Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

L’ancienne ministre de l’Education nationale Amélie Oudéa-Castéra évoquait sa “frustration” au regard d’un “paquet d’heures [d’enseignement] non remplacées” lorsqu’elle justifiait, aux micros de BFMTV, la raison pour laquelle elle avait placé son enfant dans le privé1. En effet, les enfants d’Amélie Oudéa-Castéra sont scolarisés dans le groupe scolaire catholique Stanislas ; le financement étatique de l’école Stanislas a été suspendu par la Ville de Paris en raison de soupçons de dérives homophobes et sexistes2.

Si toutefois, plus tard, le journal Libération a contredit ses propos en soulignant notamment que l’enfant de la ministre n’était resté qu’un mois dans l’établissement sans qu’il n’y ait une seule absence, comme le rappelle France Info3, cette remarque a toutefois relancé un débat actuel mais pourtant déjà présent depuis plusieurs décennies : En quoi les propos d’Amélie Oudéa-Castéra mettent-ils en lumière les perceptions sociales de l’école publique et de l’école privée ? 

Pour y répondre, nous avons choisi le document audiovisuel La guerre école privée/école publique est-elle relancée ?” extrait de l’émission Punchline, présentée par Laurence FERRARI sur la chaîne Cnews et publiée sur la plateforme Youtube par la chaîne Europe 1 ; comme son titre l’indique, l’émission est consacrée à l’opposition entre école privée et école publique relancée par la polémique entourant l’ancienne ministre de l’Education nationale.

Nous avons décidé d’analyser un extrait de six minutes, de 2min47 à 8min40. En effet, cet extrait se concentre davantage sur l’opposition entre l’école publique et l’école privée. 

Deux autres invités n’apparaissent pas dans l’extrait choisi car Eric REVEL, éditorialiste économique Valeurs actuelles, partage une pensée inaboutie par faute de temps ; le débat sur le sujet étant terminé. Quant à l’essayiste et juriste Rachel KHAN, elle ne traite pas précisément de notre sujet en regretant qu’en tant que femme4, Amélie Oudéa-Castéra soit réduite à sa famille.

L’émission se déroule en direct du lundi au jeudi de 17h à 19h et elle est marquée par quelques pauses de publicité ; elle est co-diffusée avec Europe 1 de 18h à 19h.  L’émission Punchline5 se trouve dans la catégorie “Culture Infos” et “Magazine politique”. La ligne éditoriale de Cnews est dénoncée comme étant proche de l’extrême droite par l’ancien ministre de l’Education nationale Pap Ndiaye6. La chaîne appartenant au groupe Canal + dirigé par Bolloré est également remise en cause en raison de son absence de pluralisme7, selon l’ONG Reporters sans frontières dite RSF, ayant notamment saisi l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle dite ARCOM puis le Conseil d’Etat le 13 avril 2022. Le Conseil d’Etat, dans une décision rendue le 13 février 2024, charge l’ARCOM de réexaminer si la chaîne d’information CNews a respecté ou non ses obligations de pluralisme. Suite à cette décision, Claire Sécail, chercheuse au CNRS et docteure en histoire, propose d’examiner le temps de parole des invités d’une chaîne télévisée à l’aide d’un baromètre s’appuyant sur les “données déclaratives et subjectives fournies par les intervenants” tandis que l’économiste Julia Cagé propose de “considérer la signature de tribunes de soutien aux candidats au premier tour de l’élection présidentielle8.

Amélie Oudéa Castéra n’est plus actuellement la ministre de l’Education nationale, mais l’était encore au moment du débat télévisé. Afin d’éviter toute confusion, nous nous référerons à elle comme étant l’ancienne ministre de l’Education nationale.

I- Présentation des invités

Les lumières blanches et bleues sont très vives et le titre de l’émission s’affiche en continu, en lettres capitales blanches sur un écran situé au-dessus d’un écran numérique. Les invités sont scindés en deux groupes : un groupe sur le côté gauche de l’animatrice, l’autre groupe sur le côté droit de cette dernière.

Au niveau du placement, on sent que le choix est de séparer spatialement les invités afin de favoriser la confrontation et de souligner l’existence de deux perceptions opposées. 

Tout d’abord, l’animatrice Laurence FERRARI se trouve au centre du plateau, devant un écran numérique retraçant des vidéos et des photographies d’illustration. On retrouve alors, Louis DE RAGUENEL, le chef de service politique d’Europe 1, sur le côté gauche de la présentatrice Laurence FERRARI. L’écrivain Nathan DEVERS accompagné de Jean Christophe COUVY, secrétaire national unité Syndicat Général de la police dit SGP, se trouvent tous deux à la droite de la présentatrice. 

Le placement des invités nous amène à nous demander si ce choix est intentionnel et s’il souhaite assigner à chaque groupe d’invités un discours politique, en plus de les opposer.

La durée de l’émission est d’une heure et trente-quatre secondes. Les quatorze premières minutes de l’émission concernent le débat sur Amélie Oudéa-Castéra ayant relancé l’opposition entre l’école privée et l’école publique. Durant ces quatorze minutes, le syndicaliste Jean Christophe COUVY n’est pas présent. Ce dernier est invité sur le plateau à une heure de l’émission ; les invités discutent à nouveau du sujet pendant dix minutes. Le débat s’agissant de l’école publique et l’école privée dure donc vingt-quatre minutes.  

Si le temps de parole de neuf secondes de l’animatrice Laurence FERRARI est très court durant l’extrait choisi, il s’élève à quatre minutes et vingt-neuf secondes sur le débat entier. Ainsi, la présentatrice résume les faits du débat, pose les questions sur lesquelles s’expriment les invités tout en ayant un rôle d’arbitre.

Le temps de parole de l’écrivain Nathan DEVERS s’élève à une minute et six secondes dans l’extrait choisi, et à quatre minutes et six secondes sur le débat entier.

Le temps de parole de Jean-Christophe COUVY s’élève à une minute et quarante secondes sur l’extrait choisi et reste le même car il était absent durant les quatorze premières minutes du débat.

Le temps de parole de Louis DE RAGUENEL est le plus élevé durant l’extrait choisi, soit trois minutes et cinquante-trois secondes, mais aussi durant le débat, soit cinq minutes. 

 Le débat des invités est vivant : si de longues prises de paroles sont possibles, les invités n’hésitent pas non plus à se couper la parole. 

II- L’opposition de l’école privée à l’école publique

Au cours de ce débat, l’écrivain Nathan DEVERS et le syndicaliste Jean-Christophe COUVY partagent leur expérience personnelle, évoquant notamment leur passage difficile dans l’école privée.

Le premier intervenant dans notre extrait est l’écrivain Nathan DEVERS. Ce dernier évoque une séparation nette entre l’école privée et l’école publique, déplorant un déclin observé dans l’Education nationale. 

Le chef de service politique d’Europe 1 Louis DE RAGUENEL, pour défendre la prise de position implicite de la ministre de l’éducation, rappelle qu’elle est non seulement ministre de l’école publique mais aussi de l’école privée, traduisant une certaine prise de position dans le débat. 

L’animatrice du débat interrompt Louis DE RAGUENEL en soulignant que seuls 17,8% des élèves sont inscrits dans des établissements privés, ce qui représente une minorité. Cette remarque introduit la notion de la culture légitime de Bourdieu, mettant en lumière les obstacles à l’égalité des chances dans le système éducatif. Il s’agit d’une problématique centrale dans les théories de Bourdieu sur la reproduction sociale et les dynamiques de classe où les écoles privées agissent comme des vecteurs privilégiés de transmission d’une culture considérée comme supérieure.

Toutefois, selon Louis DE RAGUENEL, l’école privée transmet l’“autorité, l’exigence”, à savoir un “corpus de valeurs” et représente une opportunité pour les parents de construire un “projet éducatif” que ne pourrait pas offrir l’école publique. 

En guise d’exemple, Louis DE RAGUENEL présente Stanislas, le lieu de scolarisation des enfants d’Amélie Oudéa Castéra, comme étant “un établissement privé, catholique, sous contrat”. Or, le projet éducatif catholique ne pourrait pas être assuré par l’école publique laïque. Louis DE RAGUENEL soutient ensuite que choisir l’école de son enfant est une liberté. 

Toutefois, l’animatrice Laurence FERRARI tempère cette affirmation en rappelant combien le prix élevé des écoles privées empêche en réalité les parents d’élèves d’inscrire leurs enfants dans celles-ci. 

Si Louis DE RAGUENEL assure que nombre de parents “se saignent”, selon ses propos, à se payer une école privée, il est difficile de contredire la perception sociale selon laquelle une école privée représente un coût non négligeable sur le budget d’une famille, en dépit de prix dégressifs existant comme ce dernier le rappelle. 

Nancy Fraser dénonce l’idéalisation de l’espace public perçu par Habermas, en raison de sa dimension excluante notamment au regard des minorités telles que les femmes9. Par analogie, l’école privée pourrait être dotée d’une dimension excluante en raison de son prix élevé qui la rend moins accessible à certains budgets de famille, en dépit de la vision idéaliste selon laquelle l’école privée est, tout comme l’école publique, accessible à tous.

Si Louis DE RAGUENEL, en défendant l’école privée, s’abstient de critiquer l’école publique, ce n’est pas le cas d’Amélie Oudéa Castéra dont les paroles ont provoqué plusieurs grèves du corps enseignant. Selon Tassin, Arendt perçoit l’espace public comme un lieu de discussion permettant de rendre visible des revendications. La manifestation des enseignants vise à faire entendre leurs revendications10, à se rendre visibles.

Le syndicaliste Jean Christophe COUVY rappelle que, même si l’éducation est un dû et que le financement de l’Etat est le même dans le privé comme le public, l’école publique est gratuite et accessible à tous, en dépit des catégories sociales contrairement au privé, qui nécessite l’ajout d’un coût supplémentaire, créant ainsi une différence notable dépassant le financement initial. 

L’écrivain Nathan DEVERS évoque également sa perception sociale de l’école publique en partageant qu’au jour du débat en janvier 2024, dans près de 58% d’établissements scolaires, est absent au moins un professeur. L’écrivain exprime une partie de l’opinion publique qui dénonce les grèves et les absences de professeurs et s’en servent pour justifier la scolarisation de leurs enfants dans le privé, selon BFMTV. 

Cette perception est également partagée par l’ancienne ministre de l’Education, un membre du gouvernement, qui n’est pas la seule à scolariser ses enfants dans l’école privée pour ces raisons, selon BFMTV11

L’écrivain Nathan DEVERS poursuit son propos en exprimant la pensée de quelques parents en plaçant leur enfant dans une école privée, à savoir l’idée qu’elle est davantage structurée et dénuée de mauvaises fréquentations pour leurs enfants. Il est vrai que certains parents d’élèves perçoivent l’école privée comme étant un environnement plus encadré pour leurs enfants.  

Philippe Juvin, député Les Républicains, par exemple, regrettait la différence de niveaux des établissements publics au regard des établissements privés, sur France 2, partageant la même perception que certains parents d’élèves s’agissant des résultats du privé estimés meilleurs que ceux du public. Des journalistes expliquent toutefois cette différence de résultat comme étant causée par le fort pourcentage d’élèves issus de familles favorisées ou très favorisées dans les écoles privées, à savoir 55,4 %, tandis qu’il s’élève à 32,3% seulement dans les écoles publiques12

Malgré les différentes perceptions entourant l’école publique et l’école privée relancées par la remarque de l’ancienne ministre de l’Education nationale Amélie Oudéa-Castéra, nous aimerions terminer sur les propos de l’écrivain Nathan DEVERS : l’école privée tout comme l’école publique sont dotées d’excellents enseignants.  

  1.  “Nous avons vu des paquets d’heures pas sérieusement remplacées, on en a eu marre” La ministre de l’Education nationale s’exprime sur la scolarisation de ses enfants au lycée privé catholique Stanislas, Youtube publiée par BFMTV
    ↩︎
  2.  Damien Renoulet, 17/01/2024, Ecole Stanislas : la Ville de Paris suspend le financement de l’établissement catholique privé, RTL
    ↩︎
  3.  15/01/2024 : “Paquets d’heures non remplacées” : la ministre de l’éducation a tout inventé, CONTRE ATTAQUE
    ↩︎
  4.  La guerre école privée/école publique est-elle relancée ?, Youtube publiée par Europe 1
    ↩︎
  5.  CNews, une chaîne “d’extrême droit” ? Soutien de LR et du RN, qui dénoncent les propos de Pap Ndiaye
    ↩︎
  6.  Arcom vs CNews. La régulation des médias, bon moyen pour préserver la liberté d’expression ?, Adrien Palluet, 16/02/2024, Pour l’Éco 
    ↩︎
  7.  Respect du pluralisme sur CNews : en quoi la décision du Conseil d’Etat est “historique”, Simon Barbarit, 16/02/2024, Public Sénat
    ↩︎
  8.  Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement, extrait de Habermas and the Public Sphere, Nancy Fraser
    ↩︎
  9.  LES GLOIRES ORDINAIRES. Actualité du concept arendtien d’espace public, Étienne Tassin, 2013
    ↩︎
  10.  “De plus en plus compliqué d’assumer”. Ces politiques qui choisissent de scolariser leur enfant dans le privé, 15/01/2024, BFMTV
    ↩︎
  11.  VRAI OU FAUX. Les résultats des établissements privés sont-ils meilleurs que ceux du public ?, 16/01/2024, France Info
    ↩︎
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