Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

Jeudi 19 octobre 2023, l’émission radio quotidienne “Pascal Praud et vous“ d’Europe 1, a diffusé un débat autour des déclarations récentes du Ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, concernant le footballeur français Karim Benzema. 

La controverse est née à la suite d’un tweet de Karim Benzema, publié le 15 octobre 2023 sur la plateforme X : « Toutes nos prières pour les habitants de Gaza victimes une fois de plus de ces bombardements injustes qui n’épargnent ni femmes ni enfants. » . Le ministre de l’intérieur, invité sur la chaîne CNEWS le lendemain, s’est empressé de condamner publiquement le joueur pour ses propos et l’a accusé d’avoir un « lien notoire avec les Frères musulmans ». Pascal Praud revient sur ces accusations dans l’émission, en présentant d’abord les réactions de figures politiques qui soutiennent le discours accusateur du ministre; puis en faisant référence à la déclaration de l’avocat de K.Benzema qui se défend contre ces propos jugés diffamatoires.

Environ 2000 commentaires ont été postés depuis la publication de ce débat sur Youtube “Darmanin/Benzema : Le débat très agité entre Pascal Praud et deux auditeurs”  , le 19 octobre 2023. La vidéo comptabilise 298 000 vues (le 25/11/2023), c’est un score plutôt élevé, au vu des autres vidéos de la chaîne Youtube d’Europe 1.  Les vidéos avec les audiences les plus basses cumulent 30 vues et la majorité des vidéos ont des statistiques qui tournent autour des 20 000 vues. Les vidéos qui atteignent des centaines de milliers de vues sont assez rares. 

Le débat d’Europe 1, à propos du cas Darmanin / Benzema, animé par Pascal Praud a donc été visionné par une audience assez importante. Cela nous montre l’intérêt du sujet par les internautes.  

Afin de mener une analyse critique concernant les réactions et les discussions autour de ce débat, nous avons sélectionné un échantillon de commentaires prélevé directement dans l’espace commentaire de la vidéo “ Darmanin/Benzema : Le débat très agité entre Pascal Praud et deux auditeurs ” publiée sur la chaîne YouTube d’Europe 1. 

Il est important de souligner que ce débat analysé est une retransmission d’une émission radio capturée par Europe 1 et publiée, par la suite, sur leur chaîne Youtube. Les commentaires analysés dans cet article ne sont donc pas des réactions en direct, ils ont été publiés le jour même de la diffusion de cette vidéo et une semaine après au maximum. 

Pour étudier les différentes discussions suscitées par une vidéo, Youtube laisse la possibilité de trier les commentaires de deux façons différentes : “Les plus récents d’abord” ou “Top des commentaires”. Pour ce débat, nous avons décidé d’analyser et de sélectionner les 50 premiers commentaires de la catégorie “Top des commentaires” car c’est l’affichage par défaut des commentaires sur la plateforme. Nous considérons qu’ils sont intéressants à étudier, bien que les raisons de leur mise en avant ne soient pas si transparentes. En effet, les “top commentaires” semblent être triés de façon à mettre en avant les commentaires qui ont suscité le plus de réactions (“réponses” et/ou “j’aime”), les commentaires des chaînes Youtube les plus populaires, les commentaires ayant du contenu pertinent (selon l’algorithme de Youtube) et les commentaires se basant sur la préférence utilisateur. Il est toutefois important de souligner que la manière dont l’algorithme de Youtube fonctionne peut mettre en avant des commentaires différents selon les utilisateurs. Cette sélection de commentaires créée par Youtube, nous propose donc des commentaires ciblés suivant nos modes d’utilisation et de consommation sur internet. Chaque internaute aura donc une perception différente de l’espace commentaire. 

Afin de traiter les commentaires et les réactions vis-à-vis de ce débat, nous avons intégré dans un tableur les 50 premiers top commentaires et diverses données relatives à ces derniers. Cela nous a permis d’exploiter différentes informations permettant de soutenir nos propos dans cet article. Nous avons relevé différents renseignements, concernant les personnes qui ont commenté la vidéo, et nous les avons organisés, de la façon suivante : leur pseudonyme, leur commentaire, leur genre (masculin / féminin / indéterminé), leur prise de position, la description de leur photo de profil (anonyme et sans photo, photo d’identité, paysage, animaux, objets…), le nombre de “j’aime” présents sur leur commentaire, le nombre de réponses à leur commentaire, ainsi que leur nombre d’abonnés et de vidéos sur leur chaîne Youtube. 

Analyse du profil des internautes

Premièrement nous pouvons remarquer, à travers le graphique ci-dessous, que la quasi majorité des commentaires postés, en réaction au débat présenté par Pascal Praud, sont réalisés par des hommes. Nous n’identifions qu’une seule femme (selon notre échantillonnage) ayant participé aux discussions dans l’espace commentaire.

M = Genre masculin

F = Genre féminin

– = Genre indéterminé

Graphique représentant le genre des internautes parmi les 50 premiers commentaires (les top commentaires). 

Nous pouvons expliquer ce phénomène en s’appuyant sur l’étude d’Olivier Donnat “Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique” (2009). D’après cette étude, les internautes de la presse en ligne, comme le lectorat de la presse traditionnelle, sont majoritairement des hommes citadins de la classe moyenne. Cela nous permet donc de savoir pourquoi nous ne trouvons quasiment que des hommes dans l’espace commentaire de notre débat. 

De plus, nous pouvons remarquer que Youtube permet la possibilité d’une anonymisation dont les internautes n’hésitent pas à faire usage. Il n’y a que 6% des commentateurs (selon notre échantillonnage) qui ont une photo de profil représentant un visage (comme montré sur le graphique ci-dessous). Nous ne pouvons même pas garantir que cela représente leur véritable identité. En outre, très peu de pseudonymes utilisés permettent d’identifier clairement les individus.


Graphique regroupant les photos de profil des internautes, par catégorie, parmi les 50 premiers commentaires (les top commentaires). 

Cette anonymisation permet donc aux internautes de commenter en toute liberté. Elle permet également, parfois, une expression de racisme totalement décomplexée. 

Nous pouvons prendre l’exemple d’une réponse à un commentaire : 

  • « Salem wesh wesh le bitume ma gueule whalaaa wesh ???????????? »  @jerome34. 

Ce commentaire cible l’auditeur Salem (d’origine maghrébine) qui débat dans l’émission avec Pascal Praud. On peut alors voir ce commentaire comme étant un amas d’amalgame et de racisme.

L’anonymat peut être un frein à l’étude de tous ces commentaires, car ne pas savoir qui écrit rend difficile le traitement des données. Cependant, même si à première vue les internautes semblent être anonymes, en allant sur leurs chaînes Youtube, nous pouvons parfois trouver des informations complémentaires (nom, prénom, abonnés, playlists, vidéos où ils sont clairement identifiables) permettant de définir un peu mieux leur identité.

Analyse des différents partis pris des internautes 

Dans l’ensemble des réactions, nous pouvons distinguer plusieurs types de commentaires.

Les premiers commentaires les plus likés sont généralement faits par les détracteurs de Pascal Praud et de Gérald Darmanin. Les internautes soulignent leur opposition face aux idées et aux propos de ces hommes. Ils sont généralement assez similaires et dénigrent ces deux personnes (exemple : Pascal Praud est souvent considéré comme étant un “facho” dans l’espace commentaire). 

Nous retrouvons des commentaires tels que les suivants : 

  • “Vous êtes tout sauf neutre ou honnête monsieur le journaliste” @souadmotaouakkil6284
  • “Et vous politique, médias avez vous eux la moindre compassion pour tous ces civils femmes enfants bébé Palestiniens tués ?? Toutes les vies se valent !” @nanouma5606

Les utilisateurs ressentent le besoin d’affirmer leur point de vue sur le sujet et de rétablir leur vérité. Nous pouvons également observer l’expression d’une inquiétude vis-à-vis du présent et de l’avenir de la France et du Monde en général. 

Graphique répertoriant les prises de position contre Karim Benzema et Pascal Praud parmi les 50 premiers commentaires (les top commentaires). 

Nous relevons moins de détracteurs que de messages de soutien envers Karim Benzema et les dires de Salem. 

Par exemple : 

  • En France on peut te condamner pour ce que tu n’as pas dis, incroyable.” @TheResetmc.

Ici, il y a ainsi une prise de position assez claire en faveur de Karim Benzema. 

De plus, nous pouvons noter une extension du débat dans les commentaires YouTube. Au-delà de la polémique Darmanin/Benzema, certaines réactions portent plus généralement sur la liberté d’expression, et sur le fait de savoir où s’arrête la prise de parole dans l’espace public. Autrement dit, quelle est la limite de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux lorsqu’une personnalité publique donne son avis sur un évènement. 

 

« Sur les 50 commentaires que nous avons récolté pour cet article, la très grande majorité sont des points de vue sans réelle argumentation. »

Analyse de la construction des commentaires des internautes 

Tous ces commentaires récoltés nous montrent qu’un sujet comme celui-ci est important pour une majorité des internautes et qu’il est source de divergences. L’opinion publique, qui exprime une inquiétude face à ce qui est perçu comme étant une menace ou une manière d’asseoir une idéologie, cherche une confrontation et une ouverture du débat. 

Graphique répertoriant le type de langage utilisé par les 50 premiers commentaires (les top commentaires). 

Le type de langage utilisé par les internautes est à 66% “courant”, les phrases sont compréhensibles et correspondent au français “oral”. La majeure partie des internautes tentent de faire des phrases claires et correctes grammaticalement pour soutenir et crédibiliser leur propos. En revanche, quelques commentaires s’expriment dans l’émotion et sont plus insultants. Les mots qui reviennent le plus sont “France” (12 fois), “Pascal” (11 fois), “Israël” et “Palestiniens” (9 fois), “Journalisme/ste”, “Benzema”, “Parole” (6 fois), “Reproche” et “Condamner” (5 fois). Certaines expressions comme “deux poids deux mesures” reviennent à 4 reprises dans les commentaires. Ces mots et expressions montrent le désir des internautes de poser un contexte 

Nous retrouvons divers champs lexicaux. Celui de la maladie et de la psychopathologie est intéressant, car il revient à plusieurs reprises et montre le désarroi des internautes face à la classe politique et médiatique. Nous pouvons prendre l’exemple de ce commentaire :

  • « Les politiciens et les journalistes, leurs états de sante s agrave de jour en jour. » @SocateYoucef qui reçoit en réponse « surtout leur état mental » @ahmeddahou232 « c’est de la psychiatrie a ce niveau la » @adamadrame4876

Ensuite, nous pouvons souligner que l’argumentation des propos tenus dans l’espace commentaire suit souvent le même schéma. Ce schéma est le même que Danny Paskin a démontré dans une étude en 2010, expliquant que 85,8 % des commentaires d’un fait d’actualité sont l’expression d’une opinion personnelle. Pour notre débat étudié, le registre utilisé est bien de l’ordre de l’opinion personnelle. Cela englobe des partis-pris ou des témoignages. Par exemple, nombreux sont les commentaires où, les gens comparent leur situation à celle vécue par le joueur de football mis en cause dans la polémique. Les internautes tentent de démontrer à travers leurs témoignages que le traitement accordé à cette personnalité publique d’origine algérienne n’est pas un cas isolé. 

L’utilisation des emojis est plutôt modérée dans cet espace commentaire (20%). Ils viennent illustrer l’ironie de la situation sur un ton moqueur, les émotions ressenties par leurs auteurs ou témoigner leur soutien. 

???? : 3 fois😉 : 1 fois???? : 1 fois❤????: 1 fois???? : 1 foisxD : 1 fois???????????? : 1 fois

Nous remarquons également que les commentateurs mobilisent des ressources argumentatives plutôt pauvres, mais tendent à rétablir de la logique dans le débat. Pour une grande partie des commentaires, ce sont des propos concis qui ne reposent ni sur des arguments fondés, ni sur des données scientifiques. Aucun commentaire ne met en avant une source fiable. Alors cette émission, les intervenants et les débats qui en découlent participent plus à nourrir la désinformation qu’à ériger des dialogues qui feraient naître des réflexions construites. De plus, l’espace commentaire n’est qu’un lieu où, comme expliqué auparavant, la plupart des arguments ne sont que des expériences personnelles.

Nous pouvons prendre l’exemple de ce commentaire : 

  • « Je suis français de longue date, un ancêtre né en France en 1620 porte le même nom et prénom que moi, et si demain je deviens célèbre et multimillionnaire et bien oui la France m’aura tout donnée, l’école, la santé, la possibilité de m’entraîner puis devenir célèbre… Ce n’est pas une question de s’appeler Mohamed hein ! Rien à voir.”. @kouitou

Sur les 50 commentaires que nous avons récolté pour cet article, la très grande majorité sont des points de vue sans réelle argumentation. 

Enfin comme le développe Sara Amadori dans son article sur le débat d’idées en ligne, les commentaires sur YouTube relèvent surtout d’une forme particulière de discours, celui de la “polémique, à savoir d’un discours à forte composante réfutative, où des Proposants et des Opposants se confrontent en exprimant des positions antagonistes et inconciliables face à un Tiers”. 

Selon la chercheuse, cette forme de discours polémique privilégiée par les utilisateurs de la plateforme serait incitée et soutenue par la structure même de la plateforme de partage de vidéos, le tout “marqué par des échanges vifs où la politesse n’est pas de mise, le but des échanges étant celui de discréditer l’adversaire et d’imposer un point de vue ou une idée”. 

L’analyse de 50 commentaires en réaction à la rediffusion du débat du 19 octobre 2023 sur Europe 1 nous permet de confirmer la thèse de Sara Amadori dans son article. En effet, comme nous l’avons dit plus tôt, la grande majorité des commentaires sont de l’ordre du point de vue brut, les individus tentant de discréditer et d’imposer leur point de vue. Nous pouvons alors prendre l’exemple de nombreux commentaires discréditant le présentateur Pascal Praud, mais également le Ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin. 

L’autrice a alors remarqué lors de son étude la présence de marqueurs typique d’une forme de violence polémique, que nous avons également retrouvée dans le traitement des réactions au débat sur Karim Benzema. Il y a notamment “la présence de figures rhétoriques telles que l’ironie ou la définition polémique”.

Comme dans ce commentaire : 

  •   » On le sait tous ça c’est vraiment solide” @tommypiou.

En conclusion

Plus globalement, les internautes remettent aussi en cause une pensée unique qui serait imposée par les médias et les politiques concernant le conflit israélo-palestinien. 

Après avoir analysé le contenu de l’espace commentaire Youtube de ce débat, nous remarquons que les auditeurs réagissent au débat dans l’immédiateté, en essayant de rétablir ce qui leur semble être la vérité. Cela suscite de nombreuses interactions en commentaire, avec des fois une cinquantaine de réponses. Ces réponses engendrent de nouveaux débats et les internautes s’interpellent en exigeant des sources les uns des autres. Les internautes les plus virulents utilisent directement le tutoiement, ou au deuxième message. Il est toutefois rare que les personnes répondent plusieurs fois et créent une vraie discussion.

Nous pouvons alors souligner le fait que ce débat est fédérateur car les internautes interagissent entre eux. Chacun donne son avis mais peut également soutenir ou s’opposer à celui des autres.

De plus, bien que cette vidéo soit publiée sur la chaîne officielle d’Europe 1 (média qui à donné lieu au débat étudié), elle recueille plus de détracteurs que de personnes qui adhèrent à la ligne éditoriale d’Europe 1. Ce phénomène est étonnant car les chaînes Youtube sont censées réunir leurs fans et leur communauté, sauf que pour ce débat, ce n’est pas le cas. 

Ce débat n’a suscité que très peu de réactions hors de l’espace commentaire sur Youtube. Il n’a été cité par aucun média et n’a provoqué qu’une poignée de réactions sur X. 

#PascalPraudEtVous, hashtag utilisé pour cette émission. Très peu cité sur twitter de manière générale, n’a aucunement été utilisé par les internautes pour ce débat. 

Une des seules réactions, que l’on peut trouver sur X, à la suite de cet échange est celle de Laurent Plassant, à première vue, pro-israelien. Depuis le début des tensions Israélo palestinienne il y a quelques semaines, ce dernier ne fait que relayer des informations pro-israéliennes sur X. Il dénigre la réaction de Salem et dit qu’ “il est impossible de faire société avec des gens comme eux”.

Contrairement à l’espace commentaire de YouTube, la seule personne ayant réellement donné son opinion sur X est une personne politisée et radicale. 

En somme, il y très peu de réactions par rapport à ce débat sur Europe 1, contrairement à toutes les réactions que la polémique “Darmanin/Benzema”  a en général suscitées, notamment dans les médias.  

Ce manque de réaction peut être traduit, après analyse, par le fait que ce débat n’est que l’une des réactions à la polémique où Darmanin évoque le cas Benzema lors de son interview sur CNews. 


  • Donnat, O. (2009). Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique: Éléments de synthèse 1997-2008. Culture études, 5, 1-12. https://doi.org/10.3917/cule.095.0001
  • Carbou, G. (2015). Presse en ligne et communautés cognitives: Les sections commentaires d’Atlantico.fr et de l’Humanité.fr durant l’« affaire DSK ». Réseaux, 193, 193-223. https://doi.org/10.3917/res.193.0193
  • Amadori S. (2021). Le débat d’idées en ligne : formes de la violence polémique sur YouTube.  Revue Signes, Discours et Sociétés. https://aisberg.unibg.it/retrieve/handle/10446/146861/329847/Le%20d%c3%a9bat%20d%27id%c3%a9es%20en %20ligne.pdf 
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