Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

Le 10 septembre, France24 diffusait une émission préliminaire à l’un des événements phares de l’élection présidentielle américaine : le premier face-à-face télévisé entre Kamala Harris et Donald Trump. Annoncé comme un « Débat décisif », cet échange, diffusé en direct quelques heures plus tard depuis Philadelphie, un État pivot de l’élection, marquait une étape symbolique et stratégique dans la course à la Maison-Blanche. Pendant 42 minutes, la journaliste Stéphanie Antoine, entourée de quatre invités issus de milieux politiques et académiques, passait au crible les enjeux majeurs de cette confrontation.

L’émission ne s’est pas contentée de prédire les performances des candidats, elle a exploré leurs forces et faiblesses, scruté leurs stratégies de campagne et débattu de sujets-clés tels que l’économie, l’immigration et l’avortement. Cependant, malgré sa promesse d’une analyse équilibrée, cette émission a suscité de vives critiques dans les commentaires postés sous la vidéo diffusée sur YouTube. De nombreux spectateurs reprochent à France24 un manque d’impartialité et accusent l’émission de pencher en faveur de Kamala Harris et du Parti démocrate.

Dès lors, la question se pose : pourquoi cette émission a-t-elle donné lieu à une telle perception ? Quelles interventions ou dynamiques de plateau ont pu inciter une partie du public à remettre en cause la neutralité journalistique de cette émission ? Ce sont ces éléments que cet article propose d’explorer.

« 4 contre 1 ? » : Une perception intuitive

Parmi les 229 commentaires postés sous la vidéo du débat, une critique revient fréquemment : l’impression que Vanessa Biard-Schaeffer, la seule représentante républicaine sur le plateau, faisait face à une coalition de quatre intervenants unis contre elle. (Les cinq commentaires les plus populaires sous l’émission reflètent tous les doutes des spectateurs quant à l’impartialité du programme.) Ce point de vue se reflète dans l’un des commentaires, liké à 28 reprises : « 4 contre 1 bravo France24 », traduisant le sentiment que le plateau était dominé par un parti pris en faveur de Kamala Harris et des idées démocrates. Cependant, une analyse attentive des échanges et de la dynamique entre les intervenants révèle une réalité plus nuancée.

Des positions plus variées qu’il n’y paraît

Si Vanessa Biard-Schaeffer représentait ouvertement le camp républicain en tant que vice-présidente des Republicans Overseas France, les trois autres invités n’étaient pas aussi unifiés qu’il n’y paraît au premier abord. Ellen Kountz, professeure à l’INSEEC Paris et auteure d’un ouvrage consacré à Kamala Harris, avait effectivement des affinités avec le Parti démocrate. Elle a souvent mis en avant les qualités de Kamala Harris tout en critiquant la personnalité[1] et les politiques de Donald Trump. En revanche, Tristan Cabello et Pierre Gervet, en tant que chercheurs français en politique américaine, n’ont pas explicitement soutenu un parti ou un candidat.

Là où Tristan Cabello s’est concentré sur une lecture académique et factuelle des enjeux, Pierre Gervet a adopté un angle plus global et critique, « prendre une vision un petit peu plus large »[2] est l’approche qu’il a avancé dans l’émission, les deux dénonçant à la fois les limites des démocrates et les dérives du camp républicain. Ce dernier, en particulier, s’est distingué par des propos virulents à l’encontre de Donald Trump et du Parti républicain, qu’il a par ailleurs qualifiés de « parti antidémocratique »[3]. Ces critiques ont été perçues par les spectateurs comme une attaque directe contre Vanessa Biard-Schaeffer, qui s’est souvent retrouvée sur la défensive, exacerbant l’impression d’isolement.

Cependant, ce positionnement de Pierre Gervet n’en fait pas pour autant un défenseur inconditionnel des démocrates. En effet, il a également souligné les faiblesses du programme démocrate et critiqué le manque de vision de Kamala Harris, affirmant que « l’héritage Biden n’est pas suffisant »[4] pour mobiliser l’électorat américain. Ces nuances, bien que présentes dans ses interventions, ont parfois été éclipsées par la force de ses critiques envers Trump.

L’affrontement Vanessa Biard-Schaeffer / Pierre Gervet : un facteur de confusion

Un des éléments centraux de l’impression de « 4 contre 1 » réside dans les échanges houleux entre Vanessa Biard-Schaeffer et Pierre Gervet. Bien qu’ils soient assis côte à côte sur le plateau, leur positionnement idéologique et leur mode d’interaction ont souvent évoqué une appartenance à des camps opposés. Vanessa, adoptant un ton émotionnel et frontal, s’est fréquemment retrouvée en désaccord avec Pierre, qui privilégiait une approche plus analytique mais non moins tranchée.

Leurs divergences se sont notamment cristallisées autour de sujets tels que la nature du Parti républicain et le ralliement de Robert F. Kennedy Jr. à Donald Trump. Vanessa a fermement défendu Trump et le Parti républicain, qu’elle considère comme fidèles à la tradition démocratique, tandis que Pierre a dénoncé une dérive autoritaire et antidémocratique, attribuant au parti des intentions inquiétantes, comme l’emprisonnement d’opposants politiques en cas de victoire. Concernant Robert F. Kennedy Jr., Vanessa a présenté son ralliement à Trump comme un symbole historique significatif, alors que Pierre a minimisé son importance, le qualifiant de figure marginale et critiquant ses prises de position « délirantes ». Ces confrontations ont donné lieu à des moments de chaos verbal, au point que la modératrice Stéphanie Antoine a dû intervenir à plusieurs reprises pour calmer les tensions. Paradoxalement, ces interventions, bien qu’ayant pour but de réguler les échanges, ont renforcé chez certains spectateurs le sentiment d’un débat déséquilibré.

Leur affrontement a également amplifié une dynamique propre aux débats médiatiques : une polarisation des arguments qui masque parfois des nuances importantes. Ce phénomène n’est pas sans rappeler l’effet des plateformes numériques, où, comme le souligne Virginie Julliard dans son étude sur les débats en ligne, « l’usage des hashtags témoigne d’une partition des lieux d’exposition des points de vue adverses et […] favorise un lissage des énoncés ayant pour conséquence de neutraliser les discordances au sein d’une même position »[Ⅰ]​. Bien que la forme des débats télévisés soit radicalement différente de l’utilisation des hashtags sur Twitter, dans la logique de diffusion des programmes télévisés, ces extraits accrocheurs parviennent souvent à laisser une impression plus profonde sur les téléspectateurs.

Le rôle de la modératrice et l’accentuation d’une impression biaisée

Stéphanie Antoine, en tant que présentatrice, avait pour mission d’assurer l’équilibre et la fluidité des discussions. Pourtant, son rôle a parfois été perçu comme partial, notamment par des spectateurs républicains ou sympathisants de Trump. Cela peut s’expliquer par deux éléments principaux.

Premièrement, ses initiatives pour calmer les échanges ont souvent semblé orientées vers la défense de Pierre Gervet ou des points de vue critiques envers Trump. Par exemple, lorsque Vanessa Biard-Schaeffer contestait les propos de Pierre ou des autres intervenants, Stéphanie Antoine a plusieurs fois recentré la discussion, donnant le sentiment qu’elle prenait parti. Bien que ces interventions aient été nécessaires pour maintenir l’ordre sur le plateau, elles ont pu être interprétées comme une validation implicite des arguments opposés à Vanessa.

Deuxièmement, l’impression d’un débat biaisé est renforcée par sa dynamique générale, où la seule défense ouverte de Trump provenait de Vanessa. La diversité des critiques portées contre Trump – qu’elles viennent de Pierre, d’Ellen ou même de Stéphanie Antoine – a contribué à accentuer l’impression que Vanessa était isolée face à une majorité hostile. Cette asymétrie apparente, bien que trompeuse, a suffi à convaincre une partie du public que l’émission manquait d’impartialité.

Une réalité plus complexe

Nous avons effectué une analyse quantitative de cette émission en fonction de la durée des discussions sur les différents thèmes du débat et du temps de parole de chaque invité. Selon les résultats, les trois sujets qui ont pris le plus de temps de parole dans l’émission sont respectivement : les attentes et prédictions vis-à-vis des performances des candidats (10 min 51), l’Économie (6 min 34) et l’Immigration (5 min 56). Le cumul des interventions sur ces trois sujets représente environ 65,5 % du temps global de l’émission (35 min 39). Il est évident que, parmi les sept thématiques abordées sur le plateau, ces trois-ci constituent les points centraux de confrontation des idées.

Étant donné que l’enjeu principal de l’émission est la prédiction du résultat du débat électoral américain et l’analyse des performances passées des deux candidats, consacrer environ 11 minutes à une partie introductive fait sens. A noter que, compte tenu de la nature de ces questions qui incite les invités à défendre leur candidat préféré, les interventions dans cette partie du débat ont davantage eu teneur de jugement de valeur, augmentant le risque de conflits dus à l’absence de critères communs d’évaluation. Cette tendance est particulièrement marquée dans les propos de Vanessa, où elle décrit Trump comme « Un très bon tribun, un très bon débateur » et affirme explicitement « j’attends des punchlines et des expressions qui claquent et qui nous font plaisir ».[5] De plus, dans cette partie, elle emploie deux métaphores : la première compare Trump à un lion, affirmant que ce « lion » est plus qualifié pour enseigner à son équipe de conseillers (comparés à des dompteurs) comment mener un débat [6]; dans la seconde, Harris est accusée d’être « la femme de paille du réseau Biden, Clinton et Obama ».[7] Ce type d’interventions empreintes de subjectivité a déclenché des réactions d’opposition chez les trois autres invités, laissant ainsi aux téléspectateurs l’impression d’un manque de neutralité dès les premières minutes du débat.

En ce qui concerne le choix des sujets, les sept thèmes sélectionnés répondent globalement aux attentes du public en matière de pluralisme et de représentativité dans le cadre du débat public, sans montrer de parti pris. Malheureusement, en raison de la durée limitée du programme, le temps de débat alloué à chaque thème a dû être réduit, en particulier vers la fin de l’émission, où l’impatience de la présentatrice à passer à la suite est d’autant plus visible. Cela a conduit à une durée moyenne de seulement 3 minutes et 32 secondes pour les deux derniers sujets, en dessous des 5 minutes et 6 secondes de moyenne globale.

Selon la formulation de Habermas, « les discussions dont on pouvait discuter devenaient générales non seulement en raison de leur importance, mais aussi de leur accessibilité : tous devaient pouvoir y prendre part. » [Ⅱ]En analysant la répartition du temps de parole des quatre intervenants, leur participation au débat s’est révélée relativement équilibrée, sans inégalité notable. Concernant la perception des spectateurs d’une situation de « 4 contre 1 », les données indiquent que Vanessa Biard-Schaeffer, avec environ 8 minutes d’intervention, a bénéficié d’une visibilité comparable à celle des autres participants invités. Son temps de parole est seulement inférieur à celui de Tristan Cabello (9 min 16), ce qui démontre qu’elle n’a pas été marginalisée au sein du débat.

Bien que Vanessa Biard-Schaeffer ait dû défendre seule les positions républicaines face à des critiques majoritairement dirigées contre Donald Trump, cela ne signifie pas que les autres intervenants formaient un front unifié en faveur de Kamala Harris. Les divergences internes entre Vanessa et Pierre Gervet, combinées à la modération parfois difficile des échanges par Stéphanie Antoine, ont contribué à brouiller la perception globale du débat et à renforcer le sentiment d’asymétrie de celui-ci.

En conclusion, ce ressenti d’un débat à « 4 contre 1 » simplifie excessivement la réalité des interactions sur le plateau et ne reflète pas la teneur réelle des échanges.


Vidéo

Harris/Trump : un débat décisif ? –https://www.youtube.com/watch?v=pBw9npNYZxA

Notes

[1] Elle a notamment souligné à plusieurs reprises dans le débat que Trump « ment copieusement ».

[2] A 00:06:02 dans la vidéo originale

[3] A 00:06:35 dans la vidéo originale, Pierre Gervet :  « Vous avez un parti républicain qui est un parti qui aujourd’hui se pose clairement comme un parti contre une démocratie trop ouverte pour une approche autoritaire du pouvoir. »

[4] A 00:13:58 dans la vidéo originale, Pierre Gervet : « C’est qu’effectivement pour l’instant elle n’a pas développé un programme suffisamment précis, l’héritage Biden n’est pas suffisant, pour avoir l’adhésion de la même façon que Trump »

[5] A 00:03:34~00:03:45 dans la vidéo originale, Vanessa Biard-Schaeffer : «C’est à dire qu’on le connaît par cœur, on sait que c’est un très bon tribun, un très bon débatteur, donc j’attends des punchlines et des expressions qui claquent et qui nous fassent plaisir. »

[6] A 00:04:03~00:04:10 dans la vidéo originale, Vanessa Biard-Schaeffer : « Ah, parce que le, ils se prennent pour les dompteurs et lui le lion je pense que c’est plutôt lui qui leur apprend comment il faut faire un débat. »

[7] A 00:08:55 dans la vidéo originale, Vanessa Biard-Schaeffer : «C’est d’avoir un programme et j’attends ce soir effectivement est-ce qu’on va vraiment avoir une candidate ou est[3]ce qu’on a une femme qui est par avant qui est femme de paille du réseau Biden, Clinton et Obama. »

Bibliographie

[Ⅰ] Julliard, V. (2016) . ‪#Theoriedugenre : comment débat-on du genre sur Twitter ?‪ Questions de communication, n° 30(2), 135-157. https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.10744.

[Ⅱ] HABERMAS Jürgen, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la sphère bourgeoise, 1è ed. 1962, Payot, 1978 (extraits).

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