considérés comme une forme de débat critique où les citoyens exercent leur pouvoir de questionner les institutions. Même si Habermas a développé la notion d’espace public à partir des médias traditionnels, son idée d’un lieu où les individus débattent des enjeux sociaux reste pertinente pour comprendre les échanges sur les espaces numériques.

“[Adolescence] aborde les réseaux sociaux et la masculinité d’une manière qui m’a pris au dépourvu. C’est dérangeant et implacable, mais c’est une série importante à regarder. Elle est malheureusement trop réaliste dans la façon dont les jeunes sont facilement influençables alors qu’ils grandissent dans un monde hyperconnecté, tandis que leurs parents et les figures d’autorité restent ignorants de la nature exacte de ce à quoi ils sont exposés et des dangers que cela comporte. La série se présente comme un drame policier obsédant, mais fonctionne très bien comme un récit édifiant qui met en garde contre le fait de laisser les jeunes être exposés à l’influence néfaste de crapules comme Andrew Tate et, peut-être plus important encore, aux conséquences d’une mauvaise éducation parentale et d’un manque d’orientation appropriée.”

Cette critique montre comment les spectateurs transforment leur expérience individuelle en un enjeu collectif, inscrivant Adolescence dans une discussion plus large sur la vulnérabilité des jeunes dans un environnement hyperconnecté. En soulignant l’influence de figures comme Andrew Tate et l’ignorance des parents et des autorités, l’auteur ne formule pas un appel à une réforme politique totale, mais réoriente la responsabilité vers les « micro-institutions » que sont la famille et l’école. 

Dans la perspective de Habermas, cette prise de parole relève d’un exercice de débat critique au sein de la sphère publique, où les citoyens questionnent la capacité des institutions face aux risques numériques. Selon l’analyse de Nancy Fraser sur la pluralité des espaces publics, ce discours illustre une forme de revendication adressée non pas à l’État mais à d’autres acteurs sociaux jugés défaillants. Ce commentaire contribue ainsi à un diagnostic collectif sur les causes de la violence juvénile et sur les responsabilités que la société devrait assumer. 

“Je pense que tu te trompes sur l’aspect parental. Je pense que c’est plutôt quand tu es influencé par ce niveau de haine virulente alors que tu es jeune et facilement influençable que peu importe qui sont tes parents et comment ils t’élèvent.”
“Honnêtement, je ne pense pas que les parents aient été si mauvais. C’est plutôt à cause du conditionnement social et de la « société » que Jamie a agi ainsi.”

Cependant, les deux réponses adoptent une position opposée au commentaire initial. Le premier affirme que la responsabilité parentale est secondaire : dans un environnement saturé de haine virulente, un adolescent peut être influencé quel que soit son cadre familial. Le second minimise également le rôle des parents, attribuant le comportement de Jamie au conditionnement social et aux pressions de la société. Tous deux placent ainsi l’explication de la sphère familiale vers des facteurs environnementaux et structurels.

De même, les préoccupations concernant l’utilisation d’Internet et des réseaux sociaux par les adolescents sont également observées sur Letterboxd.

“Retirez immédiatement Internet aux enfants.”
“Ce film devrait être obligatoire pour tous les parents avant qu’ils ne laissent imprudemment leurs enfants utiliser les réseaux sociaux. De plus, le jeu d’acteur d’Owen Cooper était phénoménal !”

Le premier adopte une posture radicale en appelant à retirer Internet aux enfants, ce qui traduit une logique de protection par interdiction. Le second, en revanche, voit dans la série un outil pédagogique permettant de sensibiliser les parents avant de laisser leurs enfants naviguer sur les plateformes, privilégiant ainsi une approche de responsabilisation plutôt que de censure. 

Cette divergence fait, encore une fois, écho aux analyses de Divina Frau-Meigs et Sophie Jehel dans Les Écrans de la violence. Elles soulignent que les environnements numériques ne produisent pas mécaniquement de la violence, mais qu’ils renforcent certaines vulnérabilités lorsque l’encadrement adulte, la littératie médiatique ou les repères éducatifs sont insuffisants. Le premier commentaire s’inscrit dans une vision « technophobe » où l’écran est perçu comme la source directe du danger, tandis que le second rejoint davantage l’idée défendue par ces autrices : le problème ne réside pas dans l’outil lui-même, mais dans l’absence d’accompagnement et de médiation autour de son usage.

En outre, les deux commentaires sur X ci-dessous révèlent les inquiétudes liées au manque de compréhension des adultes face aux contenus sur Internet, ainsi que l’impact négatif de la culture incel :

Les générations Z et Alpha, nées à une période où Internet atteint sa pleine maturité, grandissent dans un environnement profondément marqué par l’essor de la culture incel 5. Le caractère problématique de cette évolution a été souligné par Henry Jenkins dans son entretien avec Tessa Jolls (The Value of Media Literacy Education in the 21st Century, 2014). L’auteur y rappelle que l’éducation aux médias demeure largement négligée dans les établissements scolaires : aucun programme standardisé n’a véritablement été mis en place et les fondements conceptuels de la littératie médiatique restent insuffisamment enseignés. Ainsi, si les jeunes développent rapidement des compétences techniques, celles-ci se limitent le plus souvent à une maîtrise instrumentale, dépourvue d’autonomie critique.

Voici un commentaire illustrant encore ce que Stuart Hall décrit comme un « décodage oppositionnel ». Comme ce commentaire le mentionne, la série exagère et amplifie la réalité en mettant en scène des situations qu’ils jugent trop extrêmes pour être représentatives du quotidien :

Pourtant, cette lecture néglige un point essentiel : tous les jeunes ne disposent pas des compétences en matière de littératie médiatique. Certes, il serait excessif d’affirmer que l’exposition au contenu d’Andrew Tate conduit les adolescents à adopter des comportements violents. Toutefois, la série s’appuie bel et bien sur des cas réels pour construire sa narration. La véritable question devient alors la suivante : comment expliquer que des créateurs de contenus controversés puissent bénéficier d’une audience aussi large, d’un pouvoir de diffusion si important, et, surtout, d’un nombre si élevé de jeunes partisans ?

Dans cette situation apparemment insoluble, la culture participative joue un rôle significatif. Le 8 juin, la Ministre de l’Éducation, Élisabeth Borne, a annoncé que Netflix accordait des droits d’utilisation pédagogique de la série6, à la suite d’une pétition rassemblant plus de 18 000 signatures déposée par une mère, Laetitia Curretti, demandant son intégration dans les collèges et lycées.

De l’autre côté de la Manche, les créateurs de la série ont été invités au Parlement britannique afin de discuter des enjeux de sécurité numérique. Lors de la séance des Prime Minister’s Questions du 19 mars, la députée Anneliese Midgley a proposé de projeter la série au Parlement ainsi que dans les établissements scolaires, estimant qu’elle pourrait contribuer à lutter contre la misogynie toxique en mettant en lumière la radicalisation masculine en ligne. Le Premier ministre a ensuite soutenu cette initiative, soulignant l’importance de diffuser la série dès le plus jeune âge afin de sensibiliser les élèves à ces dérives.

Ces développements illustrent clairement la culture participative de Henry Jenkins. De la production de critiques à la discussion en ligne, en passant par la mobilisation citoyenne via des pétitions jusqu’aux mesures adoptées par les gouvernements, l’ensemble de ces pratiques favorise l’engagement civique et renforce les dynamiques démocratiques. Elles contribuent également à réduire le déficit de littératie médiatique en transformant une œuvre culturelle en un vecteur de réflexion collective et d’action institutionnelle.

Ce que les voix des deux plateformes révèlent

En synthèse, les commentaires publiés sur Letterboxd sont plus posés et centrés sur les qualités cinématographiques de la série. Les discussions naissent le plus souvent d’une réflexion personnelle après le visionnage et évoluent ensuite vers des échanges d’opinions. Les publications les plus visibles proviennent généralement d’utilisateurs reconnus pour leur expérience cinéphile, ce qui contribue à structurer les débats.

À l’inverse, X fonctionne surtout comme un espace de circulation d’actualités et de prises de position politiques, fréquemment animé par des influenceurs et des personnalités publiques. Les discours y sont plus fragmentés et plus susceptibles de dériver vers la polémique, ce qui les éloigne facilement du sujet initial. La polarisation y est également plus marquée, entre critiques évoquant un « produit woke » ou une « propagande » et prises de position soulignant l’importance de réfléchir à la masculinité toxique. Comparé à l’atmosphère plus stable de Letterboxd, X fait émerger des opinions plus extrêmes et plus dispersées.

Toutefois, quelles que soient les dynamiques propres à ces deux plateformes, les discussions qu’elles génèrent contribuent finalement à faire progresser la réflexion sur la cyberviolence et à encourager une évolution des pratiques en matière d’éducation au genre.

Au-delà des écrans : agir, prévenir, se souvenir

Adolescence s’apparente à un miroir social : le public y projette peurs, inquiétudes et attentes, révélant des interprétations souvent polarisées de la violence juvénile et de la misogynie perpétrées par les masculinistes, en réinventant les codes artistiques de la fiction dans la représentation de sujets sociaux et leur perception. 

Face à cet écho numérique, plusieurs gouvernements ont fait le choix de transformer la série en outil éducatif officiel. En France, le ministère de l’Éducation a autorisé son usage en classe, tandis qu’au Royaume-Uni, ses créateurs ont été invités au Parlement afin de réfléchir à la sécurité numérique et à la prévention de la misogynie en ligne. Ces décisions témoignent d’une reconnaissance institutionnelle : la culture populaire peut devenir un levier concret de sensibilisation citoyenne.

Dans cette perspective, l’usage pédagogique d’Adolescence ouvre la voie à un apprentissage centré sur la littératie médiatique, fondée sur le développement du critical thinking, tel que défendu par Henry Jenkins. Selon lui, les jeunes doivent comprendre les logiques, les risques et les discours qui structurent les technologies, afin de développer une véritable autonomie critique. La série, en exposant les mécanismes sociaux, numériques et idéologiques qui façonnent les comportements violents et la perception de celles-ci, se présente comme un véritable instrument de changement.

Enfin, au-delà des usages pédagogiques et des débats publics, il y demeure la réalité des victimes : celles de la fiction et celles bien réelles. Leur mémoire rappelle l’urgence de prévenir, d’éduquer et de transformer collectivement notre rapport à la violence.



  1. Goodreads est un réseau social littéraire, fondé en 2007 et racheté par Amazon en 2013. Il permet aux utilisateurs de cataloguer les livres lus ou à lire, de rédiger des critiques et d’attribuer des notes. Goodreads est l’une des plateformes de référence pour la formation de l’opinion publique littéraire et le marketing d’influence dans le secteur du livre.
  2.  Statista. (2025, 13 février). Number of Letterboxd subscribers worldwide 2020-2024.
  3. La manosphère désigne un ensemble de communautés en ligne antiféministes où circulent des contenus destinés aux hommes et aux garçons. Bien qu’elle aborde aussi des thèmes variés — santé, jeux vidéo ou finance — elle diffuse surtout des messages de haine sous forme de mèmes, de blagues ou de trolling, ce qui rend difficile pour les parents et les jeunes d’en percevoir les dangers. Andrew Tate, figure centrale de la manosphère, diffuse sous couvert d’auto-amélioration un discours misogyne valorisant domination masculine, richesse et virilité autoritaire. Ses contenus, amplifiés par les algorithmes, touchent facilement les adolescents. Sans rendre tous les jeunes violents, ces communautés banalisent la haine, dégradent l’image des femmes et nuisent aussi aux garçons en imposant des modèles masculins irréalistes pouvant affecter leur santé mentale.
  4. Selon Arendt, le mal ne se manifeste pas principalement à travers des individus exceptionnellement cruels, mais à travers des formes ordinaires d’irresponsabilité morale : des routines familiales dysfonctionnelles, des langages toxiques intériorisés sans réflexion, l’incapacité à penser de manière critique et le conformisme vis-à-vis des normes dominantes d’un environnement social.
  5. Célibataire Involontaire. Ce terme apparaît dans les années 1990 pour désigner des hommes et des femmes en difficulté affective, mais il renvoie aujourd’hui à un sous-groupe d’hommes actifs sur Internet, convaincus d’être rejetés par les femmes et considérant celles-ci, ou voire la société entière, comme responsables de leur solitude. Cette sous-culture diffuse des discours misogynes, conspirationnistes et parfois violents, nourris par la manosphere. 
  6. Le Parisien, « “Très représentatifs de la violence qui peut exister” : la série Adolescence pourra être diffusée en classe, annonce Borne », 8 juin 2025.
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