Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

Un contexte épineux.

Dans le cadre des compromis menés au Sénat pour inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution française, puis de son vote le 1er février sous la forme suivante : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse.» (1), nous avons décidé de nous pencher sur le sujet, abordé le 2 février dans l’émission Sens public de la chaîne Public Sénat, dont la vidéo intitulée “Faut-il protéger l’IVG dans la Constitution ?” est diffusée sur Youtube (2). La question, fermée et clivante, s’adresse aussi bien aux invité·e·s du débat sur la chaîne qu’aux quelques millions d’utilisateur·rices. Aussi l’on ne s’étonnera pas que l’espace des commentaires soit très alimenté et laisse place à des réactions très tranchées, et ce malgré une audience très mesurée de la chaîne en question à la télévision (à titre d’exemple, en décembre 2017, l’audience est 30% plus faible sur Public Sénat que sur CNEWS) (3).

Youtube, en tant que plateforme caractérisée par sa dimension participative et son acceptation par une grande majorité, permet de constituer à la fois notre support et notre prisme d’analyse de la participation d’opinion sur les plateformes numériques, en extrayant les avis et les enjeux principaux soulevés par les utilisateur·rice·s.

Un sujet qui fait réagir : la prolifération des propos haineux.

Nous avons procédé au recensement de toutes les réactions publiées sous la vidéo en question, en les classant selon si elles relevaient d’un commentaire « monogal” (4) (qui est censé se référer directement au contenu) ou s’il s’agissait d’un commentaire “dialogal” (5) (une réponse à un commentaire). 

Sur un nombre total de 329 commentaires, 80 font partie de la première catégorie. En séparant les messages qui semblent être pour la constitutionnalisation de l’IVG (11%), et ceux qui s’y opposent  (près de 74%), il apparaît très clair que la majorité des commentateur·rice·s n’adhère pas à la proposition. Pourtant lors du débat sur le plateau, Marie-Pierre de La Gontrie, sénatrice socialiste, affirme que d’après un sondage de l’IFOP, plus de 80% des Français·e·s seraient favorables à la constitutionnalisation de l’IVG. La non-représentativité de la population française sur cet espace commentaire peut s’expliquer par de nombreux facteurs, tels que la classe sociale, l’âge ou le genre, mais on peut avant cela questionner ne serait-ce que la représentativité des visionneur·euse·s de cette vidéo, ayant atteint environ 6 200 vues à ce jour. Si l’on considère que chaque commentaire représente un·e utilisateur·rice, le nombre total de participant·es aux échanges ne représenteraient qu’environ 5% des visionneur·euse·s. Cette proportion déjà faible du nombre de personnes ayant vu la vidéo est encore plus restreinte puisqu’on observe des commentateur·rices récurrent·es dans cet espace – on peut citer par exemple @AG qui représente 7% des commentaires déposés.@AG est un homme cisgenre qui défend le droit à l’IVG et sa constitutionnalisation en réponse à de nombreux commentaires qui s’y opposent. Toutefois on peut nuancer ce propos en supposant que certain·es auraient revu la vidéo, bien qu’il le faudrait à chacun·e la revoir au moins 18 fois pour représenter l’entièreté des visionnages. En somme, la majorité regarde la vidéo en “passager clandestin”, c’est-à-dire en comptant sur les autres pour représenter leur avis, voire en invisible et ainsi en n’exprimant pas son point de vue du tout.

Pour ce qui est des commentaires dialogaux, ils peuvent faire l’objet d’une adhésion au propos préalablement publié ou, dans le cas contraire, s’y opposer. Si désaccord il y a, les commentaires de ce type restent minoritaires et souvent soumis par les mêmes personnes. Comparativement, les commentaires en faveur de l’avortement et de sa constitutionnalisation suscitent moins de réactions de la part des participant·e·s (2 likes tout au plus).

Une malveillance aux racines multiples : l’inévitable glissement du débat.

Nous avons étudié de plus près quelques commentaires – ceux qui ont suscité le plus de réactions ou de réponses, mais aussi ceux qui nous ont semblé les plus représentatifs.

Au sein des propos qui expriment un avis négatif, les propos ne se concentrent pas tant sur l’inscription de l’IVG dans la Constitution que sur le droit à l’avortement. En effet, l’unique argument qui s’oppose à la constitutionnalisation réside dans la pensée que l’IVG, en France, n’est pas menacé et qu’il en devient donc inutile de l’y inscrire :

Cependant, le débat des internautes effectue un virage abrupt vers un discours global anti-avortement, allant de la culpablisation aux arguments monétaires, de l’avis des hommes à la critique d’un système jugé trop laxiste. Ce déferlement de haine, est la porte ouverte à tous les mépris. Plus encore, certains commentaires ont recours à un argumentaire dont le seul but serait de se montrer toujours plus violent. Au milieu des propos menaçants, islamophobes, misogynes et homophobes, de la qualification de “meurtre”, des insultes dirigées vers les féministes, les politicien·ne·s français·e·s, des références à la religion, se trouvent même des références à la Shoah, à la pédocriminalité et au cannibalisme. Cette violence retrouvée dans ces commentaires s’associe à ce que l’auteure Ruth Amossy définit comme du “flaming”, soit des “manifestations d’hostilité sous forme de remarques incendiaires au sein d’un échange agonique […] qui font l’ordinaire des forums électroniques” (6). Abordant le concept de “violence polémique” et de “violence verbale”, Amossy explique que la violence polémique implique une polarisation des positions ainsi qu’une confrontation violente entre celles-ci; toutefois elle n’engage pas nécessairement de violence verbale. Si l’auteure Sara Amadori constate dans son article “Le débat d’idées en ligne : formes de la violence polémique sur Youtube”, une complémentarité parmi ces théories, elle se vérifie également ici par l’emploi d’arguments d’autorité visant à contredire les points de vue défendus mêlés à du discours agressif utilisant des injures, du sarcasme et de la provocation. Le débat ayant lieu sur une plateforme numérique, certains outils comme l’emploi d’émoticônes ou la rédaction de messages en majuscule peuvent être utilisés pour appuyer ces formes de violences.

Afin d’illustrer ces théories nous avons passé en revu quelques-uns des profils les plus virulents et tenté de constater des normes et valeurs communes.

DDF utilise ici un “argument d’autorité” en citant des données statistiques et faisant référence à des personnalités pour appuyer son propos. Abonné à plusieurs chaînes liées à la religion catholique, telle que « Jesus Crew », il a également formé une playlist de vidéos nommée “foi”, regroupant du contenu abordant la croyance en Jésus. On peut donc supposer qu’il est catholique. A partir de vidéos enregistrées dans ses playlists questionnant le Covid-19, on peut également supposer qu’il est “complotiste” en remettant ainsi en question l’existence du covid. Enfin à partir de sa photo de profil affichant un individu semblant être un jeune homme blanc, on peut déduire qu’il s’agit de lui et qu’il est de genre masculin. S’ajoute à cette supposition sa playlist “motivation”, regroupant des vidéos de développement personnel reprochant la paresse, encourageant la productivité, le dépassement de soi et la réussite sociale, qualités associées aux stéréotypes de genre masculin. (7)

FL est actif depuis 2022 et a posté depuis ce jour 59 vidéos, toutes portant sur des sujets associés à la religion catholique, parfois sur des questions philosophiques de la chrétienté, le plus souvent condamnant les autres croyances en énoncant du contenu islamophobe, homophobe et sexiste. Ces vidéos étant animées chaque fois par un même individu parlant de la chaîne Youtube comme de la sienne, on peut supposer qu’il s’agit de lui. Il est identifiable dans ces vidéos comme un homme blanc d’âge moyen. Dans ce commentaire il utilise un argument d’autorité en établissant un lien à un événement historique, la Shoah, ayant été jugé comme un crime contre l’humanité, pour associer ce jugement au sujet de son commentaire, la pratique de l’IVG. S’ajoute à cela un discours qui semble provocateur en liant le vécu des camps de concentration de Simone Veil et la création de sa loi adoptée en 1975, dépénalisant le recours à l’IVG.

MD possède peu d’informations personnelles sur son profil Youtube, bien que son pseudo ne semble pas dissimuler son identité. Ayant construit trois playlists aux intitulés relativement neutres, “musique française”, “musique russe” et “à voir”, on peut retrouver parmi ces playlists des chants scouts catholiques, militaires ainsi que des vidéos défendant l’existence du racisme anti-blanc.  Ici l’utilisation d’une injure anti-féministe ne semble pas référer aux journalistes de l’émission mais plus généralement aux féministes défendant le droit à l’avortement, montrant le glissement du débat.

La question du genre est donc importante à soulever. Comme l’expliquent Claudine Moïse, Martine Pons et Laurence Rosier dans leur article “Quand la haine fait son genre”, le genre masculin socialement construit tend à favoriser le sentiment de contrôle et de supériorité sur les autres genres. Cela s’avère particulièrement intéressant pour notre étude, puisqu’il s’agit d’une question de genre, mais aussi de corps, sur lequel les hommes pensent être légitimes à exercer un pouvoir, et donc, mais également celui de l’exprimer dans l’espace public numérique.

DG est inscrit sur youtube depuis 2009. Son profil nous donne peu d’informations sur son identité, sa photo de profil étant l’estampe très connue La grande vague de Kanagawa d’Hokusai et sa seule playlist publique “favoris” composée de musiques et de vidéos gaming. Son commentaire est un de ceux ayant suscité le plus de réactions de la part d’autres utilisateur·rices. En plus des dix likes, sept personnes interagissent en réponse à ce commentaire. Dans le contenu de son commentaire, l’utilisateur utilise la question rhétorique à plusieurs reprises. Il y expose de nombreux avis contre la constitutionnalisation de l’IVG, en associant l’IVG à un meurtre et en se méfiant d’un abus de recours à l’IVG. S’en suit une opposition entre la femme qui aurait tous les droits et l’homme qui se verraient subir ces choix. À la fin de son commentaire, il en vient à critiquer les féministes.

On remarque ici l’utilisation des majuscules pour visiblement renforcer le propos. Il ne s’agit pas d’une phrase, mais plutôt d’une sorte de slogan, qui serait censé résumer tout la situation. Un autre exemple du glissement mais surtout de la simplification du débat. 

Ici on peut constater le rapprochement entre le débat sur le droit à l’avortement et l’obligation du vaccin contre la Covid-19, jugée par Françoise Precheur comme liberticide. Si cet avis n’est pas abordé dans d’autres commentaires, il est débattu et généralement approuvé par plusieurs autres participants, montrant ainsi une homogénéité de points de vue dans cet espace commentaire. 

Le sarcasme et l’ironie sont aussi des formes discursives relativement utilisées pour désarmer et déstabiliser l’opinion contraire. C’est une manière d’affaiblir et de faire perdre sa crédibilité à la fois au propos inverse, mais également à la personne qui l’a émis.

Ici c’est l’énumération des arguments et des contre-arguments qui confère une valeur quantitative (par le nombre de caractères) et qualitative (par l’aspect construit du commentaire). Il s’agit de donner une impression savante de l’argumentaire par la démonstration, qu’on pourrait envisager comme un appel à la démonstration scientifique. En invoquant un semblant de logique, l’utilisateur entend déconstruire l’entièreté des arguments de la partie adverse. 

Une modération absente.

Si Youtube possède un règlement contenant plusieurs sanctions concernant les propos haineux, vulgaires ou violents, celles-ci sont plus ou moins laxistes et dépendent également du signalement des participant·es. Les sanctions pouvant aller jusqu’à la suppression du contenu, ils peuvent simplement être soumis à une limite d’âge voire recevoir un avertissement. Si à la suite de ces avertissements la chaîne continue à poster du contenu enfreignant le règlement, celle-ci peut être bannie pendant 24h et ainsi se voir interdire la publication de contenu. 

Youtube a pourtant établi des règles dans le but de restreindre les propos haineux. Il est par exemple interdit de cibler une personne en raison de son appartenance à un groupe protégé, d’utiliser des insultes violentes qui visent à déshumaniser les personnes (comme le fait d’être une femme), de faire référence à des thèmes sexuellement explicites. Cependant, comme nous avons pu le remarquer, ces propos sont présents dans l’espace commentaires de la plateforme sous le contenu que nous avons choisi d’étudier.

Youtube permet de réguler les commentaires. Cependant, il revient donc à la charge des utilisateur·rice·s ou des auteur·rices du contenu de respectivement signaler ou examiner les commentaires présents sous la vidéo. Il en tient aussi de la responsabilité des personnes qui diffusent d’approuver ou non les commentaires qui relèvent de leur chaîne, grâce à des filtres et un système de contrôle, plus ou moins sévère selon leur volonté. Cependant, si la chaîne a constitué une liste d’utilisateur·rices approuvé·e·s, alors ces dernier·e·s peuvent publier sans aval leurs commentaires.

Enfin la plateforme a mis en place un système de prévention contre les fausses informations qui résume le sujet abordé dans un encadré sous la vidéo et renvoie vers des sites informationnels. Si certains sujets comme la Covid-19 ou les élections présidentielles ont fait l’objet d’une politique particulièrement attentive sur Youtube, l’IVG fait également partie de ces vérifications. On peut ainsi constater la présence d’un extrait de la définition de l’avortement issue du site de l’administration française “Service Public” et la redirection vers celui-ci par un lien. On peut également être redirigé vers une aide expliquant comment s’informer sur la santé par Youtube.

L’espace commentaires : participation active ou violence passive ? Logiques des plateformes et redéfinition de “l’espace public”.

Si Youtube s’inscrit dans la volonté légitime de démocratiser les savoirs, les avis et l’alimentation du débat, on ne peut nier un usage négatif des fonctionnalités participatives de la plateforme. 

En effet, la possibilité de participation, autrement dit, la mise à disposition d’un espace d’expression, tend à renforcer l’apparition de commentaires haineux, injurieux voire violents à l’égard du sujet. Cette idée est renforcée par la présence de la fonction “like”, qui incite les utilisateur·rices à vouloir susciter le maximum de réactions. L’attitude extrême est alors intrinsèquement encouragée car elle produira des interactions qui mèneront à une visibilité plus importante. 

Cette étude de cas montre à quel point les plateformes telles que Youtube forcent la redéfinition de l’espace public par la participation des utilisateur·rices. L’espace des commentaires laissent un espace d’expression au sein duquel les usager·e·s peuvent émettre un avis. 

Construite sur une logique de partage et d’interaction, la plateforme se présente comme le nouveau théâtre des débats, qui semble pourtant se déliter sous des propos dénués d’arguments. La notion de “public” s’investit dès lors d’une nouvelle perspective : en plus d’indiquer l’accessibilité des contenus au plus grand nombre, elle signifie également que les publics qui consomment les contenus sont en capacité d’interagir dans le débat, allant jusqu’à créer un nouveau débat qu’on peut alors qualifier de “public”. C’est alors que le numérique et ses plateformes, comme Youtube, se proposent comme des “dispositif[s] technique[s][…] qui renforce[nt] la place du médium qui permet à la participation d’avoir lieu” (8). Si l’on suit la thèse de Marie Dufrasne, que nous venons de citer, la participation et la communication ici se confondent. Il s’agit en effet dans le cas des commentaires Youtube d’un dispositif qui permet aux utilisateur·rice·s de communiquer par le biais d’un espace qui leur est dédié. Cependant, la qualification de “participation” est à nuancer dans la mesure où les différents avis et réactions restent à l’écart du débat tant au niveau journalistique qu’au niveau parlementaire. Ainsi, une sorte de controverse parallèle s’établit, celle des usager·e·s, dont se dégagent ici des propos haineux qui ne semblent pas régulés ou modérés par la plateforme. 

(1)  En ligne [http://www.senat.fr/leg/tas22-048.html]
(2)  IVG : intervention volontaire de grossesse.
(3)  Note sur le fonctionnement de Public Sénat (senat.fr)
(4)  “Le débat d’idées en ligne : formes de la violence polémique sur Youtube”,Sara Amadori [en ligne http://revue-signes.gsu.edu.tr/article/-LXz7XjdmoGn60Q8Uf2t#tocto3]
(5)  “Le débat d’idées en ligne : formes de la violence polémique sur Youtube”,Sara Amadori.
(6) AMOSSY, R. (2011) : « La coexistence dans le dissensus », Semen, n° 31. [en ligne : http://semen.revues.org/9051]
(7) ALLOUCH, A. MULLER, C. (2021) « Des médias et des hommes. Analyser la construction médiatique des masculinités », Le Temps des médias, vol. 36, n°1, pp. 14-24.
(8) DUFRASNE, M. (2022) « Les dispositifs participatifs dans un monde de communication », Questions de communication, n°41.

Un article de Lison Ducrocq, Matisse Laudic, Emma Bourgeois

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