Annelou Robin, Manon Haegeli, Emma-Lou Covo
Le 4 mars 2024, une loi a inscrit dans la constitution le fait que la détermination de la liberté garantie des femmes à avoir recours à une interruption volontaire de grossesse doit être fixé, constitutionnalisé dans une loi (article 34 de la Constitution), le résultat de nombreux efforts et de plusieurs années de tergiversations au sein de l’Assemblée Nationale, ainsi que de débats au sein de l’espace public.
En effet, la première proposition de ce texte de loi, datant d’octobre 2022, ne parlait pas de liberté, mais bien de droit à l’accès à l’IVG. Il aura fallu deux ans aux parlementaires pour s’accorder sur les termes précis du texte de loi, témoignant de l’importance des mots choisis. Si cette supposée avancée dans le droit des femmes crée, plus que jamais, débat aujourd’hui, en raison du terme « liberté garantie » présent dans le texte, c’était déjà le cas lors de la toute première proposition de ce texte de loi qui avait fait l’objet d’un débat télévisé diffusée sur la chaîne Public Sénat.
Diffusé le 20 octobre 2022 lors de la matinale « Bonjour chez vous » présentée par Oriance Mancini, ce débat opposait Mélanie Vogel, sénatrice membre d’Europe Écologie Les Verts, en faveur de la constitutionnalisation du droit à l’IVG et rédactrice de la première proposition du texte de loi, à Agnès Canayer, sénatrice apparentée au parti LR et réticente à sa constitutionnalisation.
À partir d’un extrait (https://www.youtube.com/watch?v=Cckf6nkNiWg&t=817s : 6min57 – 13min37), nous allons analyser la manière dont la chaîne de télévision Public Sénat organise et structure le débat, ce qui nous conduira à interroger les tenants et les aboutissants des propos tenus par les deux sénatrices. Si les deux femmes débattent ici de l’inscription ou non dans la constitution du droit à l’IVG, nous allons voir qu’il s’agit implicitement d’un questionnement sur sa formulation avec notamment l’utilisation de la notion de « droit ». Nous pouvons ainsi nous interroger sur la manière dont ce débat télévisé soulève la question de l’effectivité et de l’accessibilité à l’IVG, nous poussant ainsi à nous demander comment cette question se retrouve au cœur du débat de la constitutionnalisation du droit, aux côtés du principe de non régression, qui semble inquiéter beaucoup des sénateurs en opposition à cette inscription.
Le média Public Sénat : une forme d’arène d’expression
Diffusé sur Public Sénat, une chaine parlementaire créée par la loi du 30 décembre 1999 (loi n° 99-1174), pour répondre au besoin de présentation des travaux parlementaires des deux assemblées – l’Assemblée nationale et le Sénat – afin de remplir « une mission de service public, d’information et de formation à la vie publique, par des programmes parlementaires, éducatifs et civiques » (Article 45-2, loi n°99-1174), le débat du 20 octobre 2022 a pour but d’informer les citoyen.ne.s sur le refus de la proposition du texte de loi visant à inscrire l’IVG dans la constitution. Le texte de Loïc Blondiaux “Le participatif en actes : quel avenir pour l’injonction à la participation ?” parle de l’idée selon laquelle la participation citoyenne peut-être utilisée comme un outil du gouvernement dans une stratégie de manipulation décisionnelle. Il parle des arènes d’expressions permettant aux politiques de s’adresser directement aux citoyens, pratiquant ainsi la désintermédiation. On pourrait donc prendre le média Public Sénat ici comme une forme d’arène d’expression : en effet, cette chaîne vise à accompagner le public dans la compréhension des sujets parlementaires et accorde donc une importance particulière au travail d’analyse et de décryptage dans ses programmes. L’émission “Bonjour chez vous” est plus particulièrement une matinale quotidienne qui propose avant tout un contenu informatif. Ce sont des débats politiques qui prennent place chaque matin pour discuter d’actualité et de sujets de société avec deux invités parlementaires.
Un débat sous les attraits d’un dialogue collaboratif
Lors de l’extrait choisi, la présentatrice est positionnée en face des deux invitées qui elles-mêmes sont côte à côte. Par cette disposition scénique, Public Sénat fait passer l’idée que le.a téléspectateur.ice assiste ici à un échange constructif plutôt qu’à une discussion dont le but serait de faire émerger la victoire de l’une des interlocutrices. L’intention est de créer l’impression que les invitées participent à un dialogue collaboratif. Dans ce cadre, les participantes sont considérées comme égales, sans qu’aucune d’elles ne bénéficie d’un avantage ou d’une position supérieure.
L’extrait du débat s’articule en sept échanges. Agnès Canayer ouvre le bal suite à la question de la présentatrice qui porte sur le fait de savoir si elle (Agnès Canayer) ne se trouve pas à “rebours de l’opinion publique” concernant la constitutionnalisation du droit à l’IVG.
Agnès Canayer invite à recentrer le débat en rappelant que l’on parle de la constitutionnalisation du droit à l’IVG, et non de savoir si on est pour ou contre ce droit : “on a jamais fait de droit sous la pression”. Elle commence par utiliser le pronom “nous”, pour se montrer représentative de son parti et des personnes qui ont voté contre le texte de Mélanie Vogel. Ensuite, elle utilise “moi” : pour montrer sa position, elle rappelle que personnellement elle y est très attachée (à l’IVG) et continue ensuite en expliquant que la question importante ici est la suivante : Est-ce que la constitutionnalisation apportera plus d’effectivité et plus de garantie au recours au droit à l’IVG aujourd’hui en France ? Elle finit ensuite par exprimer le fait que pour elle, la constitutionnalisation du droit à l’IVG ne va pas renforcer cette effectivité.
La présentatrice s’adresse ensuite à Mélanie Vogel en lui demandant si pour elle le droit à l’IVG est menacé aujourd’hui en France et pourquoi il faudrait la constitutionnaliser. Elle utilise donc un lexique qui peut tendre à jouer sur la peur. Mélanie Vogel répond en expliquant qu’il n’y a pas de “menace imminente” mais que cela reste une mesure préventive. Mélanie Vogel finit en exprimant sa volonté de vivre dans un pays ou des lois régressives sur le droit à l’IVG ne seraient pas constitutionnelles afin d’éliminer quelconque menace. Ainsi, après l’utilisation d’un lexique militaire comme “menace imminente”, elle se penche sur un esprit patriotique afin de saisir l’auditeur. En tant que femme, elle ne veut pas vivre dans un pays où une “menace” plane sur ses droits fondamentaux.
Agnès Canayer répond ensuite en parlant du fait qu’elle trouve ça étonnant que sa collègue exprime une méfiance par rapport au pouvoir législatif et à la démocratie en insistant sur le fait que c’est le “choix des urnes”. En utilisant ces mots-là, elle cherche à piquer son opposante en montrant un paradoxe autour de Mélanie Vogel, qui est parlementaire, mais qui quand même se méfie de ses confrères et consoeurs. Agnès Canayer parle d’être “respectueux des urnes”. Elle réitère son point selon lequel la constitution n’est pas une “garantie absolue” ni “une assurance vie pour l’avenir”, et que cette dernière ne permet pas de garantir l’effectivité du recours à l’IVG. Elle démontre ainsi quelles sont les failles liées au fait de souhaiter presser la constitutionnalisation du droit à l’IVG. Et parle d’un “danger” pour la constitution telle qu’elle est faite actuellement. Elle termine en disant à sa collègue, sans la regarder directement, qu’il faut qu’elle revienne avec un meilleur texte.
Mélanie Vogel répond en disant que c’est “un peu fort de café” car elle a dit elle-même qu’elle était ouverte à le modifier et que la majorité sénatoriale opposée à la constitutionnalisation est de mauvaise foi : pour appuyer cet argument, elle emprunte un champ lexical très humble, en disant qu’elle ne se croit pas être “la plus forte du monde” et qu’elle peut faire des erreurs. Elle se remet donc largement en question, en s’exprimant à la première personne du singulier pour se dissocier des personnes ayant voté en faveur de ce texte, et endosser toute responsabilité. Le point central de sa réflexion est l’idée d’inscrire avec ce droit, le principe de non régression. Elle répond à Agnès Canayer en reprenant ses termes autour de cette “peur” du législateur et de la démocratie en expliquant que ce n’est pas une solution d’attendre que la situation soit délicate car elle aura été votée en démocratie, et interroge l’utilité d’une constitution si c’est justement pour ne pas l’utiliser dans des cas de protection de droits fondamentaux tels que l’IVG.
Agnès Canayer renchérit en disant que la constitution n’est pas un “fourre-tout” ni un “catalogue de droits” où on peut inscrire tout et n’importe quoi. Elle clarifie en appuyant sur le fait que le droit à l’IVG n’est pas n’importe quoi, mais qu’il n’y a pas de solution aujourd’hui pour l’y inscrire correctement sans menacer le reste de la constitution. De plus, le droit à la non-régression ne peut pas être inscrite dans la constitution car c’est un droit anticonstitutionnel. Elle utilise elle aussi le lexique militaire en parlant de menace, et utilise le mot “fragiliser” la constitution, ce qui renforce son argument sur le fait que le texte de Mélanie Vogel, tel qu’il l’est à l’heure de cette émission, serait nocif pour le reste des droits fondamentaux humains.
Figure préventive versus figure alarmiste
Après analyse de la syntaxe et de la sémantique utilisée par nos deux intervenantes, on peut en conclure que Mélanie Vogel se place comme une figure préventive, n’essayant pas d’alarmer les foules mais de pousser à réflechir sur les éventuelles complications que la non constitutionnalisation du droit à l’IVG pourrait entraîner dans le futur. De l’autre côté, nous avons Agnès Canayer qui se montre réticente à l’adoption du texte proposé par sa collègue. Elle se place davantage comme une figure alarmiste, face aux problèmes imminents que l’inscription précipitée du droit à l’IVG dans la constitution pourrait entraîner.
Oriane Mancini, présentatrice principale de l’émission, joue le rôle d’animatrice et s’attèle à poser des questions, recentrer le débat, et à créer de l’interaction entre les deux invitées. Elle s’adresse aux invitées par leur nom, et tente d’éclaircir en collaboration avec elles des points obscurs qui ont pu être mentionnés. Agnès Canayer et Mélanie Vogel servent ici de portes paroles de ce qu’il s’est passé la veille de l’émission au Sénat.
Enfin, on remarque que le débat est calme et dans le respect de la parole des unes et des autres. Cependant, nous remarquons qu’Agnès Canayer est beaucoup moins dans l’interaction avec Mélanie Vogel, tandis que cette dernière se tourne vers son interlocutrice pour s’adresser directement à elle, la regarde quand elle… Elle a un langage corporel qui invite plus à la discussion et à l’interaction que sa collègue, beaucoup plus fermée, et ne détournant presque jamais les yeux de la présentatrice.
Ainsi, Agnès Canayer semble justifier son refus à la constitutionnalisation de l’IVG par l’argument suivant : ce n’est pas inscrire le droit à l’IVG dans la constitutionnalisation qui garantira sa meilleure effectivité. Ce parti pris semble trouver résonnance aujourd’hui, surtout dans l’espace public, car le texte voté ce 4 mars 2024 et qui sera inséré dans l’article 34 de la constitution : “la loi détermine les conditions dans lesquelles s’excercent la liberté de la femme, qui lui garantie, d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse.” Cette adoption dans la Constitution n’empêchera pas le manque de moyens humains et financiers pour permettre un accès libre et égalitaire à l’IVG ni ne supprimera la double clause de conscience des médecins. Si le droit à l’IVG se retrouve protégé par son inscription dans la constitution, ce qui représente une victoire pour le droit des femmes, comme le souhaitait Mélanie Vogel, sa constitution ne garantit néanmoins pas son effectivité.
Tout ce débat nous amène à porter une réflexion sur l’importance de la terminologie dans l’écriture d’un texte, un détail ou un mot près pouvant changer le sens d’une loi dans les faits et dans les réflexions et idées émergentes de l’espace public.
Bibliographie :
- BLONDIAUX, Loïc, « Le participatif en actes : quel avenir pour l’injonction à la participation ? », Questions de communication, 2022/1 (n° 41), pp. 73 – 86.
- PUBLIC SÉNAT, 2022. Faut-il constitutionnaliser le droit à l’IVG ? [en ligne]. Vidéo. 20 octobre 2022. Disponible à l’adresse : https://www.youtube.com/watch?v=Cckf6nkNiWg
L’article présente une analyse approfondie du débat télévisé opposant les sénatrices Mélanie Vogel et Agnès Canayer sur la question de la constitutionnalisation du droit à l’IVG en France. Le choix pertinent du sujet, de la vidéo et de la séquence mérite d’être souligné. En effet, ce sujet d’actualité important attire l’attention d’un large public et suscite un vif intérêt en raison de ses répercussions sur les droits des femmes, la démocratie et l’évolution des normes sociales. De plus, la vidéo datant de 2022 offre une perspective historique pertinente, étant donné que le projet de loi a depuis été inscrit dans la Constitution.
L’article met en lumière les enjeux sociétaux liés à la constitutionnalisation du droit à l’IVG, en mettant en évidence les nuances entre le droit et l’accessibilité, et en soulignant l’importance cruciale de la terminologie dans l’élaboration d’une loi. Cette réflexion invite à une analyse plus approfondie des aspects linguistiques et juridiques du débat, ce qui enrichit la compréhension du lecteur.
Par ailleurs, l’article offre une analyse détaillée des interventions des deux sénatrices, en examinant attentivement les arguments avancés, les choix linguistiques et les stratégies de communication utilisées. Cette approche minutieuse permet une compréhension approfondie des positions des intervenantes sur la question de l’IVG. De plus, l’article fait référence à des concepts théoriques pertinents, tels que l’idée de participation du public de L. Blondiaux, ce qui renforce l’analyse du débat.
En ce qui concerne les aspects négatifs, l’article souffre d’un léger manque de synthèse et de concision, ce qui rend la lecture quelque peu laborieuse et difficile à suivre pour le lecteur. De plus, l’analyse se concentre principalement sur les arguments des intervenantes plutôt que sur la manière dont la chaîne de télévision structure le débat en direct et influence potentiellement la perception du public. Une attention accrue aux aspects visuels, sonores et aux interactions non verbales aurait permis une analyse plus approfondie de la dimension audiovisuelle du débat.
Enfin, l’article manque légèrement de mise en contexte historique et politique, une brève explication de l’origine du débat ainsi que des données sur la législation de l’IVG en France auraient pu enrichir davantage l’analyse.
En conclusion, l’analyse proposée dans l’article est à la fois intéressante et perspicace. Elle offre un éclairage approfondi sur les enjeux complexes entourant la constitutionnalisation du droit à l’IVG en France, suscitant ainsi une réflexion enrichissante sur les aspects juridiques, linguistiques et sociétaux de ce débat crucial.
Merci pour votre commentaire constructif.
Nous sommes ravies d’apprendre que vous avez trouvé l’article intéressant et pertinent.
Nous avons mis un point d’honneur à questionner l’importance de la terminologie employée lors du débat car nous trouvions que cet aspect de la vidéo résonne encore plus avec le contexte politique actuel et la constitutionnalisation de la loi après changement du texte. C’est dans ce changement des mots que le texte a été accepté, néanmoins cela change grandement le sens de l’article et on peut se poser la question de l’effectivité future du droit à l’IVG d’après sa formulation dans la constitution.
En vous lisant, nous nous rendons compte de la complexité de notre article, liée à la complexité du sujet, et peut être au manque de vulgarisation dont nous avons fait part. Nous tacherons d’être plus intelligibles à l’avenir.
Nous pensons néanmoins que le manque d’allusions à la manière dont la chaîne télévision structure le débat en direct est parce qu’il n’y a pas énormément de choses à dire, Public Sénat se voulant le plus neutre possible dans l’organisation de ses débats. Cependant, nous aurions pu en effet préciser et expliquer davantage pourquoi il n’était pas nécessaire de développer ces aspects précis au sein de notre analyse.
Si nous avons résumé le contexte politique et historique, nous entendons également que cette partie aurait pu être plus amplement développée, nous avions cependant peur de nous répéter.
Nous vous remercions pour vos retours et en prenons compte pour les prochaines fois.