Par Clara Beckers, Lisa Sada, Chloé Laubertin

Le 27 mai 2023, à la fin de la 76ème édition du Festival de Cannes, Justine Triet remportait la prestigieuse Palme d’Or pour Anatomie d’une chute, qui a par la suite connu un succès international. Lors de l’habituel discours du lauréat, la réalisatrice, en plus de remercier le jury et ses équipes, profite de ce moment pour exprimer son avis sur la situation politique française. A ce moment-là, la réforme des retraites faisait rage et amenait à de nombreuses manifestations à travers le pays. Dans l’industrie cinématographique, il n’est pas courant que les personnalités prennent position aussi clairement, ce qui a donc ici suscité de nombreuses réactions de la part du monde politique et du grand public.
Comprendre les réceptions du discours sur X
Pour cela, nous avons souhaité analyser les réactions du public sur la plateforme X. Nous avons sélectionné 20 tweets publiés entre le 27 mai et le 4 juin 2023, afin de recueillir des réactions à chaud. Nous avons privilégié un faible nombre de tweets afin de mieux nous concentrer sur l’analyse de ceux-ci : analyse des profils de ceux ayant écrit ces tweets, orthographe, manière d’écrire… Également, les tweets choisis sont selon nous les plus pertinents car les personnes derrière y énoncent clairement leurs opinions. Certains soutiennent Justine Triet dans sa prise de position, tandis que d’autres s’insurgent d’un tel discours.
Afin d’analyser la réception de ce discours sur le public de la plateforme X, nous avons défini le cadre temporel suivant : du 27 mai 2023, jour de la retransmission en direct, au 4 juin 2023, soit 1 semaine après. Nous avons délibérément choisi de limiter nos recherches à une semaine pour analyser uniquement les réactions à chaud. Notre outil de travail est initialement intégré à la plateforme X, il s’agit de la recherche avancée. Cet outil nous a permis de déterminer avec exactitude et précision les mots et groupes de mots liés à notre analyse. Nous avons uniquement sélectionné des tweets provenant de personnes vivant en France étant donné le contexte politique durant lequel s’est déroulé le discours. Ainsi, il fait plus sens de s’attarder sur ceux et celles qui connaissent cette situation politique.
L’espace public et la politique : les théories de Habermas et Fraser appliquées au discours de la réalisatrice
Quelques théories nous ont paru être proches de notre sujet, à commencer par celle d’Habermas et de son opinion sur l’espace public. Habermas rattache la politique à la notion d’espace public, car selon lui il s’agit d’un lieu où chacun peut s’exprimer librement et échanger avec d’autres citoyens, afin de contribuer à former une opinion publique, sur la politique notamment. Cet espace est ouvert, et peu importe le statut social des individus, chacun peut parler de ses idées. Le discours de Justine Triet s’ancre bien dans ce que dit Habermas, car au cours de son discours, la réalisatrice a profité de son statut pour parler de ses opinions sur ce qui n’allait pas en France à ce moment-là, à savoir la contestation de la réforme des retraites et le fonctionnement des financements des films en France par les institutions publiques. S’ajoute à cela la pluralité des avis exprimés sur X à la suite de ce discours, qui sont aussi bien négatifs que positifs à l’égard de Justine Triet.
Les opinions de Nancy Fraser, philosophe américaine, à propos de l’espace public fait aussi écho au discours de Justine Triet et aux réactions qui s’en sont suivies. D’abord, la philosophe critique la vision d’Habermas puisqu’il exclut une grande partie de la société dans sa définition de l’espace public. Pour Fraser, l’espace public est un lieu où les minorités sont aussi présentes : femmes et lgbt surtout. Grâce à sa victoire à Cannes, Justine Triet a pu se faire entendre par des millions de personnes au moment même où elle s’est exprimée, étant donné le prestige de l’évènement dans lequel le discours a eu lieu. En plus de cette visibilité, Triet en a profité pour parler à la place de ceux et celles n’ayant pas la possibilité ni l’influence de se faire entendre correctement. En parlant des carences de l’Etat et des problèmes politiques, la réalisatrice a porté la voix de beaucoup de Français.
La réforme des retraites et l’exception culturelle française au coeur du discours
Attardons-nous désormais sur le discours de la réalisatrice, dont deux thèmes principaux ressortent : le rapport qu’entretient le gouvernement français avec la culture, et la forte contestation de la réforme des retraites. C’est donc dans une ambiance politique tendue que Justine Triet aborde ces sujets brûlants, qui n’ont pas manqué de faire réagir. Elle utilise des mots très forts et percutants pour dénoncer la situation politique en France et affirme entre autres qu’il s’agit de « contestations historiques extrêmement puissantes » et d’un « schéma de pouvoir dominateur décomplexé« . Ces termes montrent à quel point elle voulait marquer les esprits en pointant du doigt les tensions sociales et politiques du moment.
Elle ne s’est pas arrêtée là et a aussi critiqué le domaine qui la concerne directement, à savoir le cinéma. Dans la deuxième partie de son discours, elle dénonce « la marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend », affirmant que cette politique « est en train de casser l’exception culturelle française ». Ces propos soulignent une inquiétude réelle face à la manière dont la culture est perçue et gérée en France, un sujet qui résonne particulièrement dans le milieu artistique. C’est entre autres sur cette partie du discours que les réactions du monde politique se sont fait le plus entendre.
La plateforme X : lieu de débat instantané
X, anciennement Twitter, est une plateforme très populaire qui permet de réagir à chaud et de manière instantanée à des événements d’actualité, ce qui le rend particulièrement intéressant pour capturer les émotions et les débats qui surgissent de chaque tweet. De plus, l’anonymat et le fait d’être caché derrière son écran encouragent beaucoup de personnes à donner leur avis, souvent sans filtre. Personnalités publiques ou anonymes, aucune censure n’est présente, et c’est pour cette raison que nous avons choisi d’observer les réactions sur X afin de les analyser.
Justine Triet n’a pas échappé à X puisque, pendant près d’une semaine, la plateforme a été remplie de tweets venant de profils très variés : des adolescents passionnés par le cinéma, des jeunes journalistes, mais aussi des figures politiques importantes. Les avis allaient dans toutes les directions, où se sont entremêlés ceux qui soutiennent la réalisatrice, ceux qui appellent à son boycott, et ceux qui s’insurgent du fait qu’elle n’ait pas abordé des sujets qui, selon certains, étaient plus importants. C’est cette diversité de réactions, amplifiée par la nature spontanée et virale de la plateforme, qui montre à quel point X joue un rôle central dans les débats publics actuels. Dans notre analyse nous garderons anonymes les tweets du public, mais annoncerons les noms et prénoms des personnalités politiques.
Les critiques
Une première catégorie de tweets est ressortie de notre sélection : les personnes s’afligeant de son discours en affirmant que Justine Triet aurait dû profiter de sa visibilité pour parler de sujets plus importants que la réforme des retraites. Pour prendre exemple sur quelques tweets, une première personne écrit que la réalisatrice disposait “d’une tribune mondiale” pour parler du harcèlement scolaire, des féminicides et de la révolution en Iran, des sujets au cœur de l’actualité en mai 2023. Elle mentionne ensuite le compte de l’association Femme Azadi, une association de femmes franco-iraniennes menant des actions politiques, médiatiques et événementielles pour porter la voix du peuple iranien. La personne qui a tweeté cela souligne le fait que la réforme des retraites est un sujet franco-français. Nous avons ensuite procédé à une analyse du profil de cette personne : nous l’appelerons S.P, une femme d’une quarantaine d’années (selon sa photo de profil) qui est très engagée politiquement. Un noeud jaune est présent à côté de son pseudo, symbole de soutien à la guerre en Ukraine. De plus, la majorité de ses tweets concerne la grève des agriculteurs, qu’elle soutient. On a aussi constaté beaucoup de tweets méprisants envers le parti politique LFI, qu’elle qualifie de honteux.
La deuxième catégorie de tweets que nous avons retenu est celle des tweets de ceux et celles qui alertent sur le fait que Justine Triet critique le gouvernement français et son rapport à la culture, alors même que Anatomie d’une chute a été financé par le CNC et autres aides publiques. Jérôme Godefroy, journaliste français de 70 ans, se revendique “Ni RN, ni LFI” comme on peut le lire dans la biographie de son profil X. Son tweet est assez long et détaillé afin d’expliquer au mieux comment le film de Triet a été financé entre autres par des aides financières publiques et privées : il insiste sur le budget conséquent de 6 millions d’euros, dont 900 000 euros investis par France 2, financeur public. Viennent ensuite 500 000 euros d’avances sur recettes de la part du CNC, 270 000 euros de la région Rhône-Alpes et enfin 1 200 000 de la part de Canal +. Après avoir énuméré les sommes dépensées pour le projet, il termine en disant que Justine Triet “crache dans la soupe en débitant les slogans éculés de la CGT et de LFI, mais qu’elle l’avale goulûment sans trier les ingrédients” sous- entendu qu’elle n’a pas eu de mal à aller chercher des aides auprès de l’Etat mais aussi de sphères privées. Pour lui, son discours ne tient donc pas debout et n’est pas crédible. Rima Abdul Malak, ministre de la culture en 2023, a aussi réagi. Félicitant d’abord la réalisatrice pour sa victoire, elle se dit ensuite estomaquée par son discours “si injuste”, et que son film n’aurait pas pu voir le jour sans “notre modèle français de financement du cinéma, qui permet une diversité unique au monde.” Un tweet assez court et clair, qui va droit au but et qui a été lu par 6 millions d’utilisateurs, avec plus de 10 000 likes et 4 000 republications.
Les appels au boycott
Une troisième catégorie de tweets est ressortie de notre sélection : ceux visant à insulter et boycotter le film ainsi que sa réalisatrice, Justine Triet. Pour illustrer les réactions négatives du public, nous avons pris exemple sur l’un de ces tweets. Un utilisateur de la plateforme X nommé “——-_TeamEM” a réagi en direct aux alentours de 22h30. Il écrit “Anatomie d’une chute en direct… Ras le bol de payer des impôts pour ça ????#BoycottTriet Le Figaro – à lire : Palme d’or en main, Justine Triet dénonce la réforme des retraites et la répression du gouvernement (avec l’insertion d’un lien vers l’article du Figaro et une photo de Justine Triet sur la scène recevant sa Palme d’or.” Afin de contextualiser davantage cette réaction, nous avons analysé le profil de l’auteur. Il se surnomme sur la plateforme “#TeamReconstruction2027”. On peut retrouver dans sa biographie un hashtag intéressant “#Attal2027”, qui le situe politiquement en soutien à l’ancien premier ministre. Après avoir analysé le reste de son profil, nous avons constaté qu’il y publiait régulièrement de politique.
Pour finir avec la quatrième catégorie de tweets, il s’agit des réactions positives envers la réalisatrice. De nombreuses personnes ont exprimé leur soutien envers Justine Triet, et plusieurs utilisateurs de la plateforme X se sont empressés de la soutenir. Parmi eux, certains ont réagi le soir même, ce qui laisse à penser qu’ils se trouvaient probablement devant leur téléviseur, suivant de près cette 76ème cérémonie, ce qui suggère qu’ils sont des consommateurs réguliers du cinéma. Nous avons retenu quatre tweets, bien qu’il n’y ait que 0 ou 1 like à chaque fois donc très peu de visibilité. Ceux que nous avons relevé acquiescent son propos, par exemple, l’un tweet simplement “Elle à totalement raison” sans #, sans @. Par là, la personne se place indirectement contre le gouvernement, il n’exprime rien d’autre, pas d’agrément, juste un accord. Un autre tweet “BRAVO MADAME ! Elle dénonce ce gouvernement de cyniques convaincu de pouvoir acheter tout le monde avec notre « pognon » ! ..enfin des impôts qui ne servent pas qu’à de l’à plat ventrisme chronique et à l’arrosage de la basse cour complaisante !!” Ici, il est clair que ce tweet est en faveur de Triet. Son ton semble explosif de part les majuscules et le point d’exclamation, marquant l’importance et l’urgence du message. Il positionne alors Justine Triet comme une figure courageuse qui s’élève contre ce système. Elle semble être vue comme une porte-parole de la justice et de l’intégrité. Ce tweet est un mélange de soutien à la réalisatrice et de critique acerbe des institutions.
Un discours qui dépasse les frontières du cinéma
Le discours de Justine Triet a énormément fait réagir, aussi bien positivement et négativement. Les profils de ceux et celles qui ont tweeté sont assez variés, ce qui prouve que même si ce discours a eu lieu dans un cadre précis, le cinéma, il a pourtant touché un public bien plus large, de tous les âges.
Merci pour cet article pertinent. Il relaie la volonté croissante de plus en plus d’artistes contemporains à saisir chaque opportunité médiatique qui peut se présenter à eux au cours de leur carrière, pour oser prendre la parole, de par leur notoriété, sur des sujets sensibles d’actualité et de société, de manière urgente et engageante.
Votre mise en contexte est claire : Justine Triet utilise sa tribune pour exprimer son indignation concernant la réforme des retraites et le financement du cinéma en France.
Le fait de croiser la réception des publics, sur cette prise de parole faisant écart au discours généralement attendu lors d’une remise de palme d’or, via la plateforme X, avec les théories de J. Habermas et de N. Fraser sur la notion d’espace public et politique, est judicieux.
En effet, Habermas définit l’espace public comme un lieu de débat ouvert où les citoyens peuvent exprimer librement leurs opinions, contribuant ainsi à la formation de l’opinion publique. Fraser, quant à elle, critique cette vision en soulignant l’exclusion des minorités et en plaidant pour une multiplicité d’espaces publics où diverses voix peuvent se faire entendre.
Votre article applique ces concepts pour illustrer comment Triet, en tant que femme et figure du cinéma, a utilisé sa plateforme pour représenter des voix souvent marginalisées dans le débat public.
L’article a su montrer que le débat avait une ampleur pluridimensionnelle qui a cristallisé différentes sphères et différents milieux. Cela aurait pu être une difficulté en termes de clarté de réunir plusieurs mini-débats autour du même sujet, mais vous avez su organiser les différentes positions afin qu’elles soient toutes compréhensibles bien qu’elle n’ait pas d’interconnexion directe.
Cependant, l’analyse aurait gagné en profondeur en explorant davantage les réactions politiques et médiatiques. Une étude plus détaillée des réponses des responsables politiques, des critiques de cinéma et du grand public aurait permis de mieux comprendre l’impact de son intervention sur le débat public. Dans le but d’aller au-delà d’une catégorisation lacunaire des réactions visibles sur X.
De plus, l’article se concentre principalement sur les réactions sur la plateforme X (anciennement Twitter), mais une analyse comparative avec d’autres médias sociaux ou des médias traditionnels aurait pu offrir une perspective plus complète sur la réception du discours.
Par ailleurs, l’article mentionne la réforme des retraites et l’exception culturelle française comme thèmes centraux du discours de Triet, mais n’approfondit pas suffisamment ces sujets. Une analyse plus détaillée de la réforme des retraites en cours à l’époque et de ses implications pour le secteur culturel aurait enrichi la compréhension des motivations de la réalisatrice. De même, une exploration de la notion d’exception culturelle française, de son historique et de son importance pour le cinéma français aurait permis de contextualiser davantage ses préoccupations.
En outre, l’article aurait pu bénéficier d’une réflexion sur l’évolution du rôle des artistes dans le débat politique. La prise de position de Justine Triet s’inscrit dans une tradition où les figures culturelles utilisent leur notoriété pour aborder des questions sociétales. Une analyse historique de ce phénomène, ainsi qu’une comparaison avec des cas similaires en France ou à l’étranger, aurait apporté une perspective intéressante sur l’engagement des artistes dans la sphère publique.
Enfin, l’article aurait pu explorer les implications de la politisation des cérémonies culturelles comme le Festival de Cannes. La question de savoir si de telles plateformes devraient être utilisées pour des déclarations politiques est sujette à débat. Une discussion sur les avantages et les inconvénients de cette pratique, ainsi que sur son impact potentiel sur la perception du public envers les événements culturels, aurait ajouté une dimension critique supplémentaire à l’analyse.
Selon l’échantillon sélectionné et mis en avant dans l’article, on relève la présence d’adolescents passionnés par le cinéma, des jeunes journalistes et des figures politiques. Pourtant, mis à part les figures politiques, il est difficile de rendre compte des positions défendues par les deux autres groupes ce qui est dommage car cela laisse présager que ces débats portaient sur des différences de perceptions justifiés par des enjeux générationnels.
En conclusion, l’article offre une analyse pertinente du discours de Justine Triet et de sa réception sur les réseaux sociaux, en s’appuyant sur des théories sociologiques solides. L’article apporte une posture intéressante qui amène à questionner le rapport au public vis à vis d’un positionnement politique venant de certains artistes et acteurs de la culture. Cependant, une exploration plus approfondie des réactions médiatiques, des thèmes abordés par la réalisatrice, du rôle des artistes dans le débat politique et des implications de la politisation des événements culturels aurait permis de fournir une analyse plus complète et nuancée de cet événement marquant du Festival de Cannes 2023.
Bravo pour cet article sur un sujet aussi riche, qui témoigne d’une grande qualité de travail.
– Solène, Océane & Carla