Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8
Nina Bergantz, Anna Jacquin, Joséphine Vitoria

Le 20 janvier 2025, le Haut Conseil à l’Égalité entre les hommes et les femmes publiait son rapport annuel dans lequel il constate une « polarisation » croissante entre les genres chez les jeunes. Ces derniers adoptent des positions et des comportements de plus en plus opposés, révélant une tension croissante entre les genres. Dans l’émission 28 minutes du 22 janvier 2025, trois intervenants débattent de cela et plus globalement du fossé grandissant entre les genres. Cette émission télévisée d’actualité et de débat existe depuis 2012 et est diffusée sur la chaîne franco-allemande de service public Arte à 20h05, soit une heure de grande écoute. 

La journaliste et écrivaine Elisabeth Quin présente ce programme, accompagnée pour ce débat des chroniqueurs Benjamin Sportouch et Anna N’Diaye. Parmi les trois intervenants, la journaliste indépendante Victoire Tuaillon attribue cette polarisation au flux constant de propagande masculiniste et au manque de discours anti-sexiste. Mathieu Slama, journaliste au Figaro, explique le lien entre montée de l’extrême droite et discours masculinistes. Enfin, l’historienne et universitaire Perrine Simon-Nahum, souligne le rôle des discours politiques dans l’entretien d’un antagonisme entre les genres. 

Ce débat intervient dans un contexte social et politique marquant. Des événements au cours de ces 20 dernières années font écho aux mouvements féministes. On peut citer le mouvement Metoo qui débute en 2007 et  se popularise en 2017 à la suite de l’affaire Harvey Weinstein. En France, le mouvement se démocratise sous le hashtag #balancetonporc. Plus récemment, le procès des viols de Mazan à relancé des questions autour des relations entre les hommes et les femmes, la culture du viol et la misogynie au sein de nos sociétés. En parallèle de ce procès historique, les Etats-Unis élisent Donald Trump pour un deuxième mandat. Depuis, ce dernier met en place une oligarchie d’hommes devenus puissants grâce à l’accumulation massive de richesses et au contrôle des mécanismes de communication. Plus globalement à l’international, des mouvements d’extrême droite s’imposent à l’image de l’Argentine de Javier Milei ou de l’Italie de Giorgia Meloni. 

Dans ce contexte, comment ce débat télévisé reflète-t-il les diverses positions adoptées par des hommes dans le mouvement féministe ? Quel est le rôle des réseaux sociaux numériques (RSN) dans les mouvements féministe et masculiniste ? Les enjeux féministes occupent-ils aujourd’hui une place majeure dans les débats politiques actuels ?

Féminisme, Masculinisme : au-delà d’une opposition binaire

Avant tout, il nous faut définir les mouvements féministe et masculiniste. « Défini, au sens large, comme une mobilisation pour l’égalité entre les femmes et les hommes et une promotion des droits des femmes, le féminisme recouvre, aux différentes époques, une multitude de formes d’engagements et de combats. » (Blandin, 2017, p. 9). Selon l’EHNE (l’Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe), le masculinisme « défend l’idée que les femmes dominent désormais les hommes, lesquels sont appelés à se révolter, à organiser la résistance, à restaurer l’identité virile perdue ». Deux mouvements, témoignant chacun d’une réalité différente à l’origine de l’augmentation de la polarisation croissante entre les genres. Le rapport annuel publié par le Haut Conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes alerte sur cette polarisation croissante en expliquant que d’un côté, 94% des femmes de 14 à 24 ans et 86% des femmes de 25 à 34 ans considèrent « qu’il est difficile d’être une femme », contrairement à 44% des hommes de 15 à 24 ans et 45% des hommes de 25 à 34 ans qui considèrent « qu’ils ont la vie dure ». De plus, 42% de ces hommes interrogés estiment « qu’on s’acharne sur eux », notamment dans un contexte post-Metoo où ils font face à une prise de conscience sur les violences sexistes et sexuelles déjà existantes.

Selon Victoire Tuaillon, le masculinisme n’est pas l’inverse du féminisme, elle le définit plutôt comme une « idéologie de haine des femmes et des minorités sexuelles ». D’après elle, le développement du mouvement masculiniste est dû aux RSN et à leurs algorithmes à cause desquels de jeunes hommes et adolescents se retrouvent « abreuvés » de ce genre de contenus. Quant à elle, Perrine Simon-Nahum explique une antagonisation des groupes sociaux de sexes opposés causée par des discours politiques depuis les années 1960. D’après elle, cette antagonisation est également en lien avec une « radicalisation » du mouvement féministe depuis les années 1970, là où, elle explique que les femmes se sont « emparées du féminisme et ont éliminé les hommes [du mouvement féministe] ». Victoire Tuaillon explique être en total désaccord avec l’existence d’un prétendu féminisme « radical » qui éliminerait les hommes, qui ont, d’après elle, totalement leur place au sein de ce mouvement bien qu’ils ne soient pas majoritaires. Elle affirme que les hommes ont tout intérêt à s’engager dans cette cause, car « ils souffrent aussi du patriarcat et de la domination masculine ».

Le rôle des RSN dans la polarisation des genres 

Comme défendu par Victoire Tuaillon et Mathieu Slama, le masculinisme est le cœur d’un mouvement réactionnaire inquiétant, très présent sur les RSN. Cette polarisation entre les genres chez les jeunes est d’ailleurs alimentée par une logique d’antagonisation liée aux algorithmes qui organisent les fils de recommandation des RSN. La chercheuse Virginie Juillard (2016) explique que cette dynamique est entretenue par le radicalisme des propos mis en avant sur ceux-ci, et plus particulièrement sur X (anciennement Twitter). De plus, elle rappelle que l’usage des hashtags combiné au fonctionnement des algorithmes modernes crée des bulles informationnelles renforçant cette antagonisation. 

Au-delà des algorithmes, l’environnement global des RSN modifie les dynamiques du débat public, privilégiant la réaction émotionnelle et la prise de position instantanée. D’après le philosophe allemand Jürgen Habermas, tel que le présente Julia Christ dans son article De l’intime au public : Habermas à l’épreuve des réseaux sociaux (2022), les RSN encouragent l’exposition personnelle. Ils vont alimenter le débat non seulement avec des arguments, mais également par l’expression de leurs affects et l’affirmation de leurs positions identitaires. De ce fait, lorsque des masculinistes vont poster des écrits, généralement courts et frappants sur les RSN, ils vont effectuer une publicisation de leurs émotions. Ces ressentis, habituellement intimes, deviennent des arguments dans le débat, au même titre qu’un raisonnement élaboré. Un exemple concret dans le débat est le « Body Count » évoqué par Mathieu Slama, qui désigne le nombre de partenaires sexuels dans une vie. Cela illustre comment des expériences personnelles et des ressentis liés à la sexualité sont transformés en arguments publics, polarisants et frappants.

Pour prolonger l’analyse d’Habermas, on peut mobiliser les travaux de Romain Badouard : Modérer la parole sur les réseaux sociaux (2021). Ce chercheur français explique pourquoi ces discours extrêmes ont une visibilité disproportionnée. En fait, ces plateformes numériques vont privilégier la réactivité. Dans ce contexte, les contenus qui génèrent des réactions, souvent émotionnelles et polémiques, sont valorisés.

Ainsi, dans le cadre du débat sur les RSN, la place des hommes est dominée par ces voix extrêmes. Non pas parce qu’elles seraient majoritaires, mais parce que les algorithmes les mettent en avant : elles font plus de bruit et finissent par créer une impression d’hyper-présence. Cela agit comme une caisse de résonance pour la polarisation.

Romain Badouard parle également de « contenus gris », c’est-à-dire des contenus qui ne contreviennent pas aux standards de publications, considérés comme des indésirables.Les discours extrêmes, en tant que contenus gris, s’ils parviennent malgré tout à circuler, c’est que leur valeur polémique est suffisamment forte pour traverser les filtres et échapper à leur modération. Ce qui confirme leur nature polarisante. Si sur les RSN les discours masculinistes sont visibles, c’est qu’ils sont dans une dynamique de viralité et ils priment sur la modération !  Dans le débat. Victoire Tuaillon explique que les jeunes hommes sont « ciblés par les contenus masculinistes » et que ces contenus « font plus de bruit », ce qui leur donne une grande visibilité alors qu’ils ne représentent pas la majorité des opinions. 

Les hommes au coeur du débat féministe : des positions asymétriques 

La question de la place des hommes dans le mouvement féministe, ne peut être dissociée du rôle que certains d’entre eux occupent dans la structuration des espaces numériques. Sur les médias et sur les RSN, certaines personnalités telles que Nick Fuentes et Andrew Tate prennent la forme d’influenceurs masculinistes jusqu’à être considérés comme des leaders d’opinion. Ils façonnent la manière dont les jeunes hommes, sous l’impact des algorithmes, perçoivent aujourd’hui le débat féministe et les questions qui y sont liées. Au sein d’une société fracturée par cette polarisation entre les genres, ils s’imposent comme des « modèles » auprès d’adolescents et de jeunes adultes. Nick Fuentes, militant d’extrême droite américain, défend un masculinisme politique où il mêle idéologie suprémaciste, antiféminisme et rejet des minorités. Il est notamment connu pour sa fameuse réplique « Your body, my choice » détournant un slogan féministe. Comme cité par Mathieu Slama, Andrew Tate, soutien officiel de Trump, et notamment arrêté pour trafic d’êtres humains, développe également une rhétorique qui repose sur l’humiliation des femmes à travers des propos haineux. La gravité de ses propos lui a valu un bannissement de Facebook, Instagram, YouTube et Tiktok, là où ses vidéos, repostées par ses fans, continuent tout de même à circuler massivement. Il fédère encore 10 millions d’abonnés sur X, une plateforme régulée par Elon Musk. 

Cette exception confirme un souci règlementaire quant à la structuration du réseau social et de son algorithme, faisant déjà l’objet d’une enquête de la part de la Commission européenne. Au-delà des propos qui construisent le débat public sur les espaces numériques, nous pouvons également nous inquiéter des personnalités qui en sont à la tête. Nous pouvons évidemment citer Elon Musk à la tête de X et Marc Zuckerberg de Meta, deux figures majeures de l’économie numérique et parties prenantes du régime oligarchique américain. Ils exercent tous deux un pouvoir sur les systèmes algorithmiques qui construisent aujourd’hui le débat public sur les RSN de manière invisible. Comme l’expliquent Victoire Tuaillon et Mathieu Slama, le ciblage des contenus masculinistes sur des jeunes hommes n’est pas le fruit du hasard mais bien celui des algorithmes.

Il est également intéressant de se pencher sur la place qu’occupe Mathieu Slama dans le débat, qui est étroitement liée au comportement des journalistes. En effet, ces derniers ont un rôle de modérateurs dans le débat. Ils ne se contentent pas de donner la parole aux participants. Ils interrompent les intervenants pour les recentrer sur la question posée ou les encouragent à répondre plus clairement. Certains orateurs ont également davantage d’espace pour argumenter, tandis que d’autres sont interrompus ou réduits à de brèves réponses. Enfin, les journalistes décident quels sujets ils souhaitent privilégier. Leur modération façonne la dynamique du débat. Voici une analyse des temps de parole et d’écran : 

Nos données montrent que Victoire Tuaillon dispose des temps les plus longs, ce qui souligne sa centralité dans le débat. Perrine Simon-Nahum la suit de près, avec un temps de parole légèrement inférieur mais un temps d’écran équivalent, confirmant la valorisation de ses interventions. Mathieu Slama, lui, apparaît en retrait avec un temps de parole et un temps d’écran plus limités.

Cela s’explique par le fait que le montage télévisuel privilégie les interventions générant tension et interaction. C’est un phénomène classique à la télévision : les journalistes laissent plus d’espace à ceux qui alimentent la dramaturgie du débat et les antagonismes.

Mais cette modération, en clair, montre ses limites : malgré les relances des journalistes, Mathieu Slama reste moins visible. La journaliste tente de pallier cela « n’excluons pas l’homme du débat », mais l’effet est limité. La modération n’en est donc pas l’unique cause. En effet, Mathieu Slama (unique intervenant homme), ne correspond en aucun point aux critiques habituelles faites aux hommes : il ne domine pas la parole, n’interrompt pas et respecte les tours de parole. Il se fait notamment interrompre par Perrine Simon-Nahum, dont la posture d’autorité et le positionnement plus conservateur instaurent un rapport asymétrique, rappelant le mécanisme de mansplaining.

Malgré son rôle central dans la défense de la cause féministe, Mathieu Slama est invisibilisé. Sa parole est coupée, son temps d’écran est plus court et sa légitimité est implicitement contestée. La place de l’homme est évoquée, mais l’intervenant homme est marginalisé, tout comme une femme le serait lorsqu’elle défend une cause féministe. Cela montre que l’invisibilisation n’est pas strictement genrée, touchant ici un homme défendant cette même cause sur un plateau. C’est paradoxal, le seul intervenant masculin ne correspond en rien aux stéréotypes masculinistes. Au contraire, il subit des mécanismes d’effacement habituellement associés aux femmes.

Entre polarisation croissante et oligarchie Masculiniste : un constat préoccupant

Le contexte sociopolitique tant en France qu’à l’international, favorise la polarisation entre les mouvements féministe et masculiniste. Cette dynamique s’amplifie sur les RSN via des contenus clivants ciblés grâce aux algorithmes. Les jeunes hommes sont ainsi abreuvés sans cesse de contenus masculinistes.

La modération sur les RSN est également un élément majeur de cette dynamique, à l’image des journalistes de ce débat, bien que modérateurs, qui participent à la dramatisation des échanges. 

En parallèle, l’élection de Donald Trump a révélé des figures masculinistes telles que Mark Zuckerberg ainsi que l’ensemble des membres de son oligarchie, qui portent et incarnent ces idées extrêmes. Ces derniers sont omniprésents dans l’espace public. À l’inverse, les hommes engagés en faveur du mouvement féministe se heurtent à une invisibilisation structurelle. Cela révèle des rapports de pouvoir encore dominés par les hommes au sein de nos sociétés. 

Finalement, cette asymétrie au sein des hommes, souligne les résistances persistantes à l’égard d’une égalité réelle entre les genres. 

Bibliographie

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