Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

Juliette Dumoulin, Justine Le Clouerec, Léa Von Borzyskowski

Après avoir quitté Washington dans le chaos, en laissant place à Joe Biden, Donald Trump annonce officiellement sa participation aux élections de 2024 le 15 novembre 2022. L’ex-président des États-Unis d’Amérique reprend alors sa place de souverain le 5 novembre 2024, et incarne le 47ème président de cette nation. Donald Trump s’entoure rapidement de figures importantes des États-Unis, tel que Elon Musk, qui aurait « versé 75 millions de dollars (…) pour soutenir la campagne présidentielle Donald Trump selon les données de la Commission électorale fédérale » (Le Figaro). L’homme le plus riche du monde, propriétaire du réseau social X, Tesla et Space X  devient le plus gros contributeur du parti républicain. Il effectue par lui-même des campagnes sur le terrain pour promouvoir le parti Trumpien, ce qui suscite des préoccupations quant à cette alliance entre politique et technologie, où Musk semble jouer un rôle déterminant aux côtés de Donald Trump.

C’est dans le débat du 7/10, diffusé sur France Inter le mardi 29 octobre 2024 et animé par Simon Le Baron que toutes ces questions sont abordées. Deux invités à l’antenne : Asma Mhalla, politologue, spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques de la Tech et de l’Intelligence Artificielle, et Thomas Huchon, journaliste et enseignant, spécialiste des fake news et des théories complotistes. Or, ce débat entre deux invités a priori sur la même longueur d’ondes, concernant les figures de Donald Trump et d’Elon Musk, nous questionne. On peut alors se demander comment, dans un contexte où la diversité d’opinions caractérise un débat démocratique, le parti-pris du journaliste et le manque de pluralisme interne impactent-t-ils la nature de ce débat ? 

Mener ou orienter : interroger la neutralité journalistique dans les débats

Simon Le Baron, journaliste au service politique de France Inter, mène le débat « Campagne de Trump : à quel jeu joue Elon Musk ? ». Ses interventions répétées, bien que équilibrant le temps de parole, contribuent également à orienter le débat. 

D’après une analyse sémantique, lors de la présentation du débat, le présentateur Simon Le Baron utilise des termes forts tels « à quoi joue l’homme le plus riche de la planète », « il est devenu la figure centrale du candidat républicain » et « le véritable rôle d’Elon Musk » qui mettent en avant la puissance d’Elon Musk, grand sujet de ce débat. Le journaliste introduit les deux intervenants et guide le débat, interrogeant alternativement A. Mhalla et T. Huchon. Les interrogations semblent être ciblées en fonction de l’interlocuteur.rice choisi.e, notamment selon leur domaine d’expertise : politique, technologie et Intelligence Artificielle pour Asma Mhalla et fake news et théories complotistes pour Thomas Huchon. La posture du journaliste ne permet pas une confrontation directe entre les deux intervenants, d’une part car ils partagent une opinion similaire et d’autre part, car c’est au journaliste que s’adressent toutes les réponses. Le débat prend plutôt la forme d’un dialogue entre Asma Mhalla et le présentateur et entre Thomas Huchon et le présentateur. Chacun avance ses arguments et les informations qu’il veut partager, ce qui représente tout de même une forme de débat moins directe. 

Dès la première minute du débat, le journaliste Simon Le Baron questionne l’un des intervenants « certains disent qu’il [Elon Musk] est quasiment son colistier officieux informel, vous êtes d’accord avec ça Asma Mhalla ? ». Le choix de cette formulation transforme cette question, originellement ouverte ( « qu’en pensez-vous Asma Mhalla ? ») en une question fermée. Cette structure syntaxique cloisonne quelque peu les possibilités de réponses d’Asma Mhalla, sous-entendant son accord dès la question posée. Dans la suite du débat, le présentateur dirige la discussion en invitant les interlocuteurs à échanger autour de sujets précis, échanges au cours desquels il intervient à plusieurs reprises. A titre d’exemple, Simon Le Baron demande : « Asma Mhalla, mais est-ce qu’il le pense vraiment ? », formulant une nouvelle fois ses questions de manière à orienter les dires de son interlocuteur.

Au-delà de son rôle dans l’organisation du débat et dans la répartition de la prise de parole, le présentateur acquiesce à certaines réponses. En optant pour une analyse énonciative (Delmas), nous pouvons observer que l’on ressent son opinion à travers son attitude et ses propos comme lorsqu’il dit : « Oui, San Francisco c’est vraiment le fief idéal des États-Unis » (Le Baron). De plus, à plusieurs reprises, Simon Le Baron coupe la parole à ses intervenants pour introduire des idées et susciter les réactions de A. Mhalla et de T. Huchon « ce qui est au grand jour c’est qu’il [Elon Musk] a son propre compte avec 200 millions d’abonnés […] il fait campagne de manière très radicale pour Trump », « donc là il serait une sorte d’hybride entre un homme d’affaires, et pas n’importe lequel, et un homme politique » (Le Baron). Il semble faire partie du débat, effaçant peu à peu sa neutralité journalistique. Le débat prend même parfois la forme d’une conversation, où il apparaît alors légitime de se questionner sur le pluralisme interne de l’émission.

Au-delà du pluralisme interne : un « débat » entre complémentarité et convergence d’opinions

Le manque de pluralisme interne est plutôt manifeste dans ce débat de France Inter. Pour rappel, « l’objectif du pluralisme politique est de garantir une totale liberté des récepteurs de l’information, c’est-à-dire d’assurer aux téléspectateurs et auditeurs l’accès à une information politique pleine et entière leur permettant d’exercer leur rôle d’électeurs en citoyens éclairés » (Barraud). Ainsi, le pluralisme interne sous-entend qu’il faut, sur une même chaîne télévisuelle, ou dans notre cas une même radio, un équilibre politique. Barraud ajoute d’ailleurs que « la liberté de communication audiovisuelle doit être abordée à travers le prisme d’un pluralisme interne » (Barraud). Or, dans ce débat du 29 octobre 2024, on remarque assez vite que les invités ont un avis similaire sur la question, et par conséquent, ne débattent pas vraiment et s’opposent malgré eux à la présence d’un pluralisme interne. La question d’un débat de l’entre-soi, voire d’un non-débat se pose alors. En effet, un point de vue est dominant ici : celui que Musk est un soutien indéniable de Trump, et que cela représente un danger pour les élections, voire même la démocratie américaine, en favorisant l’élection de Trump. Si on opère une analyse interactionnelle de leurs échanges (Delmas), on constate que Thomas Huchon et Asma Mhalla développent chacun leur point de vue sans jamais s’interrompre, et sans qu’ils ne se confrontent puisqu’ils sont d’accord.

Une analyse sémantique (Julliard) se révèle aussi être un outil essentiel pour démontrer la convergence des idées des deux invités, et par conséquent le manque de pluralisme interne au sein de cette émission. On note ainsi qu’ils emploient sensiblement le même vocabulaire pour qualifier Elon Musk et Donald Trump de même que leurs idées et actions. On note tout d’abord que les débatteurs usent tous deux de termes hyperboliques et des superlatifs dans leur argumentation, mais sans intention élogieuse. Thomas Huchon parle d’un « immense danger pour la démocratie » (Huchon), tandis que Asma Mhalla renchérit quand le journaliste lui donne la parole en disant : « c’est plus qu’un immense danger, ils sont anti-démocratiques » (Mhalla), s’accordant sur le même terme pour décrire la politique de Donald Trump et son soutien Elon Musk. La politologue emploie également les superlatifs « ultra-conservateurs », et « rétrograde au possible », quand le spécialiste des fake news les qualifie lui d’ « extrêmement puissants ». On peut également noter le superlatif qu’utilise A. Mhalla quand elle parle de ces personnalités comme des personnes ayant « un ego, un hubris surdimensionné ». Elle joue ici sur le véritable culte de la personnalité qui existe autour du personnage de Donald Trump. Cela montre une personnalisation de l’espace public : « la personnalité envahissait l’espace public » (Sennett) affirme Sennett dans Tyrannies de l’Intimité. De ce fait, les personnalités publiques intègrent de plus en plus l’espace public et les débats qu’il comprend, comme ce débat-ci. Mais on peut aussi relever que la politologue utilise là un procédé discursif particulier : l’argument ad personam, qui consiste à attaquer la personne directement sur ce qu’elle est, ici sur son ego. A propos de l’argument ad personam, Nadia Lahiani affirme que : « dans le cadre d’un débat polémique, toutes les attaques sont autorisées pour atteindre son but. Même celles qui consistent à détourner l’argumentation du sujet du débat et de s’en prendre directement à la personne » (Lahiani). Au moyen de métaphores telles que « élément perturbateur »(Huchon) pour qualifier Musk ou « pantin » (Mhalla) pour qualifier Musk et Trump, les invités attaquent encore les personnalités elles-mêmes, se rapprochant également de l’argument ad personam. Ces différents procédés leur servent à montrer une même idée : Donald Trump et Elon Musk sont des personnages démesurés, presque fous, et dangereux. Les ressources argumentatives (Jouët, La Caroff) des deux invités sont aussi parfois les mêmes, montrant une fois de plus leur convergence d’opinions. Par exemple, Thomas Huchon prononce : « [celui] qui vient d’être citée par Asma Mhalla, qui s’appelle Peter Thiel » (Huchon), argumentant grâce à l’exemple qu’a utilisé la politologue juste avant, celui d’un « milliardaire, cofondateur de Paypal et investisseur dans Facebook, [qui] promeut des idées libertariennes et anti-Etat » (Lesnes), qui s’est « rangé du côté de Donald Trump » (Lesnes) et qui est considéré comme un rival d’Elon Musk. Il est également intéressant de noter que si on observe les fils de discussion (Jouët, Le Caroff), on constate que les deux invités adoptent toujours un ton cordial, voire complice comme lorsqu’ils rient ensemble sur le sujet de Musk et des réseaux sociaux au milieu du débat.

Les deux intervenants renvoient ainsi une même image et de mêmes idéaux politiques : ils semblent tous deux exaspérés et consternés par l’influence d’Elon Musk dans la campagne de Trump, mais aussi inquiets quant aux potentielles conséquences de son élection. Cette convergence d’opinions et cette connivence qui s’installe entre Thomas Huchon et Asma Mhalla aux moyens de procédés discursifs similaires, d’interactions complices et de références communes donnent à ce débat une tonalité d’entre-soi, réduisant la diversité des points de vue. Toutefois, si le pluralisme d’idéologies est absent, les deux intervenants respectent l’objectif journalistique d’informer les auditeurs, en donnant des arguments chiffrés : « ça c’est 500 000 messages diffusés sur le réseau Twitter avec une audience à la fin qui attend presque 800 Millions de personnes touchées » (Huchon) et des exemples concrets et vérifiés : « on retrouve les travaux d’une penseuse américaine d’origine russe » (Mhalla), « Peter Thiel […] ce personnage-là il a été très influent pour aider à construire Facebook » (Mhalla).

France Inter cherche-t-elle à satisfaire une même audience ?

France Inter se positionne comme la première radio de France avec près de 7,2 millions d’auditeurs chaque jour. Son émission du 7/10 est la matinale la plus écoutée de France en fédérant près de 5 millions d’auditeurs chaque matin. France Inter n’en reste pas là, et maintient sa position de leader sur les plateformes numériques, en étant la seule radio « à dépasser les 2 millions d’auditeurs sur ces supports et le million d’auditeurs en replay » (selon Médiamétrie). Mais qu’en est-il de son audience ? De quel milieu vient-elle ? Pour 40% d’entre eux, les auditeurs sont issus de CSP+ (sous-entendu les Catégories Socio-Professionnelles les plus favorisées) , regroupant les corps de métier appartenant aux patronats, cadres, professions intellectuelles, etc. Cela a donc entraîné la floraison de quelques critiques, comme on en trouve notamment sur le site de Télérama : « Vous auriez plutôt tendance à dire qu’Inter est faite par, et pour, les bobos parisiens ». Un message fort pointant du doigt l’entre-soi que la radio France Inter crée autour de ses auditeurs issus principalement d’environnement urbain et parisien. Pouvons-nous alors remettre en cause la question d’hétérogénéité quant aux invités et journalistes chez France Inter ? À titre d’illustration, le débat d’Asma Mhalla et Thomas Huchon met en exergue deux intervenants adoptant le même point de vue sur la situation politique états-unienne ainsi que le rôle décisif d’Elon Musk dans cette dernière. Comme expliqué précédemment, les deux participants ne s’interrompent pas lors de prise de parole, mais au contraire, complètent leurs arguments ensemble, allant ainsi dans une même direction de raisonnement. On remarque là une homogénéité éditoriale, qui amène à s’interroger sur l’éventuelle existence d’une « bulle médiatique » dans laquelle les idées et modes de pensée de France Inter et de ses auditeurs s’alignent, et le risque que cela peut représenter si cette bulle médiatique empêche une diversité d’opinions exprimées. Toutefois, il est également légitime de se demander si toutes les opinions méritent d’être entendues, surtout lorsque certaines, comme celles en faveur de Trump, représentent une menace pour la société et la démocratie du pays.

En somme, ce débat diffusé par France Inter met en lumière les limites du pluralisme dans l’audiovisuel ou la radiophonie. Le choix des intervenants et la convergence de leurs opinions politiques donnent lieu à un débat d’entre-soi, marqué par l’absence de diversité d’idées, qui questionne le sens commun du terme de « débat ». De plus, les interventions du journaliste Simon Le Baron font état d’un manque de neutralité journalistique, et orientent la discussion dans une direction conforme aux idéaux politiques de France Inter, idéaux politiques que partagent leurs auditeurs. Cependant, malgré l’absence de pluralisme, France Inter et les deux intervenants remplissent tout de même l’objectif journalistique d’informer les auditeurs, s’appuyant sur des données et exemples précis.

Bibliographie : 

BARRAUD, Boris, Audiovisuel et pluralisme politique, De quelques pérégrinations du CSA entre réalisme et idéalisme, Pouvoirs, 2012, N°142. p. 119-130. URL : Audiovisuel et pluralisme politique | Cairn.info.

DELMAS, Virginie, « Pour une analyse pluridimensionnelle du discours: le discours politique », La linguistique 2012/1 (Vol. 48), p. 103-122. URL : Pour une analyse pluridimensionnelle du discours : le discours politique | Cairn.info

JOUET, Josiane, LE CAROFF, Coralie, « Chapitre 7 – L’observation ethnographique en ligne », Manuel d’analyse du web en Sciences Humaines et Sociales. sous la direction de Barats Christine. Paris, Armand Colin, « U », 2013, p. 147-165. URL : Chapitre 7 – L’observation ethnographique en ligne | Cairn.info

JULLIARD, Virginie, « #Theoriedugenre : comment débat-on du genre sur Twitter ? », Questions de communication, 30, 2016. URL : #Theoriedugenre : comment débat-on du genre sur Twitter ?.

LAHIANI, Nadia, « Argumentation et impolitesse dans les débats politiques à caractère polémique », Loxis, Special issue 2, 2010. URL : Argumentation et impolitesse dans les débats politiques à caractère polémique

SENETT, Richard, Tyrannies de l’Intimité, 1979, p123. URL : Sennett Intimité Extraits v2016.pdf.

Ressources complémentaires : 

DASSONVILLE, Aude, LEHOUX, Valérie, « France Inter et vous : le désamour ? Vos réponses », Télérama, article publié le 19 juillet 2013. URL : https://www.telerama.fr/radio/france-inter-et-vous-le-desamour-vos-reponses,100398.php 

DE CARVALHO, Garance, « Présidentielle américaine : Elon Musk a versé 75 millions de dollars en soutien à Donald Trump », Le Figaro, article publié le 17 octobre 2024. URL : https://www.lefigaro.fr/international/campagne-presidentielle-americaine-elon-musk-a-verse-75-millions-de-dollars-en-soutien-au-candidat-donald-trump-20241017.

GUEDOT, Valérie, « France Inter, Audiences Médiamétrie : les Français n’ont jamais été aussi nombreux à écouter France Inter », Radio France, article publié le jeudi 18 avril 2024. URL:https://www.radiofrance.fr/franceinter/audiences-mediametrie-les-francais-n-ont-jamais-ete-aussi-nombreux-a-ecouter-france-inter-8012607.

LESNES, Corine, « Peter Thiel, le cavalier solitaire de la Silicon Valley », Le Monde, 2021. URL : Peter Thiel, le cavalier solitaire de la Silicon Valley

Le Figaro, « Présidentielle américaine : Elon Musk a versé 75 millions de dollars en soutien à Donald Trump », par Garance De Carvalho, article publié le 17 octobre 2024. URL : https://www.lefigaro.fr/international/campagne-presidentielle-americaine-elon-musk-a-verse-75-millions-de-dollars-en-soutien-au-candidat-donald-trump-20241017.

Radio France, « Auditeurs de Radio France : qui êtes-vous ? », Radio France, article publié le 09/10/2017. URL : https://mediateur.radiofrance.com/infos/auditeurs-de-radio-france-etes/.

France Inter et vous : le désamour ? Vos réponses, article rédigé par Aude Dassonville et Valérie Lehoux, publié le 19 juillet 2013. URL : https://www.telerama.fr/radio/france-inter-et-vous-le-desamour-vos-reponses,100398.php

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