Le 27 Mai 2023, lors de son discours de remerciement à la remise de sa Palme d’Or au Festival de Cannes, la réalisatrice française Justine Triet est revenue sur la vague de contestation qu’a connue la France suite à la réforme des retraites. Elle dénonçait l’agenda néo-libéral du gouvernement français ainsi que “la marchandisation des produits culturels”. Ce discours a été l’objet de nombreux commentaires et débats dans les médias. Deux jours après le discours de la réalisatrice d’Anatomie d’une chute, l’émission du 29 mai de “On Refait le Monde” sur la radio RTL, portait sur cette prise de parole qui a fait polémique. Selon le concept de l’émission, présentée par Aurélie Herbemont et Éric Brunet, les éditorialistes Rokhaya Diallo, Laurent Alexandre et Lydia Guirous en ont donc débattu.
Les intervenants y discutent de la légitimité pour une réalisatrice de tenir des propos contestataires alors qu’elle reçoit le prix le plus prestigieux du cinéma international. Néanmoins, qu’en est-il de la légitimité des intervenants eux-mêmes ? Dans quelle mesure une telle émission permet-elle une discussion réelle, un débat pluraliste ? N’avons-nous pas plutôt à faire à la mise en scène d’un débat démocratique et rationnel, laissant place à la promotion d’un discours idéologiquement marqué ?
De bons acteurs pour un faux débat
Avant même de se pencher sur les discours véhiculés à travers ce débat, la manière dont sont présentés les participants annonce son ancrage idéologique. Laurent Alexandre, ancien médecin et aujourd’hui entrepreneur et diplômé de l’ENA, est simplement un « médecin » dans la description de la vidéo Youtube qui retranscrit le débat. Membre de l’élite économique française, il est présenté comme un membre de la société civile, privilégié certes, mais conscient de ses réalités. Lydia Guirous, un temps porte-parole des Républicains, de Décembre 2017 à Octobre 2019, y est seulement présentée comme « ancienne militante du Parti radical », puisqu’elle a effectivement été candidate pour les législatives de 2012 du 20ème arrondissement de Paris sous l’égide du Parti Radical Valoisien. Son appartenance à la droite conservatrice est donc occultée au profit d’une ancienne adhésion à un parti de centre-droit. Figure majeure de l’antiracisme intersectionnel en France, Rokhaya Diallo devient « éditorialiste au Washington Post ». Elle est donc la seule à être rattachée au journalisme sur les 3 intervenants mais dans un journal américain ayant une renommée internationale. Cette mise en avant par son appartenance à ce quotidien étasunien, à priori important, renforce le flou là aussi sur son travail, notamment de podcast et son émission “Kiffe ta Race” produit par Binge Audio, qui traite des questions raciales en France. Le débat sape donc son appartenance à un discours de gauche, qui pourrait être désigné de wokiste par une partie de la classe politique. Ce courant fantasmé par la droite institutionnelle, serait issu d’une influence de la gauche américaine sur l’Université française, et diffuserait un discours social devenu communautariste.
Une mise en scène de démocratie délibérative
Ce débat apparaît comme une mise en scène de la démocratie délibérative (Habermas, 1996), dans laquelle des citoyens égaux délibèrent publiquement. En effet, la radio RTL étant publique, les intervenants qui prennent la parole le font publiquement et non au sein d’une sphère privée. De plus, leur statut d’intervenant est assez similaire au statut des citoyens dans la mesure où ils ne sont pas forcément des experts de tous les sujets, et peuvent donc délibérer entre eux. Dans ces circonstances, leur discours revêt une supposée authenticité. Les chroniqueurs deviennent alors de simples observateurs des faits d’actualités, qui constituent la réalité sur laquelle se base la délibération démocratique telle qu’elle est définie par Habermas. En somme, l’émission détourne le dispositif du débat démocratique en le mettant en scène, et en devient un simulacre d’exercice de la pensée. Il est le lieu d’une apparente confrontation libre de points de vue tout en faisant, par des choix éditoriaux manifestes, la promotion d’une idéologie (Arendt, 1958). Plutôt qu’un débat qui soit le miroir de l’opinion publique, une réflexion sur la réalité des faits sociaux, il semble que cette émission soit un exemple où l’espace médiatique diffuse une représentation, construite par l’idéologie libérale, de la réalité. Cette émission est en fait un exemple concret d’un débat médiatisé ayant un rôle de “technologie politique” (Vöros, 2018) où un objet politique est fabriqué par le fait même qu’il est débattu sur un plateau de média.
La promotion d’une idéologie déguisée en débat
Justine Triet serait une simple militante issue de la gauche caviar, « Ces artistes de la gauche caviar, avec leurs revenus mirobolants qui se prennent pour le Jean Moulin face au méchant nazi Macron, c’est insupportable ! » (Laurent Alexandre). Hypocrite et ingrate , elle “devrait dire merci au gouvernement” (Laurent Alexandre) c’est l’ensemble du cinéma français que Lydia Guirous et Laurent Alexandre accablent ici d’hypocrisie, de dédain et d’arrogance. À la manière des “intellectuels”, les artistes et le monde du cinéma seraient une classe sociale plus élevée mais aussi déconnectée de la réalité, comme le montre l’usage du vocabulaire de la supériorité,“Les artistes, j’ai presque envie de dire toujours, montent sur une espèce de piédestal, mèche au vent” (Eric Brunet), “Les françaises se disent “Qu’est-ce qu’ils nous racontent avec leur confort, leur train de vie ils nous donnent des leçons ?” et ça devient assez insupportable” (Lydia Guirous) . C’est aussi l’uniformisme de la gauche qui est déploré dans le débat. Les artistes, au même titre que les intellectuels sont “tous des suiveurs” s’inscrivant dans une “pensée unique”, (Eric Brunet) « Vaut mieux être wokiste pour parler de certains sujets » (Lydia Guirous). La gauche institutionnelle est également dévalorisée, dans la mesure où cette pensée unique infuserait le système de financement du cinéma et ce de façon irréfutable, comme l’affirme Lydia Guirous “Evidemment que c’est plus difficile quand vous n’êtes pas mainstream et de gauche” ou encore le recours à un exemple issu de sa propre biographie, fait de la réalité la manifestation, en acte, de l’opinion toute personnelle de la chroniqueuse. Assimilant la gauche politique à une dictature « Effectivement, il y a une espèce de dictature de la pensée unique de gauche et d’extrême gauche en France qui fait qu’il a très peu de place pour les intellectuels libéraux » (Laurent Alexandre), c’est la lutte contre cette dernière à laquelle appellent les chroniqueurs : « Pourquoi n’y-a-t-il pas l’intellectuel de droite suffisamment intelligent, puissant pour donner envie aux écrivains de se dégager de cette pensée unique ? ». Laurent Alexandre ne cesse d’ailleurs de décrédibiliser la gauche en rattachant le discours de Justine Triet au délire “Il est délirant de considérer que la France qui est le pays le plus socialiste au monde, où les impôts sont les plus élevés au monde, est un enfer néo-libérale. Il faut arrêter ce délire gauchiste ridicule” (Laurent Alexandre). Comme le montre F. Vörös pour la manière dont est traité le sujet du racisme à la télévision, le problème dénoncé par Triet n’est pas traité dans le débat, et c’est précisément celle qui alerte sur la situation actuelle qui devient le problème à propos duquel il faut débattre. Justine Triet devient l’incarnation du milieu du cinéma dans son ensemble, et plus largement des artistes, révélateurs d’une pensée progressiste mise en désuétude car non seulement déconnectée de la réalité, mais aussi totalitaire.
Dans le même temps, Lydia Guirous et Laurent Alexandre n’hésitent pas à glorifier le système de financement du cinéma français. Avec les arguments de comparaison, comme avec le cas étasunien, toute contestation de la situation politique en France est alors supposée injustifiée, inconsciente du contexte contemporain, et donc de la réalité. Ces comparaisons, et l’usage de nombreux superlatifs tels que “subventions considérables” ou “pays de la redistribution” laisse la place à des contre-vérités. Alexandre affirme notamment que l’argent du contribuable finance le cinéma, tandis que majoritairement, le cinéma “s’auto-finance” comme le clame la présentatrice Aurélie Herbemont. En effet, opérant via un système de taxation, le budget du CNC, organisme indépendant du ministère de la culture, possède un budget autonome puisqu’il est financé par les taxes qu’il opère sur les recettes de différents secteurs audiovisuels et notamment les salles de cinéma. La taxe spéciale additionnelle (TSA) prélève ainsi 10,72% sur chaque ticket de cinéma acheté, cet argent étant ensuite redistribué dans le budget alloué aux différentes aides dites sélectives du CNC ainsi qu’à ses aides dites automatiques. Grâce à son budget, l’organisme finance également à hauteur de 50% les budgets des fonds de soutien régionaux aidant financièrement in fine les aides régionales pour les projets cinématographiques et audiovisuels qui se tournent dans leur territoire. Dire que le cinéma s’auto-finance complètement serait une erreur puisque les aides régionales contiennent une part d’argent publique mais cette part publique est minime dans le plan de financement des films, notamment face aux aides du CNC qui sont plus importantes.
Dans ce débat, toute critique est rendue illégitime. On parle d’une “tribune mal choisie”, et d’autres gestes politiques, eux, bienvenus, comme celui de la “mannequin iranienne à Cannes”. Le procès de Justine Triet par le débat est donc celui de la gauche par la droite, qui est sans appel. D’ailleurs, les temps de parole des participants éclairent l’orientation du débat. A deux, Lydia Guirous et Laurent Alexandre parlent pendant 6min36 tandis que Rokhaya Diallo a la parole pendant 4min11, soit deux minutes de moins que les défenseurs de la droite et sans oublier qu’elle se fait interrompre régulièrement par ces deux derniers, treize fois tout au long du débat, « Pardonnez-moi je ne vous ai pas interrompu Lydia. C’est d’autant plus important de ne pas m’interrompre puisqu’a priori je vais être la seule à défendre ce point de vue » (Rokhaya Diallo). Ainsi, tout est mis en œuvre afin de mettre en valeur une pensée en faveur d’une autre.
Une unique représentante du pluralisme
Représentante d’une position progressiste dans l’émission, Rokhaya Diallo défend les propos de la réalisatrice, qui, selon elle, appelle à la préservation du fonctionnement du cinéma français. Diallo affirme l’existence du pluralisme politique au sein du cinéma par différents exemples. Elle revient sur les comparaisons déclamées par les autres chroniqueurs au cours du débat, venant à relativiser la situation de la France et amoindrir les propos de Triet et rappelle que “chacun fait avec ses propres réalités”. Aussi, elle met en perspective le rôle des artistes dans la société en tant que figures questionnant l’ordre établi, légitimant donc la prise de position de Triet. Néanmoins, le verdict est déjà déclaré par les autres intervenants, invalidant son propos comme le fait la manière dont elle est présentée.
Simulacre d’un débat pluraliste et raisonné, l’émission analysée appelle en somme son auditoire à refuser toute position progressiste, même lorsqu’elle émane d’une artiste, que de la classe politique. Les producteurs, les “intellectuels”, et les artistes, qui diffusent des idées réformistes, seraient éloignés de la réalité que vivent les auditeurs, qui n’auraient alors aucun intérêt à adhérer ces idées hors-sol. La classe médiatique, dont l’appartenance à la bourgeoisie était déjà décrite par Habermas, ne fait pas ici la critique du pouvoir en place, mais bien sa promotion, et avec, lui, celle de l’ordre établi.
VIDEOGRAPHIE
– RTL [RTL] (Éd.). (2023, 29 mai). Discours de Justine Triet à Cannes : légitime ou non ? [Vidéo]. Youtube. Consulté le 29 mai 2023, à l’adresse https://www.youtube.com/watch?v=7XTRvOQMR04
– Extrait du débat RTL sur la plateforme X, intervention de Rokhaya Diallo : https://twitter.com/rtlfrance/status/1663244354490712071?s=46
– Extrait du débat RTL sur la plateforme X, intervention de Lydia Gurous :https://twitter.com/rtlfrance/status/1663240846265778176?s=46
BIBLIOGRAPHIE
– Arendt H., 1958, Condition de l’homme moderne, trad. de l’américain par G. Fradier, Paris, Éd. Pocket, 2002.
– Habermas J., 1962, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. de l’allemand par M. B. de Launay, Paris, Payot, 1993.- Vörös, F., « L’imbrication des rapports de pouvoir dans les dispositifs de débat télévisé à l’ère numérique. Le cas de la controverse sur le racisme en France », Questions de communication, vol. 33, no. 1, 2018, pp. 65-87.
Chers camarades,
Si Justine Triet tentait véritablement de “refaire le monde” en portant son discours , il est certain qu’ici, la majorité des discutants soutient le système en place… Nous avons eu plaisir à lire notre décryptage autour des propos de la réalisatrice Justine Triet. Cet article nous a naturellement encouragés à visionner ce “simulacre d’un débat pluraliste et raisonné” comme vous l’avez si bien énoncé. Nous avons été tout aussi consternés que vous, rédacteurs, face au positionnement clair de RTL sur les choix des chroniqueurs. Pour vous encourager dans vos analyses, assez louables il faut le dire, nous allons vous faire part de nos impressions quant à la forme et au fond.
À propos du premier point, la lecture du texte nous a été agréable (bien plus que l’écoute indigeste du “débat”) et fluide. Cela était permis par le choix de parties aux titres évocateurs et évoquant bien leurs contenus, autrement dit, sans distances avec ce que chacune d’entre-elles comportait. À la limite du pédagogique (en aucun cas péjoratif) la syntaxe correcte, bien qu’ayant parfois des tournures parlées, nous accompagne dans une explication précise des enjeux sémantiques. L’inclusion de citations issues de l’émission et d’auteurs qui travaillent sur le sujet (notons qu’elles nous amènent à se renseigner soi-même et à nourrir notre propre réflexion), permet davantage encore une bonne assimilation de vos arguments. Les commentaires de L. Alexandre et L. Guirous, que nous jugeons aussi lunaires, sont démantelés attentivement, et il est alors facile, pour quelqu’un qui n’est pas familier avec le sujet, de comprendre le raisonnement des deux opposants de R. Diallo.
Quelques points quant au fond maintenant. L’illustration du débat semblant être plus une représentation préconçue d’idées plutôt qu’une délibération réelle est bien expliquée. En mettant en lumière la durée des interventions et le temps de parole inégal entre les intervenants, l’éventuel déséquilibre dans la représentation des différents points de vue est remis en cause. Ainsi, on comprend dans quelle mesure le discours progressiste est discrédité.
Pendant notre lecture, un point nous a marqués, il s’agit de la hauteur moindre prise par rapport au débat, bien que celui-ci, nous le consentons, peut amener à des réactions à chaud et vives. En ce sens, nous aurions apprécié un discours peut-être plus critique de votre part, une distance vis-à-vis du sujet, en ayant un regard neutre sur le débat en présence. Le jugement de valeur est parfois de mise dans l’article, comme lorsque, par exemple, vous écrivez “ des arguments hors-sol”. Nous pensons que cela permettrait d’éviter tout déséquilibre potentiel dans la manière dont la critique est perçue. Toutefois, cela reste une très bonne synthèse.
Par ailleurs, merci pour votre acuité quant à la domination évidente par les participants à l’égard d’autres. Nous avons apprécié votre analyse au travers d’écrits contemporains issus des Cultural Studies et des Sciences de l’Information et de la Communication, nous faisons ici référence aux travaux de Florian Voros. Au vu de ses terrains qui traitent, entre autres, des masculinités et des rapports de dominations, pensez vous qu’il serait également opportun de souligner dans votre article les enjeux et rapports de dominations qui y sont donnés à voir/entendre (ton, posture, phrasé, postures, etc.) ? Nous avons perçu dans les prises de paroles des intervenants, des rapports de force liés au genre, à la classe et à la race, et nous pensons qu’une imbrication des théories intersectionnelles et philosophiques pourrait être intéressante dans le cadre d’un article sur l’espace public. Ici, nous viennent en tête les autrices Kimberlé Crenshaw ou Judith Butler, qui ont théorisé sur le sujet. Interpréter le débat à l’aune de leurs travaux pourrait traduire plus fortement encore certains éléments et mécanismes de domination.
Finalement, vous dites “RTL étant publique, les intervenants qui prennent la parole le font publiquement et non au sein d’une sphère privée” certes RTL est diffusée publiquement, mais il s’agit d’une radio faisant partie du privé M6 ? Que voulez-vous dire par là ?
Nous attendons avec impatience vos réponses à nos questionnements, et nous vous félicitons une dernière fois pour votre article honorable. Merci à vous !
🙂
Raphaël et May
Merci à vous pour votre commentaire précis et votre prise en compte de notre article de manière très précise. Nous prenons acte de vos retours et sommes ravis que les points que nous avons défendu dans notre article vous soient parus clairs et lisibles. Nous nous réjouissons également que l’article dans sa forme vous ait paru bien articulé à travers les verbatim des intervenants. Il nous paraissait intéressant de les restituer de manière à défendre notre thèse et ce de la manière la plus précise possible.
Nous prenons acte de vos retours, aussi bien les côtés positifs que les éléments à revoir. D’abord sur le fait que cet article puisse paraître à charge vis-à-vis du débat et de son idéologie prônée. Étant de jeunes chercheurs, la distance avec notre objet d’étude a été un enjeu dans la rédaction de cet article et elle est encore perfectible.
Nous avons également apprécié votre remarque au sujet de Florian Voros et de notre référence aux Cultural Studies. Malgré cette citation, il est vrai que nous nous sommes focalisés sur les thèses portées dans les sciences de l’information et de la communication sur la place de la démocratie dans les médias. Nous nous sommes davantage concentrés sur ces écrits et il est vrai qu’une étude sur le rapport de force de genre, de classe et de race, entre les intervenants aurait été intéressante et aurait complexifié davantage notre analyse. Nous pensions cependant qu’au vue des consignes à suivre, nous ne pouvions pas rédiger un article plus conséquent et avons privilégié l’analyse du discours des intervenants, aussi bien la forme que le fond.
Quant à RTL, nous voulions insister sur le fait que la radio était diffusée publiquement et qu’elle faisait ainsi partie de l’espace public médiatique français. Vous avez raison, RTL est une radio privée appartenant au groupe M6, notre tournure de phrase a pu prêter à confusion.
Nous vous remercions encore pour votre commentaire qui nous permet d’avoir plus de recul avec notre travail et de prendre conscience de nos forces et faiblesses quant à nos futurs écrits de recherche.
Andéol, Téa et François