Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

Invitation controversée et face-à-face amical

Pour son édition 2023, la célèbre fête de l’Humanité a choisi d’inviter l’ancien premier ministre Edouard Philippe à débattre avec Fabien Roussel, secrétaire général du parti communiste, le 17 septembre 2023. La présence d’une personnalité politique de droite à un événement de rassemblement festif et politique pour toute la gauche était un choix d’emblée ambivalent et le débat et les controverses qu’il a suscitées ont été particulièrement relayées dans la presse.  Des controverses qui portent finalement plus sur la forme du débat que sur le fond des discussions entre Roussel et Philippe puisque, ce qu’a révélé finalement ce « face-à-face de la rentrée politique », comme il a été nommé par le fête de l’Humanité, c’est que la nature même de ce qui constitue un débat ne va pas de soi.


Diffusé en direct sur la chaîne Youtube de L’Humanité, le débat s’est ouvert par l’intervention d’un militant du mouvement des Gilets Jaunes qui est monté sur la scène pour attraper le micro d’Edouard Philippe. Il s’est ensuite tourné vers le public pour déclarer que l’ancien premier ministre n’avait rien à faire ici et qu’il avait « fait couler le sang avec les Gilets Jaunes ». Escorté assez violemment hors de la scène, le militant disparaît et laisse la place au débat qui semble déjà partir sur des bases chancelantes. C’est en effet une première image violente qui ouvre ce direct et un contraste se dessine avec les paroles de Maud Vergnol, animatrice de l’échange et co-directrice de rédaction à L’Humanité, qui tente d’apaiser le public en déclarant : « Allez, allez, c’est pas l’esprit de la fête de l’Huma ça, on se détend. » La prise de parole du militant est ainsi assimilée à un manque de calme et à quelque chose d’irrationnel. 

On entend la foule de spectateurs, qui hue autant qu’elle applaudit, tandis que Maud Vergnol et Fabien Roussel défendent tour à tour la présence d’Edouard Philippe au sein de la fête. Fabien Roussel scande : « Retrouvons ce goût du débat, retrouvons ce goût du débat entre la gauche et la droite ! » Selon lui, le goût du débat serait donc perdu ? On remarque en tout cas que tout le langage utilisé par Roussel et Vergnol a pour but de convaincre de l’importance de ce débat précis, et ce avant même qu’il ait réellement commencé. 

La première question porte sur l’inflation et le blocage des prix, un sujet actuel, mais ce que l’on retiendra surtout de leur premier vrai échange, c’est que l’atmosphère est définitivement détendue. Philippe semble amusé par la situation et dit lui-même qu’il ne va convaincre personne tandis que Roussel scande ses réponses à la foule comme s’il était en campagne. Il utilise des anaphores comme “Augmenter les salaires ! Augmenter les retraites !” et cherche à utiliser des formules qui ont l’allure de slogan comme : “De la fourche à la fourchette !”. Le débat a d’ailleurs une allure de répétition pour 2027, le porte-parole du parti communiste Léon Deffontaines l’a sous-entendu au micro de BFMTV en déclarant : « C’était peut-être un avant-goût du débat d’entre-deux tours ». Un avant-goût d’une ampleur bien différente, la vidéo de retransmission du débat ne comptant qu’un peu moins de 30 000 vues. 

L’échange est respectueux, les deux hommes se tutoient vite et bien que leurs idées s’opposent radicalement sur le blocage des prix, Edouard Philippe joue la carte de la connivence en déclarant à son opposant : « On va pas être d’accord souvent, mais je sens qu’on est pas très loin d’être d’accord sur l’énergie. » Un débat respectueux et loin de l’esprit choc des débats télévisés de BFMTV et CNEWS, pas de doutes, mais un débat pour qui, et surtout, un débat dans quel but ?


Objectif du débat et sens du politique

Par la manière dont il est défini par les journalistes et les politiques, et par le caractère presque sacré qu’il lui est conféré tout au long de la séquence, l’objectif de ce débat semble être l’illustration et la défense d’une conception traditionnelle du débat démocratique public. Ce “vrai” débat serait supposément de fond, pluraliste, contradictoire, ayant lieu publiquement dans l’écoute et le respect, dans la classique dichotomie gauche droite. C’est avec une courtoisie presque théâtrale, voire caricaturale,  que les deux opposants expriment leur respect mutuel l’un envers l’autre, et leur volonté d’opposer deux projets de société différents, et de débattre avec les français. Mais ce débat répond-il aux exigences qu’il revendique ? Quel est son objectif ? Quelle utilité lui conférer ? 

S’il est d’emblée qualifié par ses participants de “vrai débat contradictoire”, on comprend très vite que toute revendication extérieure n’est pas la bienvenue. L’expulsion violente du militant de la scène constitue d’entrée un paradoxe, amplifié par Maud Vergnol sommant le public de se calmer. En principe, il serait donc question ici de combattre les idées et non les personnes, ce qui exclut donc par la même occasion toute forme de véhémence, de violence verbale et de brutalité. Cette revendication citoyenne n’obéissant pas aux règles, semble donc proscrite ici, où les réactions doivent être mesurées, pondérées. Symboliquement, la présence d’Edouard Philippe à la fête de l’Humanité fait gage d’une volonté d’expression contradictoire des opinions, mais seulement dans le cadre d’une discussion publique médiatisée. Si l’on se réfère à Habermas et à sa conception de l’espace public, on comprend cette importance d’opposer argument et contre argument, avec un intérêt marqué pour la communication rationnelle et la délibération publique. Il n’est pas étonnant que dans ce cadre, une prise de position comme celle du manifestant soit ainsi associée à une forme d’irrationalité, qui n’aurait pas sa place dans ce processus argumentatif. 

Est-il pourtant question ici, de convaincre, ou d’aboutir à un consensus comme le pense la théorie Habermassienne¹ ? En effet, l’influence du cadre, de l’événement dans lequel prend place le débat est ici déterminante : D’un côté un politique dit de droite dans une fête de gauche, et de l’autre un politique dit de gauche ayant invité une personnalité de droite. C’est aussi et surtout une phrase énoncée par Edouard Philippe au début de la séquence, qui annonce la couleur : « Je suis parfaitement sûr que je ne vais pas convaincre en disant cela. » Ne pas convaincre car le débat a lieu en terrain hostile ? Le débat a-t-il un sens lorsqu’il n’a pas pour but de convaincre ? Si le but n’est pas de convaincre, il est possible de se questionner sur les intentions réelles du débat.

En effet, les gestuelles et attitudes d’éloquence différentes des participants mettent en lumière des éléments s’éloignant de l’objectif qui a été annoncé en début de séquence, celui d’un débat honnête où le but serait d’éclairer les citoyens sur deux projets de société. D’une part, Edouard Philippe détaché, presque moqueur, s’adressant dans la plus grande tranquillité uniquement à son adversaire, et ne se confrontant visuellement que très peu au public. Il montre d’ailleurs un rejet pour le public avec des remarques comme : « Je n’ai pas honte de le dire devant des communistes », une phrase qui rassemble l’ensemble du public en un mot, « communiste », et qui l’éloigne ainsi d’emblée de son discours. De l’autre, Fabien Roussel haranguant la foule avec rage, bougeant les mains, invoquant sans cesse le “je”, la première personne du singulier, comme un candidat à la présidentielle, un représentant du peuple en devenir. Le public applaudit d’ailleurs souvent ses paroles. Deux attitudes opposées s’expliquant par le contexte, mais qui révèlent un débat dont la forme semble bien plus significative pour les participants que le fond.

Ne pas nécessairement convaincre donc, mais il n’est pas sûr non plus que le fait de discuter soit la seule finalité du débat. Cette confrontation a des allures de symbole, d’exemplarité, de faire valoir, il s’agit ici de respecter les codes d’une certaine conception du débat démocratique publique, plus que de réellement entrer dans l’argumentation. Par exemple, pour leur premier échange sur le blocage des prix, Edouard Philippe se dit contre et présente finalement comme solution : “une transformation entre le salarié et l’entreprise”, sans jamais expliciter ce que cela signifierait concrètement. Se dessine donc ici un objectif commun aux deux opposants, celui de se rendre visible, et de servir peut-être, comme nous l’avons souligné précédemment, leurs futures aspirations à la présidentielle. Pour Edouard Philippe, se rendre visible passe alors par la médiatisation du débat et de son choix d’accepter ce débat, le contenu est moins important, puisqu’il l’a dit lui-même, il ne va convaincre personne. Une aspiration qui diffère de la promesse d’un débat honnête, dont le seul but serait d’aiguiller les citoyens vers un choix politique. 


Enfin, ce débat peut être éclairé par une autre conception de l’espace public, celle d’Hannah Arendt. Pour Arendt, l’action politique s’exprime aussi par des gestes et des manifestations corporelles², et l’irruption du militant dans l’espace public, et surtout sur la scène où prend place le débat public, illustre bien cela. Il accède alors à un espace politique alors qu’il était tenu de rester dans l’espace des spectateurs. Sans juger ou non la pertinence de ce geste, il montre une autre facette de la politique moderne, qui n’est pas exempte d’action de transgression, avec des incarnations physiques de la politique qui sortent du seul cadre d’une procédure discursive, et de l’unique communication verbale. Par cette action, le militant veut se rendre visible, se distinguer du public et manifester ses opinions avec une certaine forme de violence verbale tout en arrachant le micro d’Edouard Philippe, suite à quoi il est évacué violemment de la scène. On a donc une opposition directe entre une conception de la politique dans l’espace public, plutôt institutionnelle, où la violence se doit d’être rhétorique, voire totalement absente, où il y a des codes, un cadre, des règles d’échange. D’autre part une manifestation du politique dans l’espace public, plus brute, moins figée, et où la présence physique demande un certain courage car elle expose au péril, contrairement à la présence physique préparée et travaillée des deux participants. Cette intervention est cependant prise à la légère par les deux participants, même Fabien Roussel sourit en regardant Edouard Philippe suite à l’évacuation du militant. Ainsi, comme le souligne Etienne Tassin en analysant les théories d’Arendt sur l’espace public, ce dernier n’est pas qu’un lieu d’expression des opinions rationnelles et de prise de décisions mais aussi un : “lieu de tensions et de contradictions, de conflits et de heurts parce qu’il est le lieu où se produisent des acteurs s’émancipant de leurs identités sociales et culturelles, de leurs appartenances groupales ou communautaires, de leurs repères et de leurs assignations fixées par la loi³.”


Le débat public peut donc prendre plusieurs formes, il peut comme ici respecter une procédure et un cadre, être animé par des journalistes avec des questions préétablies, un temps de parole donné, dans une recherche de retenue et de diplomatie. En effet, comme nous l’avons dit précédemment, les deux participants s’expriment chacun leur tour et respectent globalement la parole de l’autre, le cadre défini pour la scène est respecté. Mais dans cet exemple, ce calme et ce respect mutuel sont aussi un moyen pour chaque participant de se mettre en scène et d’exposer leurs idées et leur “projet” sans toujours chercher à argumenter ou à convaincre. Ce débat met en lumière ses propres failles, et l’espace de la scène ne peut se détacher complètement de son public qui s’exprime et réagit parfois fortement aux paroles d’Edouard Philippe. Comme nous l’avons vu avec l’interprétation d’Arendt, la prise de position publique s’incarne aussi par le corps et l’irruption de celui-ci là où il n’est pas le bienvenu. Par extension, les manifestations et protestations peuvent devenir des positionnements politiques tout aussi concrets que les idées formulées dans le « calme » tant réclamé au début de la séquence.

L’exemple du débat entre Fabien Roussel et Edouard Philippe illustre bien cette tension qui réside dans la définition du débat et de l’espace public aujourd’hui. Particulièrement l’idée que l’expression des idées doit semblée rationnelle et maîtrisée pour être considérée. Ainsi, nous pouvons questionner la pertinence d’utilisation des expressions “vrai débat” ou “plus beau débat”, en tant qu’elles établissent une hiérarchie entre plusieurs formes d’expression et qu’elles deviennent une affirmation de forme, sans remise en question du fond.

Par Adam, Diane et Angelina


Bibliographie : 

  • «Le face-à-face de la rentrée politique : Fabien Roussel et Édouard Philippe ». Débat diffusé sur la chaîne Youtube de L’Humanité, animé par Julia Hamlaoui et Maud Vergnol. URL :  https://www.youtube.com/watch?v=kfEw-_FX5oU
  • 1. HABERMAS, Jürgen, De l’éthique de la discussion, Paris, Flammarion, 1991. 
  • 2. TASSIN, Étienne, « Les gloires ordinaires. Actualité du concept arendtien d’espace public », Cahiers Sens public, n’15-16, 2013 pp. 23-36. URL : https://www.cairn.info/revue-cahiers-sens-public-2013-1-page-23.htm
  • 3. Ibid.
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