Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

Dans un monde de plus en plus connecté, les réseaux sociaux jouent un rôle crucial, tant dans la communication quotidienne que comme instruments d’influence politique et économique. L’arrestation de Pavel Durov, fondateur de Telegram, en France le 24 août, a provoqué une polémique majeure, mettant en lumière les enjeux de liberté numérique et de géopolitique. Durov est accusé de complicité dans des affaires de trafic de drogue, soutien au terrorisme et cyberharcèlement, et Telegram est régulièrement critiqué pour son manque de modération, facilitant la diffusion de contenus extrémistes, de fausses informations et de discours haineux. Durov, figure emblématique de la liberté sur Internet, est soupçonné d’avoir facilité des activités criminelles sur Telegram. Il a été interpellé à l’aéroport du Bourget, alors qu’il se rendait à Paris.

Telegram est devenu, aux côtés de WhatsApp, l’un des services de messagerie les plus importants au monde, avec près d’un milliard d’utilisateurs, la plateforme attire par son absence de restrictions, devenant un outil majeur de communication, notamment en Russie et en Ukraine. Ce cas a mis en lumière la tension croissante entre la liberté d’expression, la vie privée et la sécurité dans le cyberespace. Il a ravivé le débat sur le rôle des réseaux sociaux dans la diffusion d’informations, l’organisation de mouvements sociaux et l’influence politique.

Cette analyse vise à examiner l’un des nombreux débats générés autour de cet événement, dans le contexte d’un média français de grande envergure tel que France 24. Elle explore ses implications sur les relations entre les plateformes numériques, les gouvernements, la guerre actuelle entre la Russie et l’Ukraine, ainsi que certaines conséquences pour la vie privée et les droits individuels dans un contexte de surveillance étatique croissante.

Dans cette émission du Le Débat de France 24 diffusée le 27 août 2024, l’animatrice Stéphanie Antoine a modéré une discussion sur l’arrestation en France de Pavel Durov, le PDG et fondateur de la plateforme de messagerie Telegram. Cette affaire a suscité diverses réactions, tant en France qu’à l’international. Des personnalités comme Elon Musk ont exprimé leur soutien à Durov, tandis que des médias russes et pro-guerre affirment que l’arrestation est une tentative de limiter la liberté d’expression et que la France agit sous l’influence des États-Unis.

Le président français, Emmanuel Macron, a déclaré sur Twitter que l’arrestation de Durov n’était pas une décision politique et que la liberté d’expression est protégée par la loi en France, mais que cette liberté est encadrée par des règles visant à protéger la sécurité et les droits fondamentaux des citoyens, tant dans la vie réelle que sur les réseaux sociaux. Antoine a ensuite introduit plusieurs questions pour le débat : Durov est-il un héros de la liberté d’expression ou un criminel ? Quelles seront les conséquences pour lui s’il ne coopère pas avec les autorités ? Quel est l’impact politique et géopolitique de son arrestation ? Et quel rôle a joué Telegram dans la guerre en Ukraine ?

Les invités étaient Guillaume Grallet, journaliste pour Le Point et chroniqueur high-tech sur France 24 ; Fabrice Epelboin, entrepreneur et spécialiste des réseaux sociaux ; et Olivier Weber, écrivain et reporter, qui a participé par vidéoconférence. Weber a expliqué que Durov est poursuivi non pas pour avoir directement commis les crimes sur Telegram, mais pour ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour les prévenir, comme le trafic de drogue, le crime organisé et l’apologie du terrorisme. La tension géopolitique entre la France et la Russie a également été soulignée, le Kremlin exigeant la libération de Durov et accusant la France de censure.

Grallet a commencé le débat en présentant Durov et son frère Nikolái, qui ont fondé Telegram à Saint-Pétersbourg, où ils sont considérés comme des figures importantes dans le domaine de l’informatique. Il mentionne que Telegram a été comparé à Facebook et que, bien que Durov se présente comme un opposant au régime russe, il a parfois cherché à se rapprocher de Vladimir Poutine. Epelboin a, quant à lui, abordé la dimension géopolitique de l’affaire, arguant que nous nous trouvons à la croisée des chemins entre réseaux sociaux, technologies et géopolitique, où les intérêts russes et européens s’affrontent directement.

À ce moment du débat, l’un des arguments de la philosophie de Jürgen Habermas (1962) semble se dessiner. En effet, Habermas observe qu’à l’ère des réseaux sociaux, il s’est produit une érosion des critères de rationalité qui structuraient auparavant l’espace public. Il parle même d’une régression politique. Cette régression va à l’encontre de l’idée selon laquelle la modernité devrait mener à un progrès rationnel et non à un recul politique. Le processus de rationalisation du monde vécu ne fonctionne plus, il est bloqué, tandis que la différenciation sociale continue de se produire.

Concernant la guerre en Ukraine, Weber a expliqué que Telegram, en tant que plateforme de messagerie chiffrée, a été utilisée par les deux camps militaires pour communiquer de manière sécurisée. L’absence de modération sur Telegram et son approche de la confidentialité des utilisateurs ont fait que la plateforme est devenue un refuge pour les activistes, théoriciens du complot et criminels. Weber a ajouté que bien que Durov ne soit pas directement responsable des crimes commis via Telegram, le droit français pourrait le considérer coupable d’avoir facilité ces actes en ne coopérant pas avec les autorités.

Grallet a proposé que la détention de Durov pourrait constituer un précédent pour enquêter sur d’autres propriétaires de plateformes de messagerie, comme Elon Musk (propriétaire de X, anciennement Twitter) ou Mark Zuckerberg (Facebook), dont les services sont également utilisés par des criminels. Epelboin soutient que l’arrestation de Durov est entièrement politique, car les mêmes activités criminelles se produisent également sur d’autres réseaux sociaux comme Facebook ou Snapchat, sans que leurs propriétaires n’en soient tenus responsables.

Grallet a également mentionné une nouvelle version premium de Telegram, permettant l’achat de crypto-monnaies (Ton), soutenue par des hommes d’affaires russes, ce qui a soulevé des questions sur les véritables objectifs de la plateforme. L’animatrice a ensuite introduit un sujet sur la guerre entre la Russie et l’Ukraine, en présentant une vidéo expliquant le fonctionnement de Telegram. Durov a fondé Telegram en 2013, après avoir été contraint de quitter la Russie à cause des pressions du gouvernement pour prendre le contrôle de la plateforme. Telegram se positionne comme un défenseur de la liberté d’expression et de la confidentialité totale des communications, mais elle est aujourd’hui utilisée massivement dans des conflits comme celui en Ukraine, tant pour diffuser des informations que pour propager de la désinformation, en raison de son anonymat garanti.

Lors de l’évaluation de la responsabilité de Durov, Grallet a comparé la situation à celle du courrier postal, se demandant ce qu’il adviendrait si des crimes étaient découverts dans des échanges postaux. Epelboin a expliqué que les plateformes comme Facebook et Twitter ont été beaucoup plus coopératives avec les autorités, mais que la régulation des réseaux sociaux est pratiquement impossible à réaliser en raison du nombre d’utilisateurs. Face à ce défi, l’Union européenne envisage de mettre en place une législation appelée « chat control », qui permettrait aux autorités d’accéder aux messages des utilisateurs sur les réseaux sociaux. Epelboin et Grallet ont convenu qu’il est nécessaire de trouver un équilibre entre la liberté d’expression et la sécurité, mais ont mis en garde contre les risques d’une surveillance excessive.

Grallet et Epelboin ont aussi discuté de l’utilisation du programme d’espionnage Pegasus, qui permet de suivre les appels, les messages et la localisation des individus, soulignant que cet outil est principalement destiné à l’espionnage politique, notamment pour suivre les opposants. Weber, en tant qu’expert en diplomatie russe, a ajouté que la Russie utilise l’arrestation de Durov comme un mouvement géopolitique pour se présenter comme un défenseur de la liberté d’expression face à l’Occident.

La question la plus controversée du débat a été de savoir si Durov coopérerait avec les autorités françaises. Epelboin a exprimé des doutes, rappelant qu’à la différence d’Elon Musk, qui a une présence internationale et des projets politiques comme son soutien à l’Ukraine avec Starlink, Durov n’a pas beaucoup de leviers de négociation à part des informations sur le mouvement politique macroniste. Weber a suggéré qu’il pourrait y avoir un accord, car Durov et les autorités savent qu’il est impossible de tout contrôler sur des plateformes aussi grandes que Telegram.

À la fin du débat, Grallet conclut en soulignant l’image publique de Durov, qu’il a lui-même cultivée comme un aventurier, un voyageur au cœur libre, qui se laisse voir dans des photos de sa vie hors du commun sur les réseaux sociaux. Cette arrestation pourrait affecter son ego et transformer une figure iconique en victime. Epelboin a également réfléchi à la manière dont les gouvernements exercent des pressions pour censurer non pas ce qui est illégal, mais simplement ce qu’ils ne veulent pas voir sur les réseaux sociaux. Selon lui, tous les créateurs de plateformes sociales sont soumis à la pression de leurs gouvernements, mais cherchent à donner de l’indépendance à leurs utilisateurs.

Enfin, Weber a conclu que la disparition de Telegram ne changerait probablement pas le cours de la guerre en Ukraine, car il existe d’autres moyens de communication. Grallet et Epelboin ont convenu avec lui que même si Telegram venait à disparaître, d’autres plateformes prendraient sa place, et qu’une régulation plus globale des réseaux sociaux serait nécessaire pour avoir un véritable impact sur la cybercriminalité.

Tout au long du débat, les participants offrent des points de vue complémentaires : Fabrice Ebelpoin souligne l’influence croissante des réseaux sociaux dans la création de la vérité, s’interrogeant sur la capacité des États à assurer la sécurité face à la circulation incontrôlée de l’information. Olivier Weber présente une analyse géopolitique de la Russie et de l’Occident, tandis que Guillaume Grallet introduit des sujets variés, mais sans profondeur. Le modérateur veille à l’équilibre du temps de parole et à la sérénité du ton.

Le temps de parole est très équilibré au long de ce débat, chaque intervenant bénéficiant sensiblement du même espace pour s’exprimer. L’animatrice n’intervient pas à répétition, elle prend la parole lorsque la tension semble monter et que le discours se politise trop, mais n’a pas à intervenir sur des différends entre les participants au débat. Leur attitude reste calme, et leurs arguments n’ont pas de valeur à déstabiliser. Ainsi, France 24 est parvenu à produire une séquence très instructive et dynamique, riche en informations et en questionnements. En gardant une neutralité dans l’approche et une attitude paisible, les intervenants permettent à ce format de convenir à un public relativement large.

Comme conclusion le débat met en évidence la tension entre la nécessité de réguler les réseaux sociaux pour lutter contre les activités illégales et le risque de restreindre la liberté d’expression. L’absence de réponses claires aux avertissements d’Ebelpoin montre la difficulté de traiter ces dilemmes dans une approche politique. Il est suggéré qu’une solution pourrait être la collaboration entre les gouvernements, les experts en cybersécurité et les développeurs de technologies afin de trouver un équilibre entre la sécurité et les droits individuels. 

Les arguments des intervenants soulignent  l’importance des réseaux sociaux à l’ère numérique, non seulement en tant que plateformes d’expression, mais aussi en tant que lieux de création d’informations susceptibles d’être modifiées ou utilisées à des fins illégales. Cela soulève des questions essentielles : jusqu’où ira le contrôle des gouvernements sur ces flux, et une réglementation stricte pourrait-elle affecter les libertés fondamentales ? Cette question reflète le défi mondial que représente l’adaptation de la gouvernance de l’information à l’ère numérique, où les États doivent trouver un équilibre entre la sécurité et la défense des libertés individuelles dans un environnement social complexe et changeant.

Paulina Olmedo,  Diego Mejía, Benjamin Haton

  • Vidéographie

Garde à vue du patron de Telegram en France : Pavel Durov, un héros de la liberté ou un criminel ? (Vidéo). Youtube. Aug 27, 2024

  • Bibliographie

Jürgen Habermas, Structures sociales de la sphère publique, 1962.

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