Le dimanche 3 novembre dernier, Médiapart publie une longue enquête de la journaliste Marine Turchi, l’article est intitulé : #MeToo dans le cinéma : l’actrice Adèle Haenel brise un nouveau tabou ». Les abonnés peuvent le partager sur les réseaux sociaux. Le média privé relaie l’information sur Twitter et annonce l’entretien filmé et diffusé en direct sur MédiapartLive d’Adèle Haenel le lundi 4 novembre à 19h. Le site d’actualité à pour habitude de communiquer largement via twitter concernant les sujets de société.
En direct sur le plateau, et en présence de Marine Turchi et d’Edwy Plenel (créateur de Médiapart), l’actrice Adèle Haenel accuse le réalisateur Christophe Ruggia de l’avoir harcelée et agressée sexuellement pendant le tournage du film Les Diables, en 2002, alors qu’elle était mineure. Un témoignage très fort, où elle place le débat sur le terrain de la responsabilité collective de la société. Elle réussit également à déconstruire la critique faite au mouvement #MeToo sur l’exagération de la violence faite aux femmes, arguant que cette violence existe depuis toujours mais que les femmes l’ont intégrée et gardé le silence.
Le travail d’investigation de Médiapart n’est plus à prouver et le nombre « d’affaires » révélées ou mises en lumière qui ont donné suite à des enquêtes de police / justice ne se comptent plus. Avant et pendant l’interview d’Adèle Haenel, Edwy Plenel s’est appuyé à plusieurs reprises sur le long travail d’enquête, les preuves rassemblées et la rigueur du travail journalistique de Marine Turchi. Médiapart voulait ainsi anticiper et se prémunir des reproches habituels qui pourraient lui être faits par la twittosphère. Rien ne devait être laissé au hasard et décrédibiliser la parole de la jeune actrice. C’était un préalable à la prise de parole d’Adèle Haenel.
Par ailleurs, grâce à son statut social, personne a priori ne pourrait mettre la parole de la jeune femme en doute. Elle n’a pas besoin de publicité, pas besoin d’un rôle, elle est célèbre, son talent est reconnu, elle ne cherche pas à se venger. Il ne faisait aucun doute que son témoignage ferait l’objet de nombreux commentaires sur Twitter. Comme depuis 2 ans suite à l’émergence du mouvement #MeToo. La violence des réactions successives à l’affaire Weinstein était connue. Mais jusqu’alors les français étaient épargnés et les professionnels du cinéma restaient soudés. Le milieu du cinéma français, il faut bien le reconnaitre, n’avait pas vraiment vacillé.
C’est aussi grâce au tollé des réactions sur Twitter provoquées par le témoignage d’Adèle Haenel que Christophe Ruggia a fini par adresser un droit de réponse à Médiapart, alors qu’il avait refusé, pendant l’enquête, de répondre à Marine Turchi. Dès le lendemain du direct, le cinéaste était exclu de la Société des Réalisateurs de Films (la SRF). Par un tweet la SRF apportait son soutien total à Adèle Haenel et lui témoignait son admiration et sa reconnaissance.
Le cinéma français, dans son ensemble, était ébranlé. Et, de fait, un flot de réactions, sur Twitter, saluaient son courage et exprimaient de la gratitude. Pour ne citer que ceux qui ont été largement retweetés : Marion Cotillard, Tonie Marshall, Caroline De Haas, Sand Van Roy, Marlène Schiappa, Sophie Fontanel, Pierre Lescure, Julie Gayet, Marina Foïs, Rosanna Arquette, Audrey Dana, Omar Sy, Manu Payet, Gilles Lellouche, SRF, Unifrance, AFAR, Ciné-Loisirs, Télérama, France Culture.
Une partie de son témoignage notamment fût tweetée à maintes reprises : « Les monstres ça n’existe pas. C’est notre société. C’est nous, nos amis, nos pères. Il faut regarder ça. On n’est pas là pour les éliminer, mais pour les faire changer. Polanski est un cas emblématique d’une société dans laquelle 1 femme sur 5 est victime de violences sexuelles ». L’abondance de réactions dues au témoignage de l’actrice participe à la visibilité dans l’espace public d’un sujet longtemps resté tabou en France. Adèle Haenel, ayant eu le courage de témoigner, fait écho à cet « héroïsme de l’action qui est un héroïsme démocratique, héroïsme ordinaire » évoqué par Etienne Tassin dans « Les gloires ordinaires » qui approfondi le concept arendtien d’espace public. Adèle Haenel s’expose, se met en danger (d’être boudée par le cinéma par exemple) pour donner de la visibilité à des pratiques jusqu’ici passées sous silence. Les trois vertus fondatrices de l’action politique pour Tassin s’actualisent dans les propos de la comédienne et les réactions sur le web : par sa parole elle agit sur le réel et se constitue ainsi en tant qu’acteur public puisque son action fait émerger une problématique qui touche toutes les catégories sociales mais reste particulièrement floue dans le sacro-saint cinéma français.
Cette action dite « publique » permet de constituer un champ de relation entre différents individus sur le web (notamment sur Twitter) et d’engendrer par ces liens une communauté qui dépasse les simples clivages sociaux, communauté qui occupe l’espace public agonistique et participe à mettre en lumière les attouchements que les jeunes actrices peuvent subir, par le tweet par exemple. Adèle Haenel cherche à faire apparaître sur la scène publique, et par-extension dans le champ politique comme elle le revendique, toutes les victimes qui n’ont pas pu obtenir justice à cause d’un système inique qui « protégerait » indirectement les agresseurs.
Sa parole n’est pas contestable. C’est ainsi qu’elle a brisé l’omerta Française. Et contrairement au mouvement #MeToo où des femmes doivent se battre contre plus fort qu’elles, il s’agit là une actrice de renommée nationale qui dénonce des actes avérés.
Le fait qu’elle ne veuille pas saisir la justice (parce qu’elle n’a pas confiance) mais témoigne devant des journalistes rend le débat d’intérêt public et semble exclure toute vengeance de sa part. Et, de fait, les réactions du monde du cinéma sont unanimes. Les commentaires sur Twitter abondent. Mais c’est le retweet qui est privilégié. Il s’agit de déclarations ne souffrant pas la contradiction. Et c’est à la puissance du témoignage d’Adèle Haenel qu’on le doit. La légèreté habituelle des commentaires sur Twitter ne semble pas avoir sa place ici. Les tweets sont emprunts de solennité. Ils sont là pour relayer et propager la « bonne parole » de l’actrice. Habituellement quand une « affaire » est dévoilée par Médiapart c’est Edwy Plenel qui est cité, applaudi, ou critiqué. Ici ce sont les mots de l’actrice, puissants et justes, qui sont rapportés.
Une fois de plus, la stratégie du site d’information indépendant a payé. Une enquête longue, un travail journalistique approfondi, une confession diffusée en direct et largement annoncée sur Twitter notamment ont fait basculer le milieu du cinéma français, préalable à un effet boule de neige, et même amené le parquet de Paris à ouvrir une enquête. C’est bien ce témoignage dans l’espace public qui a provoqué une réaction du système judiciaire. Et les arguments d’Adèle Haenel qui ont fait la différence, en se plaçant sur le terrain sociétal.
N’y aurait-il eu que l’article de Médiapart, cela aurait-il été suffisant pour que le milieu du cinéma se livre à une telle introspection ? Bien-sûr que non. C’est le relais du sujet et son approbation quasi unanime notamment sur Twitter qui a légitimé les aveux d’Adèle Haenel et libéré la parole. Comme l’écrit Zineb Dryef dans le journal Le Monde : « Fait très rare, la profession, quasiment dans son ensemble, a déclaré son soutien total à l’actrice à travers ses instances représentatives ». Ensuite, il ne restait plus à Twitter qu’à le faire savoir. Et c’est parce que le témoignage d’Adèle Haenel est un geste politique et hautement symbolique qu’il a été relayé tel quel sur Twitter sans qu’il ait besoin nécessairement d’être commenté ou contesté. C’est devenu une cause générale et évidente. Et Twitter pourrait bien participer abondamment à libérer la parole de jeunes filles pas encore connues qui pourraient confier leur propre expérience sans tabou et dénoncer publiquement et sans crainte les coupables d’actes devenus inacceptables. La suspicion de carriérisme des victimes qu’on a tant lu sur Twitter lors de l’affaire Weinstein se trouve reléguée en second plan depuis les aveux d’Adèle Haenel et l’évidence de la vérité révélée.
Le mot de la fin sera donné à Marine Turchi, interrogée par TV5 Monde :
« On va préparer un article à froid, avec les réactions suscitées par la prise de parole d’Adèle Haenel. C’est vraiment intéressant, car les témoignages vont bien au-delà, évidemment, de l’univers du spectacle. Tout le monde écrit et raconte, et certains, même, publient sur Twitter de très longs témoignages. On y parle de pédocriminalité. C’est un autre #MeToo qui s’ouvre. »
Bibliographie :
- Étienne Tassin, “Les gloires ordinaires. Actualités du concept arendtien d’espace public.”, Cahier Sens Public, 2013/1 n° 15-16, pages 23 à 36.
- FLICHY Patrice, « Internet et le débat démocratique », Réseaux, 2008/4 n°150, pages 159 à 185
- « Twitter, espace politique, espace polémique. L’exemple des tweet-campagnes municipales en France », Arnaud Mercier, 2015
- Lien du MédiapartLive : https://www.youtube.com/watch?v=QFRPci2wK2Y
« La justice nous ignore, on ignore la justice. Les femmes sont méprisées par le système judiciaire. Un viol sur dix est condamné par la justice, qu’est-ce que ça signifie pour les neuf autres ? Pour toutes ces vies ? » déclare Adèle Haenel dans son entretien pour Médiapart.
Nous avons décidé de commenter cet article en commençant par rappeler les propos de l’actrice. Une question nous est alors apparue : l’espace médiatique se substituerait-il à la justice ? Et c’est là qu’est le point central central de cette affaire.
De nos jours, la société est de plus en plus témoin d’organisation d’enquêtes par les médias et de l’émergence de procès médiatiques, en parallèle des procédures judiciaires. Sans oublier que l’espace public se définit comme un monde commun et que les médias constituent aujourd’hui l’un des espaces publics privilégiés pour définir ce monde commun et le représenter.
Nous aimerions alors souligner un point : l’espace public médiatique est donc intrinsèquement lié à la notion de démocratie. Or, cette affaire illustre parfaitement les rapports complexes qui opèrent entre la Justice et les médias aujourd’hui. Antoine Garapon parle même de « démocratie directe » dans son article « La justice est-elle délocalisable dans les médias ? ». Selon lui, « On passe subrepticement de la dénonciation d’un dysfonctionnement à une disqualification des institutions et, enfin, à une substitution ponctuelle au travail de l’institution mais suffisante pour montrer que les médias peuvent mieux faire, qu’ils sont devenus le véritable lieu de la vérité démocratique parce que le plus apte à représenter les attentes sociales et à faire communiquer les citoyens entre eux.» Médiapart constitue dès lors, cette substitution à la justice.
En effet, Adèle Haenel fait le choix de raconter et de témoigner de son histoire au journaliste Edwy Plenel, mais refuse catégoriquement de la partager à la justice. Alors, si l’on suit la logique de la pensée d’Antoine Garapon, Médiapart devient, par son travail d’investigation, le lieu de cette vérité démocratique. Par cette interview, les revendications sociales depuis le mouvement #metoo sont à nouveau mises en lumière et c’est de cette manière que les réactions Twitter, comme vous l’avez dit, ont été nombreuses. Les citoyens ont donc échangé des idées et apporté leur soutien massif à Adèle Haenel. Vous avez notamment évoqué les réactions du milieu cinématographique avec par exemple Marion Cotillard, ou encore la Société des Réalisateurs des films. Votre article le prouve, grâce à son témoignage la parole se libère et engendre différents types de liens entre communautés. Twitter devient alors l’espace dédié à la parole et aux nombreuses interrogations sociétales.
Pourtant, sans remettre en cause les propos de l’actrice, ne peut-on pas s’interroger sur la place que l’on réserve au droit face à cette affaire ?
Antoine Garapon, pour continuer, avec sa pensée, parle de « l’oubli du droit ». Je cite : « Oubli, parce qu’il ne s’agit ni d’un mépris affiché, ni d’une transgression revendiquée, mais d’une sorte de disparition progressive et silencieuse non par des dispositions positives du droit mais des mécanismes concrets qui en fonde le lieu […] Le phénomène présente beaucoup de points communs avec les évolutions constatées ailleurs : la déformalisation du droit – ou négativement la disqualification des médiations institutionnelles. Ce n’est pas le moindre paradoxe de notre modernité, au moment où l’on parle de « retour du droit », que de priver celui-ci du lieu qui préserve son identité. »
A travers cet espace médiatique, Adèle Haenel raconte sa vérité. Il est important de souligner ici que le témoignage est à sens unique. D’apparence sans tribunal, sans juge, sans avocats et sans les deux parties, on peut alors parler d’oubli du droit. Nous admettons que, comme vous l’avez dit, Christophe Ruggia a refusé de répondre à la journaliste Marine Turchi pendant l’enquête. Mais une fois l’interview dévoilée, il a exigé un droit de réponse le 6 novembre 2019. Cependant, ce droit s’est, là encore, exercé à l’extérieur des institutions judiciaires. Ce qui frappe le plus, c’est précisément cette absence de médiations institutionnelles. Aujourd’hui, en prétendant que la justice n’est pas efficace, l’actrice Adèle Haenel contourne ce lieu et contribue avec Médiapart à l’émergence d’un tribunal médiatique. Toujours sans volonté de remettre en cause les propos tenus par l’actrice, nous pouvons tout de même nous poser deux questions essentielles, dont nous n’avons toujours par la réponse : que fait-on du droit à la présomption d’innocence ? Et pourquoi les médias sont-ils vecteurs de l’ouverture d’une enquête ?
Nous aimerions aussi compléter votre analyse des propos d’Hannah Arendt, repris par Etienne Tassin, lorsque vous parlez d’ «héroïsme de l’action qui est un héroïsme démocratique, héroïsme ordinaire ». En effet, nous pouvons partir du principe que, si le droit est oublié, alors la démocratie est mise à mal. Donc “l’héroïsme démocratique” ou “ordinaire” n’est qu’illusion. L’espace public selon Habermas est variable selon les époques ; ce sont moins les modes de diffusions et de réceptions médiatiques qui constituent les éléments déterminants, mais plutôt des éléments politiques, historiques et sociaux qui permettent au citoyen d’avoir la parole et d’avoir une place dans le processus politique de délibération et de décision. Au contraire d’H.Arendt, Habermas pense que l’acteur préexiste à son acte : c’est donc l’acteur qui révèle l’acte. Le citoyen existe par le droit alors que pour Arendt, vous l’avez dit, c’est par l’action. Or, Habermas défend justement l’idée selon laquelle la justice a plus de légitimité que l’espace médiatique. C’est par le droit que l’on acquiert ce pouvoir décisionnel.
Pour conclure, nous aimerions souligner la pertinence de votre article. En effet, vous avez réussi à défendre l’idée selon laquelle Adèle Haenel deviendrait, malgré elle, le porte-parole de cette prise de conscience du cinéma français. Les réactions Twitter ont vraisemblablement souligné vos propos, et vous avez une nouvelle fois, contribuer à libérer la parole des femmes victimes d’abus/harcèlement sexuel. Cependant, nous avons défendu une vision différente de la vôtre pour débattre ensemble. Effectivement, les journalistes de Médiapart ont fait un travail remarquable, mais il est essentiel pour nous de rappeler les fondements du droit, de mettre en garde les lecteurs face à cet « emballement médiatique » et de conserver un esprit critique. Les réseaux sociaux et les médias ont parfois tendance à jouer sur les émotions mais la justice s’appuie toujours sur la raison.
Elise Ronzon – Julia Lee – Jeanne Machet
BIBLIOGRAPHIE
GARAPON, Antoine, La Justice est-elle « délocalisable » dans les médias ? [article]
Droit et Société, numéro thématique : Justice et médias, 1994
Étienne Tassin, “Les gloires ordinaires. Actualités du concept arendtien d’espace public.”, Cahier Sens Public, 2013/1 n° 15-16, pages 23 à 36.
Enegrén, André. « Chapitre III – De l’espace public à la société naturelle », , La Pensée politique de Hannah Arendt. sous la direction de Enegrén André. Presses Universitaires de France, 1984, pp. 68-94.