Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8
Adèle Haenel s’exprime sur le MédiapartLive du 4 novembre 2019

Le dimanche 3 novembre dernier, Médiapart publie une longue enquête de la journaliste Marine Turchi, l’article est intitulé : #MeToo dans le cinéma : l’actrice Adèle Haenel brise un nouveau tabou ». Les abonnés peuvent le partager sur les réseaux sociaux. Le média privé relaie l’information sur Twitter et annonce l’entretien filmé et diffusé en direct sur MédiapartLive d’Adèle Haenel le lundi 4 novembre à 19h. Le site d’actualité à pour habitude de communiquer largement via twitter concernant les sujets de société.

En direct sur le plateau, et en présence de Marine Turchi et d’Edwy Plenel (créateur de Médiapart), l’actrice Adèle Haenel accuse le réalisateur Christophe Ruggia de l’avoir harcelée et agressée sexuellement pendant le tournage du film Les Diables, en 2002, alors qu’elle était mineure. Un témoignage très fort, où elle place le débat sur le terrain de la responsabilité collective de la société. Elle réussit également à déconstruire la critique faite au mouvement #MeToo sur l’exagération de la violence faite aux femmes, arguant que cette violence existe depuis toujours mais que les femmes l’ont intégrée et gardé le silence.

Le travail d’investigation de Médiapart n’est plus à prouver et le nombre « d’affaires » révélées ou mises en lumière qui ont donné suite à des enquêtes de police / justice ne se comptent plus. Avant et pendant l’interview d’Adèle Haenel, Edwy Plenel s’est appuyé à plusieurs reprises sur le long travail d’enquête, les preuves rassemblées et la rigueur du travail journalistique de Marine Turchi. Médiapart voulait ainsi anticiper et se prémunir des reproches habituels qui pourraient lui être faits par la twittosphère. Rien ne devait être laissé au hasard et décrédibiliser la parole de la jeune actrice. C’était un préalable à la prise de parole d’Adèle Haenel.

Par ailleurs, grâce à son statut social, personne a priori ne pourrait mettre la parole de la jeune femme en doute. Elle n’a pas besoin de publicité, pas besoin d’un rôle, elle est célèbre, son talent est reconnu, elle ne cherche pas à se venger. Il ne faisait aucun doute que son témoignage ferait l’objet de nombreux commentaires sur Twitter. Comme depuis 2 ans suite à l’émergence du mouvement #MeToo. La violence des réactions successives à l’affaire Weinstein était connue. Mais jusqu’alors les français étaient épargnés et les professionnels du cinéma restaient soudés. Le milieu du cinéma français, il faut bien le reconnaitre, n’avait pas vraiment vacillé.

C’est aussi grâce au tollé des réactions sur Twitter provoquées par le témoignage d’Adèle Haenel que Christophe Ruggia a fini par adresser un droit de réponse à Médiapart, alors qu’il avait refusé, pendant l’enquête, de répondre à Marine Turchi. Dès le lendemain du direct, le cinéaste était exclu de la Société des Réalisateurs de Films (la SRF). Par un tweet la SRF apportait son soutien total à Adèle Haenel et lui témoignait son admiration et sa reconnaissance.

Le cinéma français, dans son ensemble, était ébranlé. Et, de fait, un flot de réactions, sur Twitter, saluaient son courage et exprimaient de la gratitude. Pour ne citer que ceux qui ont été largement retweetés : Marion Cotillard, Tonie Marshall, Caroline De Haas, Sand Van Roy, Marlène Schiappa, Sophie Fontanel, Pierre Lescure, Julie Gayet, Marina Foïs, Rosanna Arquette, Audrey Dana, Omar Sy, Manu Payet, Gilles Lellouche, SRF, Unifrance, AFAR, Ciné-Loisirs, Télérama, France Culture.

Une partie de son témoignage notamment fût tweetée à maintes reprises : « Les monstres ça n’existe pas. C’est notre société. C’est nous, nos amis, nos pères. Il faut regarder ça. On n’est pas là pour les éliminer, mais pour les faire changer. Polanski est un cas emblématique d’une société dans laquelle 1 femme sur 5 est victime de violences sexuelles ». L’abondance de réactions dues au témoignage de l’actrice participe à la visibilité dans l’espace public d’un sujet longtemps resté tabou en France. Adèle Haenel, ayant eu le courage de témoigner, fait écho à cet « héroïsme de l’action qui est un héroïsme démocratique, héroïsme ordinaire » évoqué par Etienne Tassin dans « Les gloires ordinaires » qui approfondi le concept arendtien d’espace public. Adèle Haenel s’expose, se met en danger (d’être boudée par le cinéma par exemple) pour donner de la visibilité à des pratiques jusqu’ici passées sous silence. Les trois vertus fondatrices de l’action politique pour Tassin s’actualisent dans les propos de la comédienne et les réactions sur le web : par sa parole elle agit sur le réel et se constitue ainsi en tant qu’acteur public puisque son action fait émerger une problématique qui touche toutes les catégories sociales mais reste particulièrement floue dans le sacro-saint cinéma français.

Cette action dite « publique » permet de constituer un champ de relation entre différents individus sur le web (notamment sur Twitter) et d’engendrer par ces liens une communauté qui dépasse les simples clivages sociaux, communauté qui occupe l’espace public agonistique et participe à mettre en lumière les attouchements que les jeunes actrices peuvent subir, par le tweet par exemple. Adèle Haenel cherche à faire apparaître sur la scène publique, et par-extension dans le champ politique comme elle le revendique, toutes les victimes qui n’ont pas pu obtenir justice à cause d’un système inique qui « protégerait » indirectement les agresseurs.

Sa parole n’est pas contestable. C’est ainsi qu’elle a brisé l’omerta Française. Et contrairement au mouvement #MeToo où des femmes doivent se battre contre plus fort qu’elles, il s’agit là une actrice de renommée nationale qui dénonce des actes avérés.

Le fait qu’elle ne veuille pas saisir la justice (parce qu’elle n’a pas confiance) mais témoigne devant des journalistes rend le débat d’intérêt public et semble exclure toute vengeance de sa part. Et, de fait, les réactions du monde du cinéma sont unanimes. Les commentaires sur Twitter abondent. Mais c’est le retweet qui est privilégié. Il s’agit de déclarations ne souffrant pas la contradiction. Et c’est à la puissance du témoignage d’Adèle Haenel qu’on le doit. La légèreté habituelle des commentaires sur Twitter ne semble pas avoir sa place ici. Les tweets sont emprunts de solennité. Ils sont là pour relayer et propager la « bonne parole » de l’actrice. Habituellement quand une « affaire » est dévoilée par Médiapart c’est Edwy Plenel qui est cité, applaudi, ou critiqué. Ici ce sont les mots de l’actrice, puissants et justes, qui sont rapportés.

Une fois de plus, la stratégie du site d’information indépendant a payé. Une enquête longue, un travail journalistique approfondi, une confession diffusée en direct et largement annoncée sur Twitter notamment ont fait basculer le milieu du cinéma français, préalable à un effet boule de neige, et même amené le parquet de Paris à ouvrir une enquête. C’est bien ce témoignage dans l’espace public qui a provoqué une réaction du système judiciaire. Et les arguments d’Adèle Haenel qui ont fait la différence, en se plaçant sur le terrain sociétal.

N’y aurait-il eu que l’article de Médiapart, cela aurait-il été suffisant pour que le milieu du cinéma se livre à une telle introspection ? Bien-sûr que non. C’est le relais du sujet et son approbation quasi unanime notamment sur Twitter qui a légitimé les aveux d’Adèle Haenel et libéré la parole. Comme l’écrit Zineb Dryef dans le journal Le Monde : « Fait très rare, la profession, quasiment dans son ensemble, a déclaré son soutien total à l’actrice à travers ses instances représentatives ». Ensuite, il ne restait plus à Twitter qu’à le faire savoir. Et c’est parce que le témoignage d’Adèle Haenel est un geste politique et hautement symbolique qu’il a été relayé tel quel sur Twitter sans qu’il ait besoin nécessairement d’être commenté ou contesté. C’est devenu une cause générale et évidente. Et Twitter pourrait bien participer abondamment à libérer la parole de jeunes filles pas encore connues qui pourraient confier leur propre expérience sans tabou et dénoncer publiquement et sans crainte les coupables d’actes devenus inacceptables. La suspicion de carriérisme des victimes qu’on a tant lu sur Twitter lors de l’affaire Weinstein se trouve reléguée en second plan depuis les aveux d’Adèle Haenel et l’évidence de la vérité révélée.

Le mot de la fin sera donné à Marine Turchi, interrogée par TV5 Monde :

« On va préparer un article à froid, avec les réactions suscitées par la prise de parole d’Adèle Haenel. C’est vraiment intéressant, car les témoignages vont bien au-delà, évidemment, de l’univers du spectacle. Tout le monde écrit et raconte, et certains, même, publient sur Twitter de très longs témoignages. On y parle de pédocriminalité. C’est un autre #MeToo qui s’ouvre. »

Bibliographie :

  • Étienne Tassin, “Les gloires ordinaires. Actualités du concept arendtien d’espace public.”, Cahier Sens Public, 2013/1 n° 15-16, pages 23 à 36.
  • FLICHY Patrice, « Internet et le débat démocratique », Réseaux, 2008/4 n°150, pages 159 à 185
  • « Twitter, espace politique, espace polémique. L’exemple des tweet-campagnes municipales en France », Arnaud Mercier, 2015
  • Lien du MédiapartLive : https://www.youtube.com/watch?v=QFRPci2wK2Y

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