Buse Arslan Lefevre, Juliette Loubard et Clotilde Lesouef

Un dispositif télévisuel de division : la dette comme récit national
Le 4 septembre 2025, l’émission La Grande Confrontation consacre une soirée spéciale à la question de la dette publique. Elle est diffusée en direct sur LCI, chaîne d’information en continue du groupe TF1 qui s’inscrit historiquement dans le paysage médiatique comme un média de centre-droit. L’émission est diffusée dans un contexte politique chargé : quelques jours plus tôt, François Bayrou, à l’époque premier ministre, a présenté le plan de finance pour l’année 2026, appelant à un « effort national » et en disant que « La dette, c’est chacun d’entre nous ». Ce dernier n’a pas été bien reçu et a entraîné une vague de mobilisation citoyenne appelant à bloquer le pays le 10 septembre 2025.
Depuis 2018, La Grande Confrontation, présenté par David Pujadas, est une émission événementielle qui se présente comme une « agora moderne » où des citoyens (« retraités, artisans, fonctionnaires, chefs d’entreprise… »)sont confrontés à des experts ou à des responsables politiques tels que Bruno Retailleau ou Jordan Bardella. Chaque édition, comme celle du 4 septembre 2025, est rattachée à des moments de forte tension politique : crise des Gilets jaunes, pandémie de COVID-19, réforme des retraites ou campagnes électorales. Cette dimension événementielle contribue à installer l’émission dans un rôle de miroir de la nation en crise.
Dans cette édition, l’invité central aux côtés de Pujadas est Pascal Bruckner, écrivain, philosophe et essayiste régulièrement mobilisé dans les médias. Il est ici présenté comme une figure des générations du baby-boom, souvent accusées dans le débat public d’avoir creusé la dette, ce qui lui permet d’incarner l’un des pôles du conflit narratif annoncé par l’émission. Nous avons choisi de travailler sur l’extrait allant de 1:34:21 à 1:50 car il est particulièrement représentatif du fonctionnement global de La Grande Confrontation. On y observe clairement la manière dont l’émission transforme un débat présenté comme démocratique en un dispositif médiatique qui moralise la question de la dette publique. Pour cela nous montrerons dans un premier temps comment La Grande Confrontation construit un dispositif télévisuel qui présente la dette comme un enjeu national opposant différentes catégories de « Français » ; autour de la dette. Dans un second temps, nous verrons comment cette mise en scène conduit à moraliser la dette en la réduisant à un problème individuel. Enfin, nous nous intéresserons à la hiérarchisation des paroles des participants.
L’introduction de Pujadas donne immédiatement la tonalité narrative : « La France est au pied du mur, le mur de la dette. Qui est responsable ? Qui doit payer ? […] Deux France se font face. Peuvent-elles se parler, s’écouter, s’accorder ? » Cette phrase spectaculaire installe la dette comme une menace nouvelle et urgente, alors même que la situation n’est pas inédite. Elle fait peur, en présentant la dette comme un mur face auquel la France serait bloquée. En demandant si ces « Deux France » peuvent « se parler, s’écouter, s’accorder », Pujadas déplace aussi le centre du débat : il ne s’agit plus seulement de discuter de la dette, mais d’évaluer si ces groupes présentés comme opposés sont encore capables d’échanger et de se comprendre.
L’émission repose sur un dispositif qui oppose symboliquement « la France d’en haut » et « les autres », au travers d’un panel de « Français » sélectionnés pour représenter une diversité de situations : retraités, fonctionnaires, artisans, chefs d’entreprise, allocataires de minima sociaux. Toutefois, cette pluralité affichée masque de profondes inégalités matérielles. Dans l’extrait observé, l’une des invitées est présentée comme la 190ᵉ fortune de France, tandis qu’une autre vit grâce au aides sociales. Le titre même de l’émission, Les deux France, entretient une ambiguïté : désigne-t-il l’opposition entre les citoyens du plateau et l’expert présent aux côtés de Pujadas ? Ou bien renvoie-t-il à la diversité des profils rassemblés sous l’étiquette globale de « Français » ? Cette indétermination renforce l’idée que la division constitue moins un constat qu’un outil narratif : il s’agit de montrer la France comme un corps morcelé et de fabriquer un face-à-face spectaculaire. Juste après cette ouverture dramatique, Pujadas présente les invités et surtout les « Français », catégorie qu’il met en scène comme un échantillon représentatif du pays. Il les introduit rapidement en présentant leurs noms, prénoms, âges et situations socioprofessionnelles. Nous avons réalisé un tableau récapitulatif qui rassemble ces informations ainsi que l’opinion exprimée par chacun.
| Participant / participante | Présentation par D. Pujadas | Opinion |
| Olivier Rouhaut dit « Oliv Oliv » | Un des visages du mouvement « bloquons tout » | « l’argent est mal utilisé, il est mal distribué. On le distribue à ceux qui n’en ont pas vraiment besoin. » |
| Isabelle Maurer, 62 ans, 3 enfants | A exercé beaucoup de « petits boulots », a connu le chômage et le RSA | « La dette, ce ne sont pas les pauvres qui l’ont fait. C’est d’abord aux plus riches de contribuer » |
| Josiane Roger, 70 ans, 7 enfants et 14 petits enfants | Retraitée. A travaillé à l’usine pendant 38 ans | « Je suis à 1 euro près, j’ai dû vendre ma voiture”. Remet en cause le train de vie des élus. “on est revenus à l’époque des rois, avec de plus en plus de disparités de classes » |
| Ryan B., 27 ans | Fonctionnaire à l’hôpital public, très présent sur les réseaux sociaux | « On se trompe quand on dit que les fonctionnaire doivent faire l’effort, on ne peut pas limiter leur salaire » |
| Johanna Rolans, 34 ans, mère célibataire de deux enfants | Commerciale pour une chaîne hôtelière | |
| Axel Maadimbi, 20 ans | étudiant universitaire | « Je ne trouve pas normal dedevoir travailler pour financer mes études. » ; « travailler 2 jours par semaine, est inconciliable avec mes études, c’est aux retraités et aux boomers qui ont gagné beaucoup d’argent de payer » |
| Catherine Barthélémy, 81 ans | « C’est la France qui crée, qui entreprend. C’est la France qui vit mieux aussi, qui paye beaucoup d’impôts » « A déjà témoigné à l’antenne de LCI »« Cheffe d’entreprise spécialisée dans les matériels de manutention de 1100 salariés, le magazine Challenge vous a classée 190e fortune de France » | « l’Etat social décourage le « travail et les autres d’en faire autant, on ne peut pas contribuer davantage à financer l’Etat-providence » « L’Etat français est trop lourd, on tire sur les créateurs et on actionne trop l’assistanat » |
| Thomas, 27 ans | Salarié d’un grand groupe de luxe, gagne 5000 € par mois et paie entre 30% et 40% de charges et d’impôts. | « Je me reconnais dans le mouvement Nicolas qui paie [NDR concept du trentenaire urbain et diplômé, sacrifié économiquement au profit des étrangers et des « boomeurs », repris par l’extrême-droite]” “Bayrou a raison, ce sont les boomers qui devraient faire l’effort en priorité et ceux qui vivent de l’assistanat ». |
| Geneviève Béguer, 86 ans, 2 enfants | « C’est exceptionnel, vous avez travaillé jeune et jusqu’à depuis quelques semaines » | « Je n’ai jamais pris d’arrêt maladie, pour le moindre rhume les jeunes se mettent à l’arrêt. Les jeunes ne veulent plus travailler, c’est là qu’il faut regarder pour réduire la dette » |
| Tariq Hamouni, 43 ans | Patron de société de livraison de 3M€ de chiffres d’affaire. | « Je pourrais développer beaucoup plus ma société, créer beaucoup plus d’emploi mais je ne trouve pas de personne fiable avec qui travailler. » ; « On est étouffés par les taxes, l’Etat est beaucoup trop agressif avec les petites entreprises » |
| Samuel Ferreira, 29 ans célibataire, sans enfants | Électricien de formation, travaille dans le bâtiment. | « c’est héroïque d’être patron de PME à cause des taxes, des normes, libérons un peu l’activité » |
Le dispositif de l’émission organise d’emblée une hiérarchie des positions. Le bureau triangulaire autour duquel sont installés David Pujadas et Pascal Bruckner constitue le centre de l’espace de discussion : c’est depuis ce lieu que la parole est cadrée, relancée et légitimée. Les « Français » sont disposés sur des gradins, à distance du bureau, ce qui matérialise la séparation entre ceux qui débattent « pour » le public et ceux qui sont censés représenter le public. Cette distance est renforcée par la circulation des micros : trois seulement pour l’ensemble des intervenants des gradins, ce qui limite leurs prises de parole et les rend dépendants du rythme imposé par l’animateur. À l’inverse, Bruckner dispose d’un micro fixe et partage la table de Pujadas, ce qui le place dans une position d’expert permanent, libre d’intervenir sans contrainte. La manière dont le débat est filmé accentue encore cette hiérarchie. La caméra revient régulièrement sur Bruckner, y compris lorsqu’il ne parle pas, comme si ses réactions et son avis étaient les plus importants pour comprendre le débat. À l’inverse, les interventions des « Français » sont souvent filmées en plans larges, ce qui atténue leur présence à l’image et renforce l’idée que leur parole compte moins. Cette configuration du plateau contribue à installer un certain rapport à la parole et à la légitimité. L’extrait met également en évidence une autre dimension du débat. Il montre la manière dont la question de la dette est présentée comme un problème individuel.
La dette morale : individualisation et culpabilisation du débat public
Le débat présenté dans cette émission s’organise autour de la question de la responsabilité, ce qui permet de faire glisser très vite la discussion vers une interrogation apparemment évidente : « qui doit payer ? ». La première intervention de l’extrait en donne une illustration très claire. Un participant demande à Pascal Bruckner ce que sa génération a laissé comme héritage. Bruckner répond qu’il « n’était pas au gouvernement », non pas pour nier une quelconque implication, il n’y a effectivement jamais siégé, mais pour se placer explicitement hors du champ de la décision politique. Il rappelle d’ailleurs, comme il l’explique dans Un bon fils où il revient notamment sur sa proximité avec les mouvements libertaires de gauche de Mai 68, qu’il a souvent été en désaccord avec les choix de l’État. Pourtant, il ajoute aussitôt que « les Français ont profité » des décisions de leurs dirigeants, une formule qui évite soigneusement de distinguer quelles dépenses, quels arbitrages ou quels intérêts ces politiques ont réellement servis. Ce double mouvement, se dédouaner individuellement tout en renvoyant la faute à un collectif indéfini, installe d’emblée l’idée que la dette relèverait avant tout d’un relâchement moral, presque d’un problème de comportement national, plutôt que d’un ensemble de choix politiques situés et discutables.
Ce glissement se retrouve dans la manière dont les générations sont opposées tout au long de l’émission. Les jeunes sont souvent décrits comme une génération pessimiste qui aurait perdu la valeur du travail, tandis que les personnes plus âgées, qu’il s’agisse de Bruckner ou de certains retraités du plateau, sont présentées comme les derniers garants d’un idéal républicain fondé sur l’effort et la discipline. Cette opposition passe complètement à côté des différences sociales qui traversent ces groupes, mais elle permet de transformer la question de la dette en affaire d’attitude. Certains auraient encore « envie » de travailler, d’autres non. L’échange entre Isabelle Maurer et Josianne Roger illustre particulièrement ce glissement (1.40.48) Isabelle Maurer décrit ses difficultés à retrouver un emploi en étant une femme de plus 45 ans, et Josiane Roger la contredit immédiatement en affirmant qu’à 72 ans, elle serait prête à retravailler dès demain. Elle ramène ainsi la discussion sur la volonté individuelle, alors qu’Isabelle parlait d’un obstacle structurel. On bascule dans un cadre où l’absence d’emploi renvoie d’abord à une forme d’insuffisance personnelle plutôt qu’à des conditions économiques et sociales. Cette logique produit une norme implicite du « bon citoyen », celui qui accepte l’effort et l’idée de responsabilité partagée. Et c’est dans ce cadre que certains intervenants, souvent les plus à l’aise socialement mais pas uniquement, se rapprochent spontanément de Bruckner. Ils acquiescent, s’identifient à lui, reprennent ses formulations ou cherchent à s’en distinguer positivement. Cette dynamique crée une distinction visible entre ceux qui se reconnaissent dans la parole de l’expert et ceux qui en sont écartés. On voit alors se constituer ce que l’on peut comprendre, dans la lignée des analyses de Pierre Bourdieu Sur la Télévision (1996), comme un espace bourgeois médiatisé, où l’adhésion au discours de l’expert fonctionne comme marqueur de respectabilité et où la légitimité de la parole se joue moins sur les arguments que sur l’affiliation symbolique à une position sociale dominante.
Dans cette continuité, la logique morale qui structure l’émission rejoint très directement ce que Benjamin Lemoine analyse dans La Démocratie disciplinée par la dette (2022). Il montre comment la dette publique a été transformée en instrument de gouvernement, où l’on demande aux citoyens d’intérioriser les contraintes budgétaires comme si la bonne gestion de l’État dépendait de leur responsabilité individuelle. La formule de François Bayrou, prononcée quelques jours avant l’émission, selon laquelle « la dette, c’est chacun d’entre nous » traduit parfaitement cette idée. L’extrait la prolonge et la met en scène. Chacun est invité à reconnaître une part de faute, alors même que les véritables bénéficiaires du système, ce que Lemoine appelle la « bondholding class », restent invisibles. Cette neutralisation des responsabilités politiques et économiques apparaît de manière particulièrement nette dans l’échange avec Oliv Oliv, militant du mouvement Bloquons tout. Il tente de déplacer la discussion vers les rapports de pouvoir en affirmant qu’il faut « essayer de se mettre main dans la main » (1.37.57) pour « pointer les vraies personnes, qui jouissent de tout ce qu’on est en train de faire en ce moment. […] Il faudrait pas tomber dans le piège de ces politiques qui ont toujours trois coups d’avances ». En formulant cette critique, il s’éloigne du récit moral de la dette pour évoquer les bénéficiaires économiques d’un système qui fonctionne à leur avantage. Mais dès qu’il ajoute que « le président a été placé par les banques », Pujadas l’interrompt immédiatement et réplique : « Le chef de l’État a été élu démocratiquement au suffrage universel ». Ce geste recentre aussitôt la discussion sur la seule légitimité électorale, ce qui permet d’évacuer la question des influences économiques et financières dans la vie politique. Au lieu d’ouvrir un espace où interroger ces rapports de force, l’animateur referme le débat en ramenant la critique à une mise au point institutionnelle présentée comme suffisante et exclusive, alors même qu’elle n’épuise pas la complexité du sujet. Cette manière qu’à l’animateur de couper court à une critique structurelle illustre la façon dont l’émission neutralise toute mise en cause du pouvoir économique, au profit d’un cadre strictement moral et procédural. De fait, la démocratie se résume au vote et la question de la dette est dépolitisée jusque dans ses fondements. Ce cadrage moral rejoint également l’analyse d’Hannah Arendt lorsqu’elle décrit la confusion entre oikos et polis dans Condition de l’homme moderne (1958). Elle montre comment la sphère publique s’est progressivement alignée sur les logiques de la sphère domestique : on attend désormais des citoyens qu’ils pensent l’État comme un foyer qu’il faudrait tenir en ordre. Cette logique apparaît clairement dans l’émission, où l’État est décrit comme un ménage dépensier et la dette comme le résultat d’une mauvaise gestion, comme s’il n’existait ni choix politiques derrière les dépenses, ni décisions concernant les recettes. Les téléspectateurs sont ainsi encouragés à raisonner en « bons gestionnaires », ce qui détourne le regard de la dimension profondément politique de la dette, qu’il s’agisse des arbitrages budgétaires, des mécanismes de redistribution ou des rapports de pouvoir qui structurent l’économie.
À partir de là, La Grande Confrontation ne fonctionne plus comme un espace de débat pluraliste. Elle devient un dispositif qui renforce cette lecture morale. Affirmer que « nous sommes tous responsables » efface les inégalités, neutralise les conflits sociaux et transforme une question structurelle, qui résulte d’un ensemble de choix budgétaires, économiques, sociaux et environnementaux, en faute collective. Lemoine appelle cela « l’ordre de la dette », un ordre où la rigueur budgétaire apparaît comme une évidence alors que ses effets sont très inégalement répartis. Dans l’extrait, cette logique envahit progressivement les échanges. Chacun se dédouane en affirmant ne pas être responsable mais chacun est en même temps sommé d’admettre une forme de culpabilité. Le débat tourne alors sur lui-même, saturé de reproches diffus qui empêchent toute réflexion politique.
Derrière la mise en scène des « deux France » surgit finalement une fracture plus déterminante mais totalement absente du plateau. D’un côté, ceux qui vivent de la dette publique, qui en tirent profit. De l’autre, ceux qui la subissent et en supportent les effets. Tant que l’émission maintient la dette comme une question de morale individuelle, cette division structurelle demeure invisible.
La parole empêchée : émotions, inégalités et hiérarchie de légitimité
En matière d’analyse du texte et co-texte télévisuel, l’organisation de l’emission Les deux France répond tant à un Impératif de crédibilité, « autour d’un imaginaire de la vérité (exhaustivité, neutralité, pluralité des points de vue, etc.) » qu’une scénarisation et une « mise en intrigue » tel qu’expliqué par Marlène Coulomb-Gully dans Propositions pour une méthode d’analyse du discours télévisuel (2002).
Comme énoncé précédemment, la figure du présentateur vedette ou de la personnalité invitée y contribuent. Néanmoins, il est aussi essentiel de prendre en considération le caractère « en direct » de l’émission qui donne place à de l’improvisation dans un format par ailleurs très cadré. Le direct rend visibles les coupures, les tensions et les tentatives de prise de parole avortées, mettant ainsi en lumière l’illusion de neutralité de l’émission. Il expose davantage les rapports de force existants. David Pujadas a le rôle de garantir le narratif de l’émission qui est celui de la possibilité de réconcilier, ou du moins de faire dialoguer, deux France autour de la nécessité d’efforts individuels pour sortir de la crise économique que vit le pays. Pour ce faire, il utilise une parole d’autorité.
« Vous voyez que ce soir, on se demandait si le dialogue était possible, s’il y avait des points d’accord, et c’est plutôt le cas ». David Pujadas
Pujadas, en tant que présentateur et partie intégrante de la logique de production, représente un « choix » qui dicte l’environnement (Delmas, 2012). Il recadre le débat sur la responsabilité individuelle des Français en évitant les discussions sur la responsabilité du pouvoir politique. Ses mécanismes de contrôle semblent faire partie de la mise en scène stratégique de l’émission. Par exemple, lorsque Oliv Oliv dit que les responsables sont à l’Élysée, il est interrogé par Pujadas ; (1:38:53) « Qu’est-ce que cela veut dire, les politiciens, pour vous ? » indiquant que les politiciens sont différents. Il insinue dans sa question que tous les politiciens ne seraient pas tous les mêmes, et que Oliv Oliv fait une généralisation inadaptée. Oliv Oliv lui répond alors qu’Emmanuel Macron n’était, selon lui, « pas connu avant d’être placé par les banques et Rothschild », affirmant que le président aurait bénéficié d’un soutien déterminant. Pujadas lui demande aussitôt « comment » il aurait été placé par les banques, mais n’écoute pas réellement la réponse qu’il sollicite. Cependant il n’écoute pas la réponse à la question qu’il vient lui-même de poser. Il l’interrompt alors : « alors là attendez, là le débat prend une autre tournure. Il a quand même été élu au suffrage universel. Il est considéré que ces choses sont négligeables. Mais là on ne va pas s’engager dans ce débat. ». (1:39:32) Oliv Oliv tente de conclure, mais son propos est tout de même coupé à 1:40 par Pujadas, alors qu’il est entrain d’exprimer l’idée que les Français ne devraient pas se battre entre eux, car diviser le peuple est ce que « les vrais responsables » (les politiciens) recherchent. Il suggère ainsi de mettre ces « vrais responsables » face à leurs responsabilités au lieu de se battre entre eux (1:44:43). Ces exemples d’encadrement et d’interactions contrôlées sont des preuves de l’absence d’un environnement neutre. Lorsqu’il est confronté à un conflit, l’objectif du présentateur est de reprendre la parole afin de poursuivre son argumentation préétablie, validant le rôle de Pujadas comme gardien du cadre narratif « acceptable » défini par la chaîne. Pujadas justifie également la position selon laquelle ceux qui le veulent, peuvent trouver du travail, à travers une remarque humorisitque adressée à Josiane Roger, lorsqu’elle parle de sa volonté de travailler marlgré son âge : « je suis sûr qu’il y aura des offres, car vous avez une énergie formidable », appelant celle-ci à préciser à plusieurs reprises sa position stigmatisante envers les bénéficiaires d’aides sociales.
Lors d’un échange entre les invités, Catherine Barthelemy (190eme fortune de France)demande à Oliv Oliv qui il mettrait s’il faisait tomber le gouvernement « Monsieur, quand vous aurez éliminé tous les gouvernants, vous mettrez qui ? », et Pujadas l’interrompt : « Non, je préfère qu’on reste sur notre débat. », Pascale Bruckner acquiesce alors d’un simple « oui », validant l’intervention de Pujadas. Puis, Oliv Oliv réplique que les français sont insatisfaits du président de la République. Cependant, à peine commence-t-il à développer que Catherine Barthélémy l’interrompt à nouveau, ce qui confirme que sa question initiale était davantage un procédé rhétorique qu’un réel intérêt à sa réponse (1:44:53) : « Mais on est dans la démocratie, en démocratie ! ». La manière dont Pujadas répète aussitôt ses mots lorsqu’elle n’est pas entendue montre comment le locuteur principal prend parti et redistribue l’attention selon ses propres cadrages. Cela montre comment le locuteur prend parti et qu’il n’y a pas d’espace d’apparition égalitaire. Cette discussion est finalement close par David Pujadas qui assoit son autorité : « Le sujet n’est pas Emmanuel Macron. On en parle à longueur de temps ici sur l’antenne. On parle sujet politique et là on essaie de parler d’autre chose. » (1:45:25). Sa réaction au sujet est ce que Delmas définit comme un outil puissant pour contraindre l’acceptation des évidences posées comme des postulats de base. Il lève la main droite, essayant d’empêcher Oliv Oliv de parler. On voit à quel point le sujet le rend nerveux, il tente de garder le contrôle du débat. De fait, il coupe les interventions d’Oliv Oliv et souligne celle de Catherine Barthélémy. De plus, quand Thomas parle, Catherine lève la main pour montrer son désaccord et Pujadas coupe la parole à Thomas pour remercier Pascal Bruckner (1:49:29). Pujadas reste donc celui qui gère la prise de parole, il détient le pouvoir institutionnel d’autoriser ou d’avorter toute tentative de critique structurelle, définissant ainsi le « cadre acceptable ».

Youtube : https://www.youtube.com/live/h3rsDnry_mQ
Cette dynamique produit un contraste visible à l’écran : les émotions et critiques des participants issus de classes populaires sont présentées comme irrationnelles, tandis que celles des élites sont montrées comme étant sous contrôle. Josiane Roger, dont la prise de parole révèle des émotions fortes (elle se lève, semble avoir les larmes aux yeux) est par exemple interrompue par Catherine Barthélémy, qui lui arrache le micro, lui reproche de « parler beaucoup ». Le « respect » invoqué par Pujadas (« le dialogue est possible ») masque l’absence d’équilibre réel dans les échanges. Cette asymétrie peut être commentée à la lumière du concept d’Arendt qui compare l’espace public à une « table », destiné à garantir une place pour chacun tout en maintenant simultanément la séparation et le respect des positions singulières. À 1:38:22, Oliv Oliv commence à parler en manifestant sa tristesse, la caméra filme Pascal Bruckner de dos en premier plan et Oliv Oliv apparaît au second plan. Cela peut être interprété comme une délégitimation des propos d’Oliv Oliv en limitant l’empathie envers lui. Bruckner essaie d’ailleurs deux fois d’interrompre Oliv Oliv, mais celui-ci continue de parler. De fait, ce cadrage d’Oliv Oliv en arrière plan donne au public une perspective à travers lui. En détournant l’attention d’Oliv Oliv, cela nous montre comment le principe de captivité est utilisé pour orienter la réaction émotionnelle du public plutôt que de se concentrer sur la logique des mots du locuteur.

Youtube : https://www.youtube.com/live/h3rsDnry_mQ
Le même angle est également utilisé pendant la prise de parole de Josiane Roger (1:41:13), cependant nous la voyons aussi depuis un angle latéral plus large où l’un des autres participants approuve. (Delmas, 2012). À ce propos, pendant que Pascal Bruckner parle, la caméra a un angle plus large depuis son dos, donnant l’impression qu’il est l’autorité parlant au public, mais pas comme s’il était un acteur égal dans un débat public. Pour Arendt, le domaine politique doit maintenir une dimension particulière, celle de la pensée, mais une pensée construite qui est l’expression de la liberté politique, or, nous pouvons voir qu’elle est clairement limitée dans la séquence. Un autre moment particulièrement révélateur apparaît lorsque Isabelle Maurer prend la parole, avec une émotion palpable, pour répondre à Josiane Roger. Pendant toute la durée de son intervention, elle est filmée en écran partagé : d’abord face à Pascal Bruckner, puis face à Catherine Barthélémy, qui esquisse un sourire, presque un rire, en direction de Pujadas et de Bruckner. Son attitude manque d’une attention sérieuse aux mots du locuteur. La mise en image ne se contente pas de montrer une réaction : elle construit un rapport social. Ce face-à-face construit, transforme la prise de parole d’Isabelle Maurer en simple témoignage personnel, tandis que la réaction de Catherine Barthélémy fonctionne comme un jugement implicite. Cela accentue encore l’asymétrie sociale entre les deux femmes. À la fin de la séquence, nous voyons D. Pujadas coupe la parole d’Isabelle alors qu’elle dit « bien sûr qu’on doit taxer les riches. » Il ne cesse de l’interrompre et ne la laisse pas parler pendant une demi-minute (1:46:37). Jusqu’à ce qu’elle finisse son intervention où elle tente d’être entendue, nous la voyons une nouvelle fois dans un écran partagé avec Bruckner, alors qu’il n’a pas parlé depuis un certain temps et ne prend pas la parole activement.
Enfin, les mécanismes déployés dans l’émission pour que l’opinion publique soit « fabriquée » sont le passage d’une expérience privée, subjective ou émotionnelle à une opinion publique généralisée. Cette « socialisation » des expériences personnelles s’accomplit à travers la « conversation télé » partagée, comme l’explique Boullier. Isabelle Maurer peut introduire un sujet fortement personnel ; cependant, la réaction de Catherine Barthélémy, en le faisant valider ou recadrer par le groupe de personnes, le transforme en un jugement collectif ou en une opinion publique locale qui confirme la position sociale ou idéologique du groupe. Cela se confirme aussi au moment où Pujadas interrompt Isabelle Maurer pour que Catherine Barthélemy puisse parler (1:48:28). Catherine Barthélemy parle avec son bandeau descriptif sur l’écran, rappelant au public qui elle est, jusqu’à ce que sa parole soit coupée par un autre participant. Nous voyons que ce n’est pas un fonctionnement standard pour tout le monde ; son bandeau avec ses infromations (nom, âge, ville d’origine, profession ; 190ème fortune de France) est en effet affiché pour impliquer qu’elle doit être « reconnue » plus que les autres. Ce bandeau est également présent lors de la majorité des interventions de Pascal Bruckner.
De la confrontation au consensus néolibéral
L’extrait analysé montre finalement que La Grande Confrontation ne propose pas un débat équitable au sens plein du terme, mais plutôt une mise en scène où la question de la dette est constamment ramenée à des comportements individuels. Sous l’apparence d’un échange ouvert, le dispositif construit une opposition artificielle entre « Deux France » et recentre systématiquement la discussion sur la responsabilité morale de chacun, plutôt que sur les choix politiques ou les rapports de pouvoir qui structurent réellement la dette publique. Les prises de parole sont filtrées, hiérarchisées, et les critiques plus structurelles immédiatement recadrées, ce qui empêche toute mise en discussion des enjeux économiques ou institutionnels.
Finalement, l’émission entretient l’idée que la dette serait un problème partagé, presque intime, que chaque citoyen devrait assumer comme un devoir individuel. Ce cadrage finit par installer une forme de consensus implicite présenté comme allant de soi, où les logiques économiques restent invisibles et où la conflictualité sociale est réduite à des désaccords de comportement. Plus qu’un débat pluraliste, La Grande Confrontation apparaît ainsi comme un espace où se fabrique une vision morale et dépolitisée de la dette, au détriment d’un véritable échange public.
Bibliographie
Arendt, H. (1961). Condition de l’homme moderne (G. Fradier, Trad.). Calmann-Lévy. (Ouvrage original publié en 1958)
Bourdieu, P. (1996). Sur la télévision. Liber/Raisons d’agir.
Boullier, D. (2004). La fabrique de l’opinion publique dans les conversations télé. Réseaux, (126), 57–87.
Coulomb-Gully, M. (2002). Propositions pour une méthode d’analyse du discours télévisuel. Mots. Les langages du politique, (70). Mis en ligne le 30 mars 2011, consulté le 30 septembre 2016.
Delmas, V. (2012). Pour une analyse pluridimensionnelle du discours : le discours politique. La Linguistique, 48(1), 103–122.
Lemoine, B. (2022). La démocratie disciplinée par la dette. La Découverte.
En lisant cette analyse, et en revoyant l’extrait, nous avons l’impression de revoir toujours le même mécanisme médiatique : on nous vend un « débat national » alors que tout est cadré pour produire une seule lecture : morale, individualisante et complètement dépolitisée, de la dette. Ce que montre très bien l’article, c’est que La Grande Confrontation n’est pas un espace de discussion, mais une mise en scène où l’on oppose artificiellement « deux France » pour éviter de parler de la seule fracture qui compte : celle entre ceux qui profitent du système de la dette et ceux qui en subissent les conséquences. La partie de l’analyse consacrée au côté réalisation de l’émission (cadrage, post-production…) est très pertinente au vu de la problématique soulevée. Les éléments audiovisuels techniques occupent une place importante dans le décryptage de contenu.
Le plus sidérant, c’est la manière dont le plateau organise cette hiérarchie : Bruckner et Pujadas au centre, micro fixe, plans serrés ; les « Français » dans les gradins, micros rationnés, filmés en plans larges. On voit clairement qui est censé produire du sens et qui est là pour illustrer. Et dès qu’un intervenant tente de remettre en cause les rapports de pouvoir ou de pointer les gagnants de la dette, il est immédiatement recadré. L’exemple d’Oliv Oliv est frappant : dès qu’il évoque les influences économiques, Pujadas coupe tout en se réfugiant dans l’argument institutionnel.
Ce qui est davantage choquant, c’est la façon dont les émotions des personnes précaires sont dépeintes comme irrationnelles, tandis que celles des élites sont traitées comme de la « raison ». C’est exactement comme ça qu’on fabrique de l’opinion : en donnant l’apparence de la pluralité, mais en orientant subtilement qui est crédible et qui ne l’est pas.
Comme le démontre bien l’article, cette émission prétend confronter, mais elle produit surtout un récit néolibéral où « la dette, c’est nous », comme si les décisions politiques, les inégalités fiscales ou les intérêts financiers n’existaient pas. C’est un bel exemple de comment on transforme un enjeu structurel en problème moral individuel, et c’est tout le contraire d’un véritable débat démocratique.
Léonore Lauret, Dolo Jean-Baptiste et Arevalo Axel