« Les médias ne nous racontent pas le monde, mais nous racontent ce que nous devons en penser. »
— Jean Baudrillard, La société de consommation (1970).
Le 15 octobre 2024, la superstar des Bleus Kylian Mbappé est épinglée par les tabloïdes suédois pour une affaire de violences sexuelles. Une plainte aurait été déposée suite au passage du footballeur dans la capitale, bien qu’il soit resté très discret et que très peu d’éléments soient connus à ce jour. Ce sujet fait l’objet de nombreux débats et commentaires, ces révélations posent le point de départ du sujet débattu le 17 octobre 2024 dans l’émission C ce soir, diffusé sur France 5, intitulé “Affaire Mbappé : La face sombre du football ? Le foot est-il en train de s’autodétruire ? ”
Le débat, encadré par Karim Rissouli avec la chroniqueuse Camille Diao, ne vise pas à intenter le procès du footballeur, mais invite plutôt à une discussion autour des pratiques et des dérives du milieu footballistique, incarnation même du sport business. Le Football est de plus en plus marqué par des affaires extra sportives : corruption, santé mentale, affaires sexuelles, etc… Pour discuter de ces thématiques, le plateau de C ce soir a convoqué Pierre Rondeau, économiste du sport, Nesrine Slaoui, journaliste et réalisatrice, Jérôme Latta, cofondateur et rédacteur en chef des Cahiers du football, Ouissem Belgacem, ancien footballeur, et écrivain ainsi que Pia Clémens, animatrice radio des matchs PSG et bleus.
Ainsi, le débat se constitue autour d’une multitude d’acteurs et proposent ainsi des perspectives et des analyses qui peuvent varier. Néanmoins la médiatisation de l’affaire Mbappé dans C ce soir permet-elle une analyse approfondie des liens entre viol, consentement et célébrité, ou se limite-elle à une mise en scène conforme aux codes télévisuels ?
Les violences sexuelles dans le prisme médiatique de C ce soir : langages et représentations
Le plateau de C ce soir parvient à approfondir les enjeux entre célébrité, violences sexuelles et consentement en se démarquant des schémas médiatiques classiques en France qui traitent souvent des affaires de violences sexistes et sexuelles sous un angle principalement sensationnaliste, focalisé sur les aspects individuels de l’affaire. En variant les perspectives, le débat réussit à explorer les dynamiques de pouvoir et de genre en interrogeant les ambiguïtés du consentement dans un contexte de célébrité. La composition du plateau permet de mobiliser des outils rhétoriques différents et in fine d’ avoir une approche variée dans la médiatisation des violences de genre. Alors que les codes télévisuels plus classiques du débat ont tendance à simplifier et parfois à stéréotyper ces affaires pour attirer l’attention, le format de C ce soir, malgré certaines contraintes médiatiques, propose une réflexion plus nuancée et offre une analyse plus complète. Les thématiques abordées dépassent très largement le cadre de l’affaire Mbappé et questionnent les rapports entre viol et célébrité, pour envisager la notion de consentement dans son acception la plus globale. Le fond de la discussion pose aussi des notions importantes comme celle de la marchandisation du corps des femmes.
En effet, l’émission C ce soir s’est montée avec l’ambition de débattre autrement. Si c’est souvent par le sensationnalisme que ces questions sont mises en avant, il semblerait que le plateau de C ce soir réponde à d’autres objectifs et tente de poser les choses de manière plus approfondie. Rapidement, une première discorde émerge quant aux éléments de langage utilisés. Si certains sur le plateau parlent d’affaires de “mœurs”, d’autres insistent sur la potentialité criminelle de l’affaire. Cela révèle la complexité et la tension dans la manière de parler de l’agression sexuelle, entre banalisation et condamnation. Ainsi, les intervenants mobilisent des approches rhétoriques différentes pour susciter l’intérêt du public. La journaliste Nesrine Slaoui évoque notamment des mécanismes judiciaires pour appuyer son propos. Elle cite ainsi le système juridique suédois qui semble être plus avancé que la justice française quant aux questions de viol, notamment avec la notion de “viol par négligence”. Pia Clémens s’attèle à citer d’autres affaires comparables afin de renforcer la crédibilité des arguments et montrer que les cas discutés ne sont pas des incidents isolés mais symptomatiques d’un problème plus large. Cela permet d’ancrer le débat dans des faits concrets et renforce la gravité des enjeux. Tandis que l’ancien footballeur tend à apporter de la nuance sur le propos et use d’autres outils stratégiques et rhétorique. En effet, la mobilisation d’exemple concret de sa propre expérience suscite l’empathie du public. Il met aussi en avant la frustration des footballeurs. Cette frustration semble être comblée par la consommation des corps féminins.
Au-delà des discussions sur les violences sexuelles, l’émission C ce soir met en avant un débat égalitaire, où chaque voix a sa place, et s’impose en exemple de ce que devraient être les échanges publics, à la manière de ce que proposait Hannah Arendt.
Un débat régie selon l’espace public arendtien
L’émission de Karim Rissouli se présente comme un véritable débat d’idées. La notion de pluralisme fait surface de manière récurrente tout au long du développement mais constitue aussi un point clé dans la ligne éditoriale et idéologique de C ce soir. Le pluralisme est garant de l’échange et du débat d’idées. Hannah Arendt développe cette idée dans sa conception de l’espace public. Selon elle, ce point permet d’enrichir la discussion et d’exposer différentes perspectives au monde. Ici, les six intervenants, constitués de deux femmes et trois hommes, sont issus de milieux divers. Pierre Rondeau a fait ses études à Paris I et travaille maintenant comme économiste du sport et chroniqueur pour l’Équipe et chez RMC. Il a milité au sein du Parti Socialiste. Nesrine Slaoui est une femme marocaine issue des quartiers populaires. Sa mère est femme de ménage et son père maçon. Elle a connu une ascension sociale puisqu’elle a fait ses études à Science Po Paris avant d’être journaliste et écrivaine. Jérôme Latta s’est formé à l’EHESS avant d’être journaliste et rédacteur en chef des Cahiers du football. Ensuite, Ouissem Belgacem est un ancien footballeur et écrivain franco -tunisien. Il a notamment contribué à sensibiliser contre l’homophobie dans le milieu du football. Pour finir, Pia Clémens était une chanteuse lyrique avant de devenir animatrice radio des matchs du PSG. Le bref profil sociologique des intervenants permet de situer le débat et montrer les divergences de classes, d’origines, de statuts, et ainsi ils n’avancent pas les mêmes perspectives au débat. Cette idée permet de faire le lien avec la notion d’égalité nécessaire à l’espace public démocratique arendtien.
Au-delà du pluralisme, la philosophe allemande considère l’espace public comme un lieu d’action et d’apparition où les citoyens interagissent de manière égalitaire et se considèrent eux-mêmes comme étant égaux. Karim Rissouli, l’animateur est chargé de la gestion de l’espace public pendant la discussion. Il doit permettre l’égalité dans le débat. En effet, il coupe très rarement la parole et porte une attention particulière au temps de parole. Il s’assure de poser des questions et fait rebondir la discussion entre tous les intervenants. De plus, les volumes des micros entre tous les intervenants et les animateurs sont équivalents. Par sa posture, Karim Rissouli permet de renforcer la conception arendtienne d’espace public, puisque la discussion est importante en elle-même et est créatrice de démocratie.
Si le cadre implanté sur C ce soir permet un approfondissement d’un sujet souvent marginalisé, et tente de nuancer une réflexion poussée quant aux VSS, il s’en voit limité par les normes et les codes télévisuels.
C ce soir, Une émission de rupture ?
Il convient de rappeler les caractéristiques du dispositif télévisuel de C ce soir, afin d’en dresser une analyse holistique. C’est dans une perspective de combattre l’infotainment que l’émission s’est bâtie en 2021. Elle connaît rapidement un grand succès. C ce soir s’inscrit alors dans le paysage médiatique comme une émission en rupture avec les médias mainstream et se construit à rebours des codes des émissions bolloréennes. C’est la société Troisième œil qui produit C ce soir. Ce groupe appartient lui-même à Mediawan, fondé notamment par le milliardaire français Xavier Niel. Ces éléments détournent le débat d’une véritable indépendance et objectivité dans la discussion. L’appartenance de cette émission à une si grosse chaîne de production induit d’emblée l’étroit lien entre économie et ligne éditoriale. Cette émission se classe dans la catégorie des programme de flux et en emprunte donc les logiques, soit de “structurer l’offre télévisuelle et permettre de fidéliser l’audience” . Ainsi, ils instaurent de la régularité, sous la forme d’une diffusion quotidienne, ils doivent répondre à des objectifs compétitifs afin de toucher un large public. Les logiques commerciales qui sous tendent le programme n’induisent donc pas l’idée d’un véritable débat pluraliste et ne favorise ni la controverse, ni la revendication, ce qui soulève le caractère consensuel du débat.
Karim Rissouli semble animer le débat avec une forte conviction habermassienne. Celle-ci se traduit par une place prépondérante accordée à la délibération dans la construction du consensus fondé sur la rationalité collective. Si les sujets choisis s’ancrent dans le politique, le social, le sociétal, nous assistons finalement à la mise à l’écart du politique. En effet, l’émission s’articule autour d’un refus systématique d’opposition, d’une volonté de mettre la mesure au premier plan, cela commence avec l’exclusion d’un certain nombre d’invités.
La mimétique du vrai débat s’impose par des légers désaccords entre les invités. Des clivages sociétaux importants qui mériteraient un approfondissement sont pourtant abordés en surface.
Aborder les violences sexuelles dans une perspective vraiment pluraliste nécessite la présence d’acteurs du milieu de la défense, qu’il s’agisse de victimes, d’avocat.e.s ou d’association de victimes. D’autant plus lorsque le sujet du consentement est l’objet du débat.
La scénographie du plateau dénote par son minimalisme, la lumière blanche et puissante des plateaux télévisés populaires est troquée ici contre une lumière tamisée. Les grands écrans des plateaux télévisés sont remplacés par une baie vitrée. Cette épuration du décor donne à voir un cadre intimiste qui s’apparente à un intérieur familial. L’impression d’assister à un apéro amical renvoie à une forme de débat plus domestique que professionnel. Cette domestication du débat induit une forme de sympathie et exclut à nouveau toute confrontation politique. Ce phénomène repose sur deux dynamiques discursives. D’abord, la passivation : l’identité de Killian Mbappé reste implicite, et une grande partie de l’extrait s’attarde sur l’idée que les comportements déviants s’expliquent par la frustration des footballeurs de haut niveau face à l’incompatibilité entre vie sportive et vie festive. Ensuite, la personnalisation des interventions : les invités placent le “je” et le “moi” au centre de leurs formulations, ce qui renforce leur crédibilité individuelle. Cette approche éloigne le débat d’une analyse fondée sur des données objectives, ce qui contribue à une forme de dépolitisation du débat.
Il faut garder à l’esprit que ce programme reste un produit des industries culturelles. Ainsi, il est conçu en tant que modèle standardisé.. Ces produits doivent faire primer l’efficacité commerciale à la créativité. Cela crée donc des œuvres répétitives, facilement consommables, et qui peuvent parfois empêcher le développement d’une pensée critique chez les spectateurs.
L’émission C ce soir, en traitant l’affaire Mbappé et plus largement les violences sexuelles dans le football, s’écarte des approches sensationnalistes habituelles pour offrir un débat plus diversifié et réfléchi. La pluralité, et souvent l’expertise des intervenants, permet d’approfondir des thématiques sociétales, comme la commercialisation du corps des femmes ou les enjeux du consentement. Entre débat d’idées et illusion démocratique, le débat se réapproprie les codes arendtiens de l’espace public. Même si le contenu est loin d’être inconsistant et permet d’aborder la place du football dans notre société et dans les médias, ces discussions sont limitées et contraintes, par les logiques commerciales qui sous tendent l’espace télévisuel, en privant le plateau d’une véritable opposition, et donc de perspectives critiques, on assiste à la consensualisation du débat.
Merci beaucoup pour le partage de votre article !
Il met en avant un sujet à la fois sensible et controversé, tout en analysant en profondeur les propos des invités, tant sur la forme que sur le fond. Cet article suscite plusieurs réflexions que nous souhaitons vous partager ci-dessous.
Votre première partie rend très bien compte du propos du débat. Vous mettez dès les premières lignes de côté la question d’un débat sensationnaliste pour mettre en valeur la pertinence et les différentes perspectives des arguments et sujets discutés par les invités. Après la lecture de votre première partie, nous nous sommes fait une réflexion. Au vu de l’angle beaucoup plus large qu’a pris le débat, dépassant l’affaire Mbappé, il est très intéressant d’analyser les réponses apportées par les invités, comme vous l’avez fait dans cette partie. Une observation qui mérite d’être soulignée est que ce sont deux femmes, selon votre article, qui abordent les questions de justice, non pas en appelant à la nuance, mais en insistant sur la nécessité de reconnaître le problème des violences sexuelles dans sa globalité. Les invités masculins quant à eux restent sur la réserve quant à la qualification des agressions sexuelles évoquées. Cette question mériterait d’être relevée en prenant en compte, dans ce cas précis, le genre de la personne qui les expose.
La deuxième partie liant les origines sociales des invités avec les critères du pluralisme et de l’égalité nécessaire dans la vision arendtienne de l’espace public est très bien articulée. Elle est très bien écrite et situe parfaitement le propos. Afin de compléter cependant cette partie, il pourrait être intéressant de mettre directement en lien les arguments des invités et les limites à ces perspectives qu’imposent le cadre et les normes télévisuelles. Il serait intéressant notamment de se demander si ce sont les codes télévisuels qui limitent l’approfondissement des perspectives ou bien si ce sont les invités eux-mêmes qui rationalisent leur discours face à un cadre médiatique, limitant donc d’eux-mêmes leur analyse, puisque soumis à la représentation publique. En bref, les codes télévisuels que vous soulignez dans la partie limitent-ils par nature la réflexion ou bien imposent-ils cette rationalisation des perspectives ? C’est une simple proposition d’approfondissement qui cependant n’enlève en rien la pertinence de la partie proposée, qu’il a été vraiment agréable de lire.
La troisième partie est de nouveau très compréhensible et pertinente. Elle décortique précisément les conditions du débat tout en les alliant avec les sujets évoqués par les invités. Elle interroge efficacement la standardisation du programme tout en expliquant sa singularité. Au début de la partie est évoquée une approche habermassienne de l’espace public au sein du programme, notamment à travers l’animation de Karim Rissouli. Il aurait été intéressant de croiser cette approche que vous décrivez d’habermassienne avec la partie précédente qui défend une vision arendtienne du débat. Bien que ces approches puissent s’articuler, la dépolitisation évoquée dans la troisième partie semble en parfaite contradiction avec l’approche arendtienne qui voit l’espace public comme espace politique. En effet, Arendt évoque une stricte séparation de la vie publique et privée, qui n’est, selon la dernière partie, pas le cas dans le débat présenté. La responsabilité individuelle que prennent les invités, partageant des anecdotes privées, alimente un lien étroit entre leur vie publique et privée et sert même à l’avancée du propos global du débat. Il pourrait être intéressant de développer cette articulation entre les caractéristiques arendtiennes du débat (pluralisme, égalité) et celles habermassiennes évoquées en dernière partie (rationalité collective, dépolitisation) dans un débat télévisé afin de se demander si ces approches peuvent co-exister sans annuler la pertinence de l’une ou l’autre.
Dans l’ensemble, l’article est très bien construit et aborde des questions très intéressantes. Il aurait pu être utile de proposer des définitions de certains termes scientifiques évoqués tels que « sensationaliste », « holistique » ou encore « infotainment » afin de permettre une compréhension du propos accessible pour toustes rapidement. Mais l’article est très plaisant à lire et pousse réellement à une réflexion approfondie sur la construction d’un débat télévisé et les limites des réflexions qui y sont exposées.
Merci encore pour votre contenu,
Aubéline, Lise et Elisa.