Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

Emeraude Le Fur et Anna Soens

Dans la soirée du dimanche 28 juillet 2024, l’émission quotidienne d’actualité et débat Soir Info Été, diffusée sur CNews revenait sur une controverse liée à une séquence de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris 2024. En effet, de nombreux spectateurs, des quatre coins du globe, pensaient avoir reconnu un hommage au célèbre tableau de Léonard de Vinci, “La Cène”, dénonçant alors une mise en scène queer qualifiée de “blasphème”. Une polémique rapidement démentie par le comité d’organisation de la cérémonie des JO.

La chaîne CNews étant considérée comme un média d’opinion, dont la ligne éditoriale est décrite comme étant très ancrée à droite et conservatrice, de plus en plus marquée à l’extrême droite, dans quelle mesure une telle émission permet une discussion pertinente, un débat aux opinions multiples ? Quel est l’objectif de cette discussion, après que la polémique ait été démentie par les principaux concernés ? Permettre au spectateur d’accéder aux faits ou raviver la polémique ? Soulever des questionnements annexes, ou asseoir la domination de son opinion ? 

Le feu aux poudres

La controverse survient du fait que les comédiens choisis pour jouer cette scène sont dans la majorité des drag-queen, des personnes issus de la communauté LGBTQIA+ ainsi que le chanteur Philippe Katerine dans son plus simple appareil. Le comité d’organisation, représenté par Thomas Joly, s’est empressé d’indiquer que leur souhait n’était pas de représenter la scène mythique du Dernier Repas du Christ – appelé plus communément La Cène – mais de réaliser une satire du Festin des Dieux en détournant un mythe grec en faisant “prendre conscience de l’absurdité de la brutalité humaine.”. Le sujet s’est tout de même rapidement dispersé comme une traînée de poudre. Réactions outrées, dénonciation de “wokisme” : les critiques affluent. Selon le principe de l’émission, deux des intervenants débattent de la place de cette séquence au sein d’un dispositif de représentation nationale telle que la cérémonie d’ouverture des JO.

Au-delà de la polémique liée au jugement “blasphématoire” de la séquence, prononcé par une partie de l’audience de la cérémonie et par de nombreux partisans d’extrême droite, dont Marion Maréchal Le Pen ou Philippe de Villiers. Il semble que cela stimule des réactions annexes pour les intervenants choisis par CNEWS, lors d’un débat de l’émission “Soir Info Été”. Wandrille de Guerpel, du magazine d’extrême droite Valeurs Actuelles et Régis Le Semier, journaliste aux multiples controverses et directeur du média d’extrême droite Omerta, se joignent à la controverse en instrumentalisant la mise en scène des JO. Pour nuancer leurs propos, Patrick Bonin est l’invité phare du débat, en conseiller spécial de la Ministre des Sports et des Jeux Olympiques et Paralympiques. En face, le philosophe Claude Aubadia, agrégé de philosophie dont les prises de parole médiatiques ont une portée pro-démocratique et laïque.

Mise en “Cène”

En mobilisant une analyse scénique (cf. Delmas), nous remarquons rapidement que la construction de l’image choisie par CNews a de quoi faire réagir les internautes, notamment durant la séquence étudiée, dans laquelle Le Semier et Bonin échangent sur la polémique, avec interventions du présentateur. Ce que choisit de faire apparaître l’équipe de production via la caméra témoigne de la ligne éditoriale de l’émission et des décisions de la chaîne. De même, la séquence que l’émission choisira de mettre en avant et de repartager sur le compte Twitter, la chaîne YouTube et le site web de CNews n’est autre que celle du débat entre Le Semier et Bonin. Cela en dit aussi long sur ce que la chaîne veut montrer, mettre en avant : rallumer les controverses, mobiliser le sensationnel et les opinions plutôt que de véhiculer l’actualité et des informations factuelles. Côté caméra, donc, on constate des différences de traitement d’image significatives selon l’intervenant. Le temps de parole de Le Semier équivaut au total à 3 minutes et 25 secondes, durant lesquelles le plan rapproché est de mise. Lors de l’échange entre les deux tribuns, la caméra reste centrée sur le journaliste d’extrême droite, même si les deux parlent en même temps. Bonin n’est alors visible que par ses mains présentes dans le cadre. Quand la parole revient à Le Semier, la caméra se fixe sur lui, y compris lorsque le présentateur intervient. 

Dans la deuxième partie, la première intervention de Bonin est captée en plan rapproché pendant 30 secondes, et lorsque Keranflec’h l’interrompt, la caméra bascule immédiatement sur lui. Les plans alternent ensuite entre un plan large des deux intervenants et un plan sur le présentateur : il n’est quasiment jamais seul à l’écran. Au total, celui-ci apparaît 1 minute et 43 secondes à la caméra, dans une séquence qui, pourtant, est la principale raison pour laquelle il a été invité. Rappelons-le, Patrick Bonin est présent dans le but de clarifier la controverse liée à la cérémonie, en tant que représentant du comité d’organisation des Jeux Olympiques 2025. Si nous ne pouvons tirer de conclusions généralistes en se basant sur une séquence isolée, il est intéressant de noter les choix réalisés de la part de l’équipe de production.

« La liberté d’expression n’a jamais fait autant parler »

Le slogan de la chaîne CNews a de quoi faire rêver. Pour le philosophe Habermas, l’espace public est discursif et argumentatif, régi par une forme de raison imposant des règles à la prise de parole. (cf. Habermas) Cette pragmatique communicationnelle démocratique garantit aux intervenants une liberté de parole, mais qui obéit à certaines règles. Ainsi, les intervenants ont le devoir de débattre ouvertement, de manière libre et équitable. De fait, on peut supposer qu’ils sont placés sur le même pied d’estale, que ce soit en termes de visibilité à l’écran ou de temps de parole. Dans un objectif de pluralisme démocratique, la parole, lors d’un débat télévisé, a le devoir d’être équitablement répartie. Pourtant, L’Arcom a déjà administré des sanctions à la chaîne pour ne pas respecter cet impératif débatique – outre les innombrables rappels à la loi concernant la résurgence de propos haineux ou complotistes. En effet, tous les éditeurs de radio et de télévision, sauf Arte et les chaînes parlementaires, doivent respecter les règles de l’Arcom, qui attribue un tiers du temps d’antenne au pouvoir exécutif. Cela inclut les interventions du Président liées au débat politique, ainsi que celles de ses collaborateurs et des membres du Gouvernement. Le temps d’intervention restant est réparti selon un principe d’équité entre les partis et mouvements politiques représentant les principales orientations de la vie politique nationale. Pour cela, l’Arcom se base sur plusieurs critères, notamment : les résultats des élections, le nombre et le type d’élus, la taille des groupes parlementaires, ainsi que les tendances révélées par les sondages d’opinion. La participation des formations politiques à l’enrichissement du débat public est également considérée. Le contrôle est effectué chaque trimestre dans l’ensemble des programmes en prenant en compte les cycles de programmation des émissions.

La séquence étudiée a ainsi de quoi être analysée. L’intervention de Régis Le Semier n’est jamais interrompue par le présentateur ou son interlocuteur Patrick Bonin. Ce n’est qu’au terme de cette intervention que Keranflech donnera la parole à ce dernier : “C’est vrai que Patrick Bonin, il y a cet aspect là, un aspect diplomatique…” Intervention rapidement coupée par Le Semier tentant de conserver la parole : cette intervention est particulièrement révélatrice de la dynamique du débat. Régis Le Semier s’emporte ad hominem contre le conseiller Spécial de la Ministre des Sports en parlant de lui à la troisième personne, oubliant que celui-ci est présent, et en épelant de la mauvaise manière son nom de famille. “Mais moi je m’en fiche de Patrick Bodin (SIC) ! Qu’il fasse ce qu’il veut dans sa sphère privée, qu’il ait les mœurs qu’il veut…” Le présentateur intervient alors afin de lui soumettre l’information “Non, c’est votre voisin de droite ! (rires) Je vous trouvais particulièrement virulent avec votre voisin…” Moment de gêne, excuses sans un regard : cela en dit long sur le manque de considération de Le Semier pour ses interlocuteurs. Cela interroge d’autre part sur le caractère public de la parole. En effet, le journaliste d’extrême droite se permet d’interpeller de manière virulente la personnalité qu’il méprise, précisément car il considère que son absence autorise une liberté de parole totale. A partir du moment où il réalise le contraire, il se fera plus mesuré : l’évitement du regard est témoin d’une certaine hypocrisie présente dans ce type d’émission. D’un point de vue sémantique, on peut même se demander si cette erreur de nom de famille, particulièrement violente symboliquement, ne constitue pas une humiliation publique volontaire.

La loi du plus fort

Le caractère public de la parole semble être ainsi régi par un jeu de supériorité, et non d’échanges factuels, dans lequel seule la toute puissance des interlocuteurs et de leurs opinions est reine. Espace débatique démocratique ou mise en scène ? Les interventions d’Olivier de Keranflec’h, qui, en sa position de présentateur, révèlent l’orientation idéologique du débat. En modérateur, il coupe une fois la parole de Régis Le Semier pour donner la parole à Patrick Bonin, ce qui donne lieu à un renchérissement de la part du journaliste d’extrême droite. Puis, lorsque la parole est au Conseiller de la Ministre des Sports, le présentateur l’interrompt trois fois. L’intervention de Bonin, décomptée à 1 minute et 58 secondes – presque moitié moins que son interlocuteur – est également perturbée à quatre reprises par Le Semier. 

On considère que le plateau de l’émission Soir Info Été est un espace public, dans lequel le débat et le partage d’idées sont mandatés. Selon la conception d’espace public d’Hannah Arendt, dans la cité athénienne, il s’agit de créer un lieu de discussion politique facilité par la discussion et la parole raisonnée {logos} (cf. Arendt). Dans une réactualisation de son concept par le philosophe Etienne Tassin, la société de masse capitaliste est également un lieu de libre réunion de citoyens, voué au débat, incluant une argumentation et une contre-argumentation. C’est dans ces luttes verbales que peut se réinventer l’espace public. Dans la configuration de ce plateau, Olivier de Keranflec’h, le présentateur, est au centre de l’espace, avec deux intervenants de chaque part de la table. Régis Le Semier et Patrick Bonin d’un côté, Claude Aubadia et Wandrille de Guerpel de l’autre..Si la disposition scénique, en fer à cheval, laisse à penser que les invités sont égaux sous le principe de la liberté d’expression, la répartition de la parole et la mise en scène nous montrent rapidement de quel côté penche la balance. Cet agencement est manichéen : une manière d’organiser la discussion afin de provoquer une confrontation, une dynamique argumentative, qui permet de présenter des points de vue opposés. Mais cette proposition de la part de CNews soulève également des questions sur la loi du plus fort souvent présente dans ce type d’émission. Le débat télévisuel est-il la représentation la plus pertinente d’une égalité de parole, ou bien le fait d’avoir raison et d’écraser son adversaire domine ce type d’espace public, sous le prisme du spectacle invoqué par la télévision ?

Opinion et domination : stérilité du débat

Dans ce débat, Patrick Bonin apparaît comme l’intervenant le plus légitime pour démentir la controverse et apporter de réelles informations aux téléspectateurs. En effet, en tant que conseiller spécial de la Ministre des Sports et des Jeux Olympiques et Paralympiques, il dispose d’une expertise concernant les enjeux et le sens de cette cérémonie. Sa présence permet de fournir une perspective factuelle sur la controverse, se cantonnant à des informations objectives sans influence politisée apparente. Patrick Bonin sera le seul à défendre la cérémonie contre les critiques apportées durant cette séquence (l’intervenant Claude Aubadia n’intervient pas durant le passage sur la polémique). De son côté, son binôme, Régis Le Semier adopte une position complètement opposée, il semble tout de même moins qualifié pour intervenir sur le sujet. L’intervention de Régis Le Semier est réactionnaire : il cherchera, tout au long de la séquence, à susciter une réaction de la part de Patrick Bonin plus qu’il n’apportera d’arguments. Son discours repose principalement sur des faits situés et personnels ou bien sur des hypothèses non vérifiées : ”Sur cette cérémonie en tout cas… Là, il y avait des mesures à prendre et je pense qu’Emmanuel Macron a une responsabilité édifiante là-dedans, je ne peux pas imaginer qu’Emmanuel Macron n’aurait pas su à l’avance qu’il y aurait eu cette scène…”. Ces propos qui sont par la suite appuyés par le présentateur, perdant de plus belle de son impartialité : ”On ne peut pas imaginer qu’Emmanuel Macron ne connaisse pas l’intention de l’artiste … “. Patrick Bonin appuie alors à nouveau ses propos en indiquant que “Non effectivement, Emmanuel Macron n’a pas regardé 4h30 de déroulé et n’a pas validé scène après scène…” Ces interventions, de la part du présentateur et du directeur d’Omerta, qui ne se basent ni sur des faits ou sur une expertise, jouent un rôle clé dans le dispositif du débat. Jamais les propos de Régis Le Semier ne sont remis en cause, ou ne sont vérifiés de la part du présentateur, alors que les propos de Patrick Bonin sont sans cesse remis en doute, de la part de Le Semier comme de la part du présentateur. 

Il semble alors évident que l’objectif d’un tel échange a dévié de sa trajectoire initiale, à savoir clarifier la polémique. L’intérêt devient politique et essentialiste dans une démarche typique de la dynamique de ce média d’opinion : prêcher le vrai du faux, trouver un coupable, se méfier. Savoir si le Président de la République, Emmanuel Macron, était au courant de la mise en scène prédomine sur les faits. Le sensationnalisme prévaut sur le factuel, et même si l’espace mis en scène semble équitable, une analyse à la fois scénique et discursive met rapidement la lumière sur des déséquilibres évidents. (cf. Delmas; cf.Julliard)

Bibliographie

Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise 
Habermas Jürgen – 1962

Condition de l’homme moderne
Arendt Hanna – 1981

Langage d’écritures et langue orale sur internet.
Loret Christian – 2004

Les langages du politique – Propositions pour une méthode d’analyse du discours télévisuel
Coulomb-GullyMarlène – 2002

Réseaux – La fabrique de l’opinion publique dans les conversations télé
Boullier Dominique – 2004

La linguistique – Pour une analyse pluridimensionnelle du discours: le discours politique
Delmas Virginie – 2012

Réseaux – Entre informatiques et sémiotique, les conditions techno-méthodologiques d’une analyse de controverse sur Twitter
Julliard Virginie – 2023

Sources complémentaires

Dionysos et les drama queens, le Franc-Parler de Caroline Fourest
Caroline Fouret – 31/07/2024
Franc-Tireur – Edition n°142

Mélenchon, le blasphème et la cérémonie d’ouverture des JO : chronique d’un zigzag
Mattias Corrasco – 30/07/2024
L’Express

Protéger le pluralisme politique
ARCOM – 01/01/2018

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