Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

Le 27 mai 2023, le discours de Justine Triet, lors de la remise de sa Palme d’or au Festival de Cannes pour son film Anatomie d’une chute, a suscité un grand débat dans l’espace médiatique. Ce discours contestataire s’appuyant sur la réforme des retraites n’a pas laissé les médias indifférents, notamment la radio RTL qui a débattu sur les propos tenus et la légitimité de ce discours en mai dernier, dans l’émission “On refait le monde” présentée par Aurélie Herbemont et Eric Brunet. Par ce débat, deux visions s’opposent: la vision de Rokhaya Diallo qui salue et félicite la tribune de la réalisatrice, qu’elle estime complètement légitime – face à la vision de l’ensemble des autres chroniqueurs, soit Lydia Guirous, Eric Brunet et Laurent Alexandre, qui voient une forme d’ingratitude dans de tels propos. 

Ce débat a été publié le 29 mai 2023, par les comptes officiels RTL, dans sa totalité sur Youtube (18min33) et par extraits sur la plateforme X. Dans cet article, nous analyserons les réactions des internautes/auditeurs vis à vis de la vidéo Youtube, mais aussi par rapport à deux extraits publiés sur X, mettant en avant une partie de l’intervention de Rokhaya Diallo (1min33) et Lydia Guirous (0min35): cela prend en compte tant les “likes”, que les commentaires, ainsi que les réponses à ces commentaires, ou tout autre moyen de réaction possible par l’internaute. Les commentaires récoltés ont été publiés le jour même de la diffusion et au plus tard le lendemain, soit le 30 mai.

De sorte, nous avons pu comptabiliser 98 commentaires au total, que nous avons regroupés sous forme de tableau pour faciliter l’analyse : 30 sur Youtube, et 28 sous l’extrait sur X de l’intervention de Madame Diallo et, 40 sous celui de Madame Guirous (l’ensemble des profils ont été anonymisés). 

L’analyse des réactions nous conduira à réfléchir sur une possible inégalité de position dans les commentaires, rejoignant l’inégalité constatée dans le débat en lui-même. Nous nous attendons ici à une compensation de ces inégalités, pouvant être comblées par l’espace commentaire proposé par les réseaux sociaux numériques. Nous nous intéresserons également au niveau de violence des propos tenus vis-à-vis des chroniqueur.euse.s, de Justine Triet mais aussi envers les autres internautes, la virulence verbale ayant été un élément récurrent des commentaires analysés. Enfin, nous verrons comment s’articulent ces différentes prises de positions à travers les espaces de communication, plus ou moins différents, offerts par les deux plateformes.

Inégalité idéologique dans le débat RTL : perpétuation dans les commentaires?

Nous sommes ainsi face à deux points de vue, les intervenant.e.s eux-même schématisent le débat de manière assez caricaturale : la gauche, représentée par Rokhaya Diallo défendant la prise de parole de Justine Triet, contre la droite, représentée par le reste des chroniqueur.euse.s estimant ce discours déplacé et “ingrat”. Le premier enjeu qui apparaît au sein de ce débat est ce déséquilibre au sein des idéologies des chroniqueur.euse.s, qui place la parole de la gauche, portée par Rokhaya Diallo seule, cette solitude faisant passer sa parole comme la parole minoritaire, et sans possibilité de défense face à celle de la droite. Notre hypothèse est de penser, que cette inégalité idéologique lors du débat sera compensée dans les commentaires. Les réseaux sociaux numériques permettant une accessibilité au débat, nous pensons que les personnes qui estiment que leur parole n’est pas représentée pourront alors prendre parti grâce aux plateformes et ainsi rééquilibrer le débat.

Premier élément à souligner est la reconnaissance, par les internautes, d’un défaut d’équilibre au sein du débat, puisque les seuls messages de soutien à un.e chroniqueur.euse sont adressés à Rokhaya Diallo. Que cela soit sur Youtube ou sur l’extrait de son argumentaire posté sur X, les utilisateurs la remercient et la félicitent de réussir à porter sa parole, qui est, visiblement, celle de plein d’auditeur.rice.s non ou peu représenté.e.s sur ce plateau. En parallèle de ce soutien, s’accompagne parfois une attaque aux autres chroniqueur.euse.s. Par exemple, personne 8 nous dit : « Ca me fume quand ils disent c’est évident sans donner d’arguments hhh heureusement il y a rokaya pour finir cette vidéo ». Par ailleurs, sur Youtube, le débat étant posté en entier, la remise en question du débat est globale et ne vise pas seulement l’avis d’un.e chroniqueur.euse. Personne 15 souligne notamment “ le manque de diversité sur ce plateau”, ce qui concrétise la perception de cette inégalité du débat.

Sur la position des commentaires, qu’importe que les internautes se positionnent en faveur ou non de la prise de parole de Justine Triet, tant de manière explicite qu’en réagissant simplement aux propos d’un.e chroniqueur.euse, sur les trois extraits nous sommes face à trois résultats différents. Dans les personnes s’opposant aux propos tenus par la réalisatrice et à sa prise de parole, nous avons compté les commentaires l’insultant, marquant évidemment un désaccord. Sur Youtube nous avons une parfaite égalité, sur les 30 commentaires analysés, 12 prennent clairement parti pour le discours de la réalisatrice, 6 pour, 6 contre. Sur l’extrait sur X de Rokhaya Diallo, 4 personnes sont en accord contre 11 qui s’opposent. Enfin sur le dernier extrait sur X de Lydia Guirous, 15 soutiennent le discours de Justine Triet contre 2. Nous ne sommes pas face au même contenu sur les trois plateformes ce qui complexifie la comparaison. Sur Youtube, les internautes ayant accès à des points de vue différents, puisque le débat RTL est diffusé dans sa totalité, prennent parti par l’espace commentaire, en défendant leur point de vue personnel sur la question. Pour ce qui est de X, une chose est sûre pour cette analyse, les commentaires sont accaparés par la pensée opposée à celle de la locutrice du débat RTL : Dans l’extrait de Rokhaya Diallo, une majorité de commentaire s’oppose à sa prise de position, dans celui de Lydia Guirous, le même schéma se répète. Par cette plateforme un nouvel indicateur nous aide pour voir la prise de positions des internautes : le nombre de likes. L’extrait de Rokhaya Diallo a 139 likes face à celui de Lydia Guirous qui en comptabilise 99 likes. 

Ainsi, selon la plateforme et la manière de manifester sa position, le déséquilibre idéologique dans le débat RTL est plus ou moins comblé : sur Youtube on questionne la qualité des chroniqueur.euse.s ainsi que le dispositif du débat, sur X puisque les extraits relaient un propos d’une intervenante, on ne questionne pas le débat dans son entièreté mais on va plutôt prendre parti contre ou pour les propos d’une des deux chroniqueuses, via l’espace commentaire ou les likes, afin de se positionner sur la pertinence du discours de Justine Triet. Si nous prenons en compte les trois extraits, on peut considérer un rééquilibrage du débat. En effet, les personnes en accord avec le discours de la réalisatrice se manifestent et prennent parti dans l’espace commentaire, ce qui permet un pluralisme d’opinions dans le débat qu’il n’y avait pas dans le débat RTL. 

Virulence verbale et critiques dans les arènes numériques

Comme dans le débat RTL, dans les commentaires, nous retrouvons de la virulence. En effet, sur les 98 commentaires analysés, 38 sont des critiques individuelles ou des critiques plus globales des chroniqueur.euse.s et ce qu’ils représentent. 24 d’entre eux sont des critiques individuelles, plutôt offensantes, qui parfois ne servent même pas le débat. Par exemple, personne 20 écrit “ De l’argent jeté pour un film que personne ne va aller voir…”. Ce genre de commentaire ne sert pas ce propos, mais seulement à décrédibiliser le.la locuteur.rice en s’attaquant à son image. Dans son article, La conflictualité en discours : le recours à l’injure dans les arènes publiques, Claire Oger explique que la violence verbale peut être utilisée dans les débats politiques en réponse à des tensions sociales et politiques, en fonction du contexte médiatique ou institutionnel, et parfois pour exprimer l’émotion, la passion, ou pour perturber la situation en cours. La manière dont la violence verbale est employée dépend fortement des conditions spécifiques du débat politique. Ici nous sommes face à un débat médiatique, incitant à un clivage idéologique assez binaire : la droite contre la gauche. Ces deux positions ne mettant pas au centre les mêmes valeurs, on utilise la critique voire même l’injure pour décrédibiliser l’adversaire et ainsi faire adhérer au discours défendu : Claire Oger parle notamment de “la mise à mort symbolique de l’adversaire”. 

Dans notre cas, ces messages virulents sont plus ou moins subtils, et attaquent beaucoup la légitimité de Justine Triet, mais également celle des chroniqueur.euse.s, invoquant une supposée “bêtise” des différent.e.s intervenant.e.s. Bien qu’on puisse penser que X est la plateforme attitrée aux violences et des insultes écrites, notre exemple ne nous conforte pas dans ce sens étant donné que l’extrait Youtube en cumule plus que l’extrait de Rokhaya Diallo, avec un nombre de commentaires analysés plutôt équivalent. L’extrait dont l’espace commentaire compte le plus d’injures et de critiques est l’extrait de Lydia Guirous: 9 lui sont adressés personnellement, la traitant de “gourde”, lui demandant de se taire ou l’attaquant sur son parcours politique, l’accusant notamment d’avoir “piqué dans les caisses”. Ce qui est intéressant dans les commentaires de cet extrait est que 8 commentaires portent une critique directe au parti “Les Républicains”, situé à droite : Lydia Guirous ayant été la porte-parole de ce parti de 2015 à 2016 puis de 2017 à 2019. On s’attaque donc à l’idéologie, au parti, que celle-ci représente, par ses arguments et son histoire avec celui-ci, et on généralise alors la critique au système de valeurs défendue par Les Républicains.

Ainsi, la virulence des propos est caractéristique des commentaires puisque ceux-ci contiennent principalement des critiques, voire des injures, à l’égard des intervenant.e.s, et des idéologies en jeu. Dans cette étude, ce sont les femmes qui sont le plus insultées dès lors que le débat porte sur la prise de parole d’une réalisatrice mais également sur la prise de position, dans les deux extraits X, de deux chroniqueuses. Bien que les commentaires ne soient pas explicitement sexistes, l’attaque individuelle constamment dirigée vers le genre féminin, se focalise sur l’intellect, dénonçant une prise de parole déraisonnée puisqu’elles “s’improvisent spécialistes” et ont un “parti-pris” au lieu d’exercer une certaine “neutralité”, voire une parole “mensongère”, et remettant en question “leur talent” dans leur travail. Il serait alors intéressant de se demander si le même type d’injure serait apparu dans un débat médiatique équivalent, porté par des hommes. 

YouTube vs. X : Les différences techno-sémiotiques des deux plateformes qui poussent à communiquer de manières spécifiques

Les différences notables entre les modes de communication sur YouTube et X sont la longueur des messages, la visibilité des échanges, les fonctionnalités spécifiques et la nature même des interactions. YouTube favorise des commentaires souvent plus longs et contextualisés, associés à des vidéos spécifiques, ce qui permet des débats plus conséquents et la conservation de ceux-ci dans le temps. X encourage une communication plus instantanée, avec une portée temporelle limitée, mais offre des fonctionnalités de suivi, de partage et de notifications plus avancées, ce qui favorise la construction de réseaux interpersonnels plus actifs. Virginie Julliard parle de tous ces éléments relevant de la techno sémiotique sur X, qui participent à créer deux “communautés” bien distinctes, et qui sont utilisés par les internautes pour débattre.

Ces interfaces particulières nous ont poussées à nous poser la question des interactions entre les utilisateur.rice.s, et de voir si celles- ci poussent au débat dans l’espace commentaire et sous quelle forme.

Dans l’analyse des commentaires Youtube, il est apparu que seulement cinq commentaires ont reçu une réponse de la part d’un internaute. Dans la quasi-totalité des cas, ces réponses n’ont pas suscité de discussion. Mis à part une brève discussion, les internautes semblent publier un unique commentaire, sans vérifier par la suite si quelqu’un leur a répondu ou non. Les réponses aux commentaires consistent généralement en une moquerie de l’auteur du commentaire. 

Le constat est le même sur la plateforme X. En effet, quelques commentaires ont reçu des réponses, mais personne n’a réagi à celles-ci. Sur les cinq commentaires X ayant reçu une réponse, on peut relever différents types d’interaction : 

  • Des réponses allant dans le sens du commentaire 
  • Des réponses invitant au débat 
  • Des réponses contredisant le commentaire, sans pour autant chercher le débat

Nous pouvons donc déduire de cette analyse que les internautes ont peu débattu entre eux. En effet, on ne relève que peu d’échanges, et ceux-ci sont bien souvent très courts et ne mènent pas vers un réel débat. Finalement, il semblerait que les internautes participent au débat, mais de manière assez individuelle : chacun donne son avis sur le sujet, sans répondre aux prises de position des autres internautes. Les plateformes numériques telles que YouTube et X ouvriraient alors vers une autre forme de débat, et plus largement de communication, dans laquelle la prise de position individuelle en réponse à certaines thématiques serait plus importante que la discussion autour de celles-ci. 

EXTRAITS ÉTUDIÉS: 

-Débat RTL diffusé le 30 mai 2023 : https://www.youtube.com/watch?v=7XTRvOQMR04 

-Extrait du débat RTL sur la plateforme X, intervention de Rokhaya Diallo : https://twitter.com/rtlfrance/status/1663244354490712071?s=46

-Extrait du débat RTL sur la plateforme X, intervention de Lydia Gurous : https://twitter.com/rtlfrance/status/1663240846265778176?s=46

BIBLIOGRAPHIE

  • Claire OGER, “La conflictualité en discours : le recours à l’injure dans les arènes publiques”, 2012
  • Virginie Juilliard, “#théorieDuGenre: Comment débat-on du genre sur Twitter”, Question de Communication
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