Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

Le dimanche 6 juin 2021 se déroulait sur LCI un débat opposant Jordan Bardella à Marlène Schiappa et pour l’occasion l’émission politique “En toute franchise” fut organisée comme une préfiguration d’un hypothétique duel Macron / Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2022. Comme nous le verrons, cette confrontation n’a pas tenu toutes ses promesses et aucun antagonisme marqué n’est apparu lors du débat.

“En toute franchise”

L’émission est animée depuis 2019 par la journaliste Amélie Carrouër, elle se déroule le samedi et le dimanche à partir de 18h sur LCI. Ce rendez-vous politique est devenu au fil des années l’un des programmes phares de la chaîne. Il rassemble, dans sa formule classique, plus de 300000 téléspectateurs et peut, dans le cas d’émissions spéciales, dépasser les 1,8% de part d’audience (plus de 350000 téléspectateurs), selon Médiamétrie. Notre article a pour objet l’émission spéciale du 6 juin 2021 ; un débat opposant Marlène Schiappa, ministre déléguée chargée de la citoyenneté, à Jordan Bardella, vice-président du rassemblement national. 

La télévision comme support de visibilité du fait politique

La télévision joue un rôle majeur dans la médiatisation du fait politique. Elle tend à se substituer à la presse dans son rôle de médiation et représente encore aujourd’hui une part prépondérante de l’espace public médiatique et politique malgré l’avènement des nouvelles technologies de l’information et de la communication. 

Cependant, nous notons que la télévision, parce qu’elle répond à des logiques marchandes (via les spots publicitaires notamment), ne peut pas constituer un “espace public” au sens où l’entend Habermas, ce-dernier le définissant comme “distinct de l’économie officielle” (Habermas, 1962). En ce sens, la télévision n’est donc pas un espace neutre de discussion de la chose publique. 

Néanmoins, le débat entre plusieurs intervenants issus de la sphère politique est l’un des dispositifs qui rassemble encore et toujours une part très significative de l’audience télévisuelle, bien que la crise contemporaine des modes de gouvernance (Rosanvallon, 2008) tend à modérer cet engouement.

La télévision est donc un élément crucial dans l’élaboration de l’opinion publique et tous les acteurs politiques sacrifient à ses codes, ses usages et ses mouvances de mode pour obtenir un temps d’antenne des plus fructueux. Selon F. D’Almeida, “l’espace de la classe politique voit (…) son centre de gravité se déplacer des lieux de décision et de définition de la loi, vers les espaces de fabrication de l’opinion et de construction de la lecture populaire du monde.” La télévision devient donc le baromètre de la “recevabilité” de la décision politique. Pour M. Paquette, “l’espace public médiatique [et a fortiori la télévision, qui en représente une part significative] comme centre de visibilisation, comme obligation pour apparaître à la collectivité, paraît, dans ce sens, engloutir l’espace politique ». L’emprise de la télévision sur la sphère politique semble donc être totale, ces deux mondes semblant se recouvrir complètement. Ainsi, pour exister en politique, il faut nécessairement apparaître à la télévision et en être “un bon client”.

C’est parfaitement le cas des deux invités du débat que nous nous proposons d’analyser : Marlène Schiappa est férue des médias (notamment les NTIC), elle est apparue à de nombreuses reprises sur les plateaux pour défendre la politique du gouvernement auquel elle appartient depuis 2017 et elle a en outre obtenu une licence en communication ; Jordan Bardella a été porte parole national du Rassemblement National depuis 2017 et à ce titre il a lui aussi fréquenté assidûment les plateaux de télévision.

TF1 / LCI : une idée très discutable du respect de l’équité

A l’annonce de la diffusion du débat Schiappa / Bardella dans la presse spécialisée, une partie de l’opposition se mobilise sur Twitter, produit des communiqués de presse dénonçant la chaîne LCI pour non-respect du principe d’équité et menace de saisir le CSA. En effet, Marlène Schiappa et Jordan Bardella sont tous les deux candidats en Ile-de-France, aux élections régionales du 20 et 27 juin 2021, dont le premier tour se tient quatorze jours après la diffusion du débat, et comme pour tout scrutin, le principe d’équité doit être respecté, c’est à dire que l’exposition médiatique des différents candidats doit refléter leur représentativité élective, définie par un scrutin antérieur. Ainsi Audrey Pulvar (soutenue par le Parti Socialiste) et Clémentine Autain (La France Insoummise) dénoncent le manque de pluralisme du débat, son manque de représentativité.

Contactée par puremedias.com, la chaîne LCI a réagi aux communiqués de presse de mesdames Pulvar et Autain : « Dimanche 6 juin, le face à face entre Jordan Bardella et Marlène Schiappa sur LCI constitue un débat national (portant sur des sujets d’actualité nationaux) et non régional, entre un ministre du gouvernement et un vice-président de parti politique, qui ont été invités à ce titre-là ».

La chaîne, via la présentatrice, n’aura de cesse durant l’émission de présenter le débat comme n’ayant qu’un enjeu national.

Un débat “présidentiel”

Faisant écho à l’idée répandue début 2021 par les communicants du parti de La République En Marche que le duel du second tour de l’élection présidentielle de 2022 verrait s’opposer Emmanuel Macron (LREM) à Marine Le Pen (RN), LCI opte pour un dispositif qui s’apparente à la production d’un débat présidentiel pour traiter de la confrontation entre Marlène Schiappa et Jordan Bardella. 

En effet, alors qu’aucune règle d’égalité n’est édictée par le CSA hors de la période officielle de la campagne présidentielle (qui commence seulement deux semaines avant le premier tour), la chaîne comptabilise les temps de parole et la journaliste s’assure qu’ils soient égaux en interrompant les débatteurs (cf. note 1) et en leur redonnant la parole (cf. note 2). Si aucun temps de parole n’est visible à l’écran, la présentatrice informe régulièrement les intervenants en leur rappelant leurs temps de parole respectifs : les débatteurs ne semblent pas y avoir accès en temps réel. Les temps de parole sont quasiment égaux à la fin de l’émission, et selon la présentatrice, Marlène Schiappa a parlé 30 minutes et 54 secondes et Jordan Bardella a lui utilisé 30 minutes et 29 secondes de temps de parole (à 1h05m38s, apparition à l’écran des temps de parole cumulés durant le débat). 

En outre, la journaliste oriente le débat pour que la discussion ne porte pas sur un enjeu régional et rappelle les intervenants à l’ordre (“Je vous ramène aux enjeux nationaux de ce débat. » à 13m20s et durant l’évocation de la place Stalingrad à 20m44s).

Enfin, des procédés de production audiovisuelle utilisés dans nombre de débats présidentiels du second tour sont ici employés pour renforcer le côté solennel de l’émission et son apparante neutralité : la présentatrice est située à équidistance des deux protagonistes

et le montage de l’émission laisse une part très importante à un plan mettant en regard les deux débatteurs

les autres plans (sur la présentatrice seule, sur les intervenants seuls ou sur un plan général du dispositif où sont visibles la journaliste et les deux débatteurs) n’étant utilisés qu’en plan de coupe. Ainsi les deux invités sont presque tout le temps visibles à l’écran (soit 41m54s de temps cumulé pour un débat durant 1h05m58s).

Deux protagonistes, un même discours

Avant d’évoquer le fond du débat, nous remarquons qu’il n’y a pas eu d’attaques personnelles ou de stratégies d’évitement du politique par la critique de la sphère privée des participants (Neveu, 2003), ce qui nous semble propice au développement d’arguments de qualité. Cependant, nous restons conscients que « la force du meilleur argument (Habermas, 1962) » n’est plus dans la démocratie contemporaine le motif de la décision collective (Page, 1996 ; Fishkin, 1997). Ainsi, de multiples facteurs interagissent dans l’art de convaincre.

Lors de notre émission, nous notons que Marlène Schiappa n’a même pas à convaincre Jordan Bardella de la pertinence de certains ses propos : en effet, celui-ci acquiesce à bon nombre d’arguments :

“Je vous ai entendu avoir un propos courageux, en novembre 2019, lorsque vous avez déclaré que les violeurs, les auteurs d’agressions sexuelles qui étaient étrangers devaient être expulsés”. (10m30s)

“Je vous fait grâce de cela, vous êtes l’une des seules à ne pas en être dans le déni au sein du gouvernement. [même sujet] » (14m04s)

“Les gens qui viennent dans notre pays et qui réalisent des actes de patriotisme, de dévouement à la nation,  évidemment qu’ils méritent la reconnaissance du pays et la reconnaissance de la nation.” (18m11s)

“Je vous rejoins là-dessus [les dysfonctionnements de l’appareil policier et judiciaire concernant les féminicides et les violences faites aux femmes]” (42m11s)

“Je suis évidemment d’accord avec vous, sur les procédures, sur les efforts qu’il faut faire en matière de traitement des plaintes, de prévention, et vous avez eu là de bonnes mesures, et je ne vais pas vous dire le contraire.” (44m48s)

Marlène Schiappa n’est pas en reste, elle se félicite notamment que le Rassemblement National reprenne des idées et des constats qui sont d’après elle ceux de son parti :

“Sur le fond, je partage évidemment le constat de cette insécurité réelle.” (5m26s)

“Je ne vous dis absolument pas le contraire [sur les bien-faits de l’assimilation dans les années 60].” (17m26s)

“Personne ne vous dit le contraire. [même sujet]” (17m40s)

“Ce que dit Jordan Bardella sur la difficulté du travail de policier, de gendarme, je le partage, bien évidemment.” (27m53s)

“Mais ça me scandalise, monsieur Bardella [sur le problème de sous-représentation à l’assemblée nationale du Rassemblement National]!” (31m01s)

“Moi je suis ravie que le Rassemblement National, et j’ai observé les dernières déclarations de Marine Le Pen, qui s’est mise à parler des féminicides et des violences conjugales, et j’en suis ravie. Parce que je pense que ce sujet [les féminicides] ne doit pas souffrir de divergences politiciennes.” (40m18s)

Jordan Bardella est même l’auteur d’un vibrant plaidoyer en faveur de la défense des femmes, ce qui est habituellement l’apanage de madame Schiappa sur les plateaux de télévision : 

« Je pense être l’avocat du bon sens, Madame, et je pense que vous avez renoncé au combat pour le droit des femmes. Parce que, voyez, la première des libertés d’une femme dans notre pays, c’est la sécurité. Et il ya beaucoup de femmes, beaucoup de jeunes femmes de mon âge, qui lorsqu’elles sont dans les transports en commun regardent derrière elle, développent des stratégies d’évitement… ” (Jordan Bardella)


Pour avoir une vue d’ensemble de la chronologie des arguments et des positions idéologiques des intervenants, nous avons réalisé un tableau, reprenant chacune des idées développées par les deux débatteurs en lien avec les sujets abordés et nous indiquons, par argument, le temps de parole correspondant. 

Cependant, cet outil permet uniquement de rapprocher les différents discours des protagonistes pour en distinguer les moments clés où ils se rejoignent dans l’émission. Nous n’avons pas analysé la qualité et la modalité de ces recoupements.

Nous constatons cependant que les mêmes idées reviennent très souvent dans les arguments des deux débatteurs. Certes l’argument “migratoire” est uniquement développé par Jordan Bardella et c’est le pendant de chacun de ses autres arguments, mais c’est un tropisme bien connu du Rassemblement National.

Nous remarquons donc que les protagonistes semblent avoir signé un « pacte de non-agression » (Villeneuve, 2010, p. 167). le but même du débat semblant être la mise en valeur de chacun des intervenants. 

Cependant, nous supposons que lors d’un débat “présidentiel”, les enjeux ne sont pas les mêmes que lors d’un débat sur des sujets de société issus de l’actualité (comme l’était l’objet de l’étude de Villeneuve) : les protagonistes ont l’ambition de faire valoir la supériorité de leur légitimité sur celle de l’adversaire.

Le procédé nous semble donc être soit purement rhétorique, soit relevant d’une concordance de vues entre les deux débatteurs. 

Enfin, nous avons choisi un extrait de l’émission (de 32m19s à 46m17s) pour effectuer une analyse lexicométrique des différents discours avec le logiciel AnaText. A cette fin, nous avons retranscrit les propos tenus par les intervenants. Cette séquence, qui met en lumière des interactions plus directes entre les débatteurs, nous a semblé la plus à même de faire émerger les propos les plus polarisés. 

L’analyse semble compliquée à exploiter : on remarque toutefois que Jordan Bardella emploie plus souvent le lemme “femme” que son interlocutrice, que cette dernière semble avoir un lexique plus polarisé (16 occurences pour “violence”, 6 pour “plainte”, 4 pour “danger”, 4 pour “féminicide”, 3 pour “harcèlement”). Les analyses des adjcetifs et adverbes lemmatisés nous semble tout aussi peu éclairants.

Seule l’obsession du fait migratoire, comme cause de l’ensemble des problèmes sociaux, singularise le propos de Jordan Bardella. En effet, à chacune de ses attaques sur la politique sécuritaire du gouvernement, Marlène Schiappa lui répond par la présentation des différents durcissements réglementaires et législatifs qui sont déjà en cours de réalisation par l’exécutif et qui semblent répondre en écho au desiderata du représentant du Rassemblement National. 

Il ne semble donc pas y avoir de différences idéologiques majeures entre les deux intervenants, la question migratoire mise à part.

Conclusion

Nous faisons le constat qu‘ici ce sont les circonstances du débat qui en font sa spécificité, pas le contenu même du discours des deux protagonistes. C’est en amont de la diffusion de cette émission que les citoyens ont commencé à investir l’espace public numérique (et Twitter en particulier) pour débattre du bien-fondé de l’organisation même du débat.

Par ailleurs, cette confrontation n’a certainement pas réussi à contenter les attentes de la chaîne, malgré les deux fortes personnalités invitées. En effet, aucun antagonisme marqué et aucune bellicosité n’ont été à déplorer de part et d’autre, bien au contraire, rendant difficile le montage de petites pastilles dont sont friands la presse, Twitter et les chaînes de télévision concurrentes.

En organisant une émission aux allures de débat présidentiel et en en respectant scrupuleusement le décorum, la chaîne n’a-t-elle tout simplement pas fait, à nouveau, le jeu de la banalisation de l’extrême droite, en lui laissant le soin de polir et d’adapter son discours à tous les nouveaux codes sociaux et de la bienséance télévisuelle?

Enfin, force nous est de constater, avec l’apparition du (non)candidat Eric Zemmour, que cette préfiguration quasi prophétique du duel du deuxième tour de l’élection présidentielle de 2022 n’est qu’un leurre et que toutes les options restent possibles.


Notes :

1) à 10m08s, 19m46s, 22m35s, 24m17s, 27m48s, 31m08s, 31m57s, 35m07s, 35m50s, 37m56s, 40m09s, 42m33s, 49m32s, 49m52s, 50m32s, 59m52s, 1h03m46s et 1h05m34s.

2) à 3m23s, 5m26s, 7m54s, 11m42s, 46m54s, 51m10s, 53m27s, 56m37s et 1h01m43s.

Bibliographie : 

D’ALMEIDA, Fabrice, « Des usages de la vie privée dans la (dé)légitimation politique », Quaderni, n° 72, 2010, p. 75-86.

FISHKIN, James S., The Voice of the People, New Haven, Yale University Press, 1997

HABERMAS, Jürgen, L’espace public, (1962). Paris : Payot, 1978.

NEVEU, Erik, «  De l’art (et du coût) d’éviter la politique. La démocratie du talk-show version française (Ardisson, Drucker, Fogiel)  », Réseaux, 118, 2003, pp.  128-129.

PAGE, Benjamin I., Who Deliberates? Mass Media in Modem Democracies, Chicago, The University of Chicago Press, 1996.

PAQUETTE, Martine, « La production médiatique de l’espace public et sa médiation du politique », Communication [En ligne], vol. 20/1 | 2000, mis en ligne le 11 août 2016, consulté le 3 novembre 2021. URL : https://journals.openedition.org/communication/6425

ROSANVALLON, Pierre, La légitimité démocratique, Seuil, 2008.

VILLENEUVE, Gaël, «  Le débat télévisé comme performance collective : l’exemple de Mots Croisés »,  Mouvements, 2010, p.165 à 179.

Sites internets :

Le débat politique entre Marlène Schiappa et Jordan Bardella (Youtube)

Article du Monde relatant les réactions suite à la de la diffusion de l’émission (consulté le 4 novembre 2021) :

https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/06/04/regionales-un-debat-entre-marlene-schiappa-et-jordan-bardella-sur-lci-irrite-les-autres-candidats-franciliens_6082906_823448.html

Audience du débat Dupont-Aignan / Zineb El Rhazoui dans l’émission “En toute franchise » du 14 mars 2021, selon Médiamétrie (consultée le 4 novembre 2021)  : 

https://lemediascope.fr/lci-audience-dupont-aignan-zineb-el-rhazoui-en-toute-franchise-amelie-carrouer-bfmtv-bfmtvsd-face-a-linfo-cnews-france-info/

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