Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

Par Onella Neredias, Daniela Duque Ramos, Lucas Sanou

Le 6 Janvier 2021, à la suite de quatre années de déclarations incendiaires, de menaces à l’encontre d’acteurs politiques et d’institutions américaines et de mensonges proférés depuis le compte Twitter de l’ancien Président des Etats-Unis, des militants d’extrême droite armés envahissent le bâtiment du Capitole de Washington DC, au coeur du système politique américain.
Un événement marquant dans l’histoire du pays, qui nous rappelle que tout régime démocratique demeure fragile. 

Le lendemain, les grandes plateformes numériques, à commencer par Twitter, prennent la décision de suspendre puis de supprimer définitivement le compte de Donald Trump pour avoir violé leurs chartes d’utilisation interdisant les contenus interférant dans les procédés démocratiques, ainsi que les incitations à la haine. Survint alors une vague de contestations et de questionnements quant au pouvoir qu’ont progressivement acquis les plateformes numériques leur permettant aujourd’hui de supprimer le moyen principal de communication du président étasunien, remettant ainsi en cause, selon les critiques, le droit fondamental à la liberté d’expression protégé par la Constitution. 

LE
DEBAT

Le débat de 38 minutes sur lequel porte notre analyse, diffusé sur la chaîne à orientation internationale France 24 le 12 janvier dernier, tente de détailler les argumentations autour de la question de l’autorégulation des plateformes numériques.

Quand la plupart des débats télévisés actuels manquent fortement de structure et de pertinence, il est important de souligner la qualité de cet échange. France 24 nous propose une analyse pertinente et relativement complète sur un sujet complexe, par des intervenants compétents qui vont développer une argumentation riche et ancrée dans des faits. S’il laisse moins de temps à la confrontation des opinions vu le manque d’échange direct entre les intervenants, le débat est particulièrement bien structuré et chaque participant, rarement interrompu, est libre d’exprimer son point de vue et respecte le temps de parole qui lui est attribué par le présentateur. Comme on l’attend d’un débat de qualité, on comprend mieux à l’issue de celui-ci les arguments et les enjeux nuancés autour de la question principale. Néanmoins, certains éléments permettent de déceler une prise de position de la chaîne sur le sujet.

Au premier abord, les temps de parole entre les intervenants semblent plutôt équilibrés. On peut toutefois souligner que Marjorie Paillon est l’intervenante la plus sollicitée par le présentateur, combinant un total de quatre interventions et 11 minutes de temps de parole. Un certain avantage en comparaison à son homologue masculin, Gérald Olivier, ferme opposant à l’auto-régulation, qui la suit avec 8 minutes de temps de parole. En outre, la présentation dont fait l’objet Marjorie Paillon, présentée comme « consoeur » laisse entendre, dès le début du débat, une certaine proximité, voire connivence avec le présentateur Raphaël Kahane, qui nous décrit la « spécialiste en numérique et en nouvelles technologies, fine connaisseuse des Etats-Unis » comme une interlocutrice fiable, crédible et presque familière. L’intervenante qui travaille également pour France 24 marquera d’ailleurs le point final au débat par une formule lourde en signification à l’encontre des plateformes numériques qui nous auraient, selon elle, « poussé dans l’ère du techno-pouvoir et de la fabrique d’opinions ».

A plusieurs reprises, les termes employés par le présentateur pour décrire la suppression des comptes de Donald Trump par les « géants du Web » résonnent eux-aussi en symbolique. Derrière les expressions « museler » ; « couper la chique » et « s’immiscer dans le débat politique » se révèle la vision que la chaîne semble cultiver, à propos des plateformes numériques sur la question de la régulation de contenus qui relèvent du débat public. Une vision qui fait écho à celle mise en avant sur la plupart des plateaux télévisés français qui voient en cette politique assumée par les réseaux sociaux un dépassement de leurs prérogatives, une intervention non légitime dans un domaine qui les dépasse, et une menace pour les systèmes démocratiques.

La régulation des contenus numériques
par les grandes plateformes
Entrave à la liberté d’expression,
frein au pluralisme 
de l’information ou
action cohérente contre les dérives ?

Dès les premières minutes du débat, on peut déterminer la position de la chaîne sur la question qui fait office de titre de l’émission « Les réseaux sociaux, des acteurs politiques ? ». L’émission s’ouvre par un reportage illustrant les propos du Ministre français de l’économie Bruno Le Maire, et du porte-parole du gouvernement allemand Steffen Seibert qui sont sur la même ligne politique. La chaîne met alors clairement en avant une position européenne sur la question, et justifie ainsi la pertinence d’un débat sur le sujet : il existe une forte opposition à l’auto-régulation des contenus numériques par les plateformes qui viennent occuper le rôle d’acteurs politiques.

« La régulation des géants du digital est nécessaire (…) mais ne peut se faire que par le peuple souverain, par les Etats, et par la Justice ».

Aucun des intervenants du débat ne se positionne clairement dans un argumentaire en faveur totale de l’auto-régulation, et tous semblent être en accord sur le danger qu’annonce la montée en puissance des grandes plateformes numériques. Les divergences apparaissent au niveau des formes que pourrait prendre cette régulation (régulation encadrée, ou totale), des conséquences pour les utilisateurs et de la responsabilité des différents acteurs. On s’interroge aussi sur la légitimité des plateformes à s’auto-réguler, elles qui obtiennent de plus en plus de pouvoir. C’est la question de l’identification de l’acteur légitime à réguler qui plane sur le débat.

Qui est légitime à exercer une régulation ?
 

Traditionnellement, les Etats sont désignés comme régulateurs. Ils contrôlent, assurent la sécurité et les libertés publiques. Les règles de droit s’appliquant dans l’espace public sont aussi applicables sur les réseaux sociaux. Mais lorsque les Etats se désignent comme régulateurs, se pose la question du dépassement des prérogatives, et de l’apparition d’un pouvoir autoritaire. La philosophe Nancy Fraser affirme que l’espace public se doit d’être distinct de l’Etat, puisqu’il est un lieu où les citoyens doivent pouvoir produire des discours critiques à son encontre. Cette question fait écho à l’action du gouvernement chinois évoquée au cours de l’émission. Après avoir adopté une attitude prônant le laisser faire vis-à-vis des réseaux sociaux, il opte aujourd’hui pour une intervention plus ferme en les voyant s’ériger en véritable concurrent, réduisant ainsi les droits numériques du peuple chinois.

Si la régulation est effectuée par les plateformes, celles-ci viennent se hisser au rôle de pouvoir régulateur aux mêmes capacités que les Etats. Apparaît alors un problème de légitimité, car comme l’affirme Fabrice Epelboin, entrepreneur enseignant spécialiste des réseaux sociaux, ces plateformes sont dirigées par des individus qui n’ont pas été démocratiquement élus et détiennent dans certains cas des monopoles considérables. On peut citer l’exemple de Mark Zuckerberg, qui détiendrait aujourd’hui plus de 60% des parts de la multinationale Facebook, et peut influer sur les contenus partagés par des milliards d’utilisateurs. 

La liberté d’expression au coeur du débat

Les réseaux sociaux, régulateurs, peuvent-ils « contrôler le discours » comme l’exprime Gérald Olivier, éditorialiste ? Se plaçant manifestement dans la conception américaine de la liberté d’expression, il rappelle ainsi qu’une différence de vision importante s’oppose des deux côtés de l’Atlantique. En France, la libre communication des pensées et des opinions est un droit garanti et protégé par l’article 11 de la Déclaration Européenne des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Mais elle se voit toutefois limitée par la loi et encadrée par un certain nombre de limites. Ce n’est pas le cas aux Etats-Unis, qui adopte une vision plus souple de la liberté d’expression, basée sur la notion de « libre marché des idées ». Dans cette vision libérale de l’espace public, on part du postulat qu’une confrontation d’opinions divergentes doit avoir lieu pour que l’on se range derrière l’idée défendue la plus rationnelle : un modèle qui ne peut subsister en cas de censure, ou de régulation. Ici réside la source même du sujet : en cas d’autorégulation des plateformes, un grand nombre d’américains considèrent qu’il n’existe plus de débat. C’est ce que proclame en tout cas l’électorat de Donald Trump,  qui voit dans la suppression de ses comptes une censure arbitraire et politique, et un coup porté par les « élites technocrates » à la liberté d’expression et à la démocratie.

Les réseaux sociaux espace public ou frein au débat démocratique ?

Il existe un parallèle à établir entre l’espace public et le Web. Depuis sa conception, le Web a toujours été vu comme un espace de coopération, d’échange d’idées, mais également comme un espace politique garantissant une place que chacun peut occuper, où l’on voit se développer des moyens de critiques amateurs.

Le critique Howard Rheinghold compare directement Internet à l’espace public habermassien en y voyant un dispositif qui serait capable de revitaliser la démocratie. On rappelle que selon Jürgen Habermas, l’espace public serait une forme de démocratie basée sur la participation de chacun, en donnant lieu à des débats dans lesquels les intervenants auraient pour objectif de délibérer. En effet, de prime abord, les réseaux sociaux comme Twitter et Facebook mettent en situation d’égalité émetteur et récepteur d’un message, et confèrent ainsi une place au citoyen pour intervenir dans le débat public. Si l’on admet qu’elles incarnent un dispositif participatif, on ne peut toutefois pas aller jusqu’à considérer ces plateformes comme des organes de démocratie participative, puisqu’elles n’ont pas été élaborées dans le cadre de réflexions ayant pour but de construire un organe démocratique. 

Un autre élément nous poussant à écarter cette hypothèse repose sur l’intervention de Fabrice Epelboin au cours de laquelle il dénonce la capitalisation des plateformes sur l’utilisation des réseaux sociaux par Donald Trump. Plusieurs des intervenants soulignent que les plateformes ont supprimé les comptes de Donald Trump seulement quelques jours avant sa sortie de la Maison-Blanche, après avoir eu le temps de capitaliser sur ses tweets et sur ses followers. On peut donc s’interroger sur la notion marchande de l’espace public habermassien qui est définie comme « distincte de l’économie officielle ». Aujourd’hui, les espaces qu’incarnent les réseaux sociaux sont détenus par les GAFA dont l’objectif est d’augmenter leur profit. Il est donc incohérent de parler d’un espace public s’il est entre les mains d’instances privées qui répondent à des logiques marchandes.

« On est entrés dans l’ère du techno-pouvoir et de la fabrication d’opinions contre celui du débat et du partage d’idées »

M. Paillon

« … et de la médiation telle qu’elle s’incarnait jusqu’à présent par les journalistes »

R. Kahane


Les réseaux sociaux ne favorisent plus la confrontation des idées, qui sont à l’essence même du débat. Il a été prouvé par les phénomènes de bulles informationnelles que la présence sur les réseaux sociaux polarise les groupes d’utilisateurs en renforçant leurs opinions les plus extrêmes – selon Cass R. Sunstein, un groupe d’individus « tend à prendre des décisions plus extrêmes que les inclinaisons naturelles de ses membres ». Gianmarco De Fransisci Morales affirme dans ce sens que les réseaux sociaux nous rendent plus intolérants face à l’adversité et les points de vue contraires aux nôtres.
 

C’est ici que se distingue le caractère indispensable des médias traditionnels et des journalistes pour assurer ce travail de médiation. Enfin, les intervenants semblent partagés sur la question du pluralisme de l’information, compte tenu de la tendance grandissante à s’informer exclusivement sur les réseaux sociaux. Si l’on peut apprécier le rôle qu’ont les plateformes numériques dans la mise à disposition d’informations alternatives aux médias traditionnels, l’enjeu de la régulation devient un enjeu démocratique lorsqu’elles deviennent les seules voient d’information des publics. Dans ce scénario, celui qui régule  contrôle aussi l’information. On comprend alors la formule de Marjorie Paillon qui alerte sur le pouvoir des réseaux sociaux devenus aujourd’hui des « armes d’opinion massive ».

Pour consulter l’analyse des commentaires de l’émission, cliquez ici.

SOURCES

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