Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

Les débats télévisés proposés par les chaînes publiques, à l’instar de l’émission C l’hebdo diffusée le 2 mars dernier sur France 5, constituent des objets d’analyse comparables à des courroies de transmission des polémiques sociétales. Le débat dont il est ici question revient sur la commercialisation d’un hijab de running par Decathlon, l’enseigne française spécialisée dans la vente d’articles de sport, et ravive une sulfureuse controverse, élargie au port du voile. D’abord dénoncé sur le compte Twitter de Lydia Guirous, porte-parole du parti Les Républicains, puis condamné par l’écrasante majorité de la classe politique qui en blâmait la connotation religieuse, l’article n’a finalement pas été commercialisé en France. L’animateur Ali Baddou parle d’ailleurs d’un « incendie parti d’un tweet » pour lancer le débat autour du produit, renommé « hijab de la colère » par l’émission. Il convie Zineb El Rhazoui, journaliste d’origine franco-marocaine et militante pour les droits de l’homme, ainsi qu’Aurélien Taché, député La République en Marche de la 10ème circonscription du Val d’Oise, à échanger durant une vingtaine de minutes autour de l’article de sport et de sa commercialisation controversée.

Cet affrontement va susciter un vif engouement sur la twittosphère, avec près de 4500 tweets recensés en vingt-quatre heures comportant le hashtag de l’émission (#clhebdo). Mais ces réactions, qui auraient pu prolonger et enrichir le débat par l’expression d’opinions diverses, semblent plutôt s’attacher à son déroulement et au comportement de ses participants. Alors en quoi les réactions Twitter des internautes révèlent-elles la prévalence des éléments connexes au débat sur son véritable fond ? L’intérêt des internautes semble vif mais superficiel pour un débat dont la stérilité appauvrit finalement les réactions, et contraste avec l’attention accordée à la relative richesse de ses éléments attenants.

Le tweet de Lydia Guirous duquel est partie la polémique

Un intérêt présent… mais superficiel

L’analyse des retombées Twitter liées au débat permet de constater le vif intérêt des téléspectateurs et des internautes pour le sujet discuté. En effet, pendant la seule durée de l’émission, on dénombre près d’un millier de tweets mentionnant le hashtag #clhebdo, et plus de 700 comportant le hashtag #hijab ; c’est même avant le début du programme que les réactions apparaissent, bien qu’il ne s’agisse que de tweets annonçant le sujet ou la présence des invités d’un débat qui est attendu. D’autres usagers se contentent également de partager ou de retweeter des contenus de médias expliquant la polémique liée à la commercialisation du hijab, sans pour autant exprimer d’autre idée que leur engouement pour le débat qui va suivre. L’un des contenus les plus retweetés de ce début d’émission est d’ailleurs une tribune publiée par le journal Libération affichant un cliché dudit hijab, et partagée par plusieurs comptes. L’ensemble de ces réactions sous-entend par ailleurs une maîtrise des fonctionnalités du réseau social, comme l’explique Virginie Julliard dans son article « #Théoriedugenre : comment débat-on du genre sur Twitter ? »[1], où elle constate l’importance de ces fonctionnalités dans l’expression des opinions, et parle d’une « grammaire propre à Twitter » relative à l’utilisation des hashtags et à la mention de comptes précis dans des tweets que les usagers peuvent par conséquent relier à des sujets d’actualité, notamment débattus sur les plateaux télévisés.

On peut alors affirmer que Twitter constitue ici, pour ses usagers, un espace d’expression de leur propre intérêt pour un contenu télévisé lié à un sujet sociétal amplement controversé, et relaye aussi fortement l’information. En témoigne le compte officiel de C l’hebdo qui régulièrement durant le débat, a publié des tweets revenant sur les points de vue d’Aurélien Taché et de Zineb El Rhazoui afin de les partager aux internautes, et d’initier un prolongement du débat sur le réseau social. C’est six minutes après le début de l’émission qu’un tweet résumant l’opinion de la journaliste franco-marocaine, contre la commercialisation du hijab, est publié puis retweeté plus de cinquante fois pendant l’émission, affirmant à nouveau l’engouement des internautes pour le débat.

Néanmoins, si selon l’idée exprimée par Patrice Flichy dans son article « Internet et le débat démocratique »[2], Internet favoriserait le débat démocratique puisqu’il permet à son usager de s’exprimer aisément et de partager ses opinions avec le reste de la communauté, et en cela devrait rendre constructif tous les débats qui ont lieu en son sein, il apparaît qu’un nombre très limité de tweets relatifs au débat présentent un intérêt réel ou des opinions construites. Ainsi, les points de vue exprimés s’arrêtent bien souvent à la simple formulation d’un accord ou d’un désaccord avec les propos tenus par les invités :

L’intérêt, bien que vif, des internautes pour le débat, semble ainsi limité à l’écoute et la validation, ou non, des discours des deux intervenants, conduisant à établir le constat d’un débat qui, en plus de ne pas se prolonger sur Twitter, est réduit à ses éléments connexes.

Les réactions des internautes appauvries par la stérilité du débat

Plutôt que d’exprimer leurs propres opinions sur la commercialisation de l’article de sport polémique, les internautes s’attachent bien plus à analyser les composantes formelles de l’affrontement. Ce comportement commun relève de ce que Virginie Julliard nomme l’évitement des débats, et qu’elle considère comme une caractéristique propre à Twitter. Les internautes, en mentionnant l’émission par l’utilisation des hashtags appropriés (ici #clhebdo et #hijab), affichent volontairement la connaissance qu’ils sont de « prédiscours », et donc d’idées qu’ils incluent dans leurs tweets à travers ces hashtags. Ainsi, les #voile contenus dans plusieurs tweets, également reliés à l’émission, sous-entendent par leur présence voulue par les internautes les mentionnant, une référence à un débat plus large que celui du hijab de running, qui est celui du voile islamique. Mais comme le souligne Virginie Julliard, ces hashtags finissent par réduire la pensée de ceux qui les utilisent, puisqu’ils contiennent tout un lot d’idées que ces derniers n’ont pas à se charger d’exprimer, ce que dont le hashtag est charrié suffisant à permettre une compréhension des références auxquelles le tweet fait lui-même allusion.

Le contenu des tweets apparaît de surcroît très peu constructif pour le prolongement du débat sur le réseau social. D’une part, on constate un phénomène de catégorisation des usagers dans leurs positions, parfois uniquement rendues publiques après avoir retweeté l’opinion d’Aurélien Taché ou celle de Zineb El Rhazoui : chacun reste retranché derrière une réaction impersonnelle, participant in fine de ce mécanisme latent « d’évitement du débat ». D’autre part, lorsque des avis sont publiés, ils ne suscitent aucune réaction pouvant esquisser l’ébauche d’un débat sur la toile. Cette absence d’échange entre les usagers ainsi que la prédominance de retweets cristallisent les oppositions, sans pour autant les renforcer, ni les questionner. Patrice Flichy critique ce manque d’échange et développe l’idée selon laquelle le web pourrait finalement ressembler à un archipel constitué d’une multitude d’avis contradictoires, plutôt qu’à un territoire où les échanges se réalisent plus aisément. En effet, l’internaute semble finalement s’intéresser aux comptes proches de ses opinions plutôt qu’à confronter ces dernières.

Les avis publiés établissent le constat selon lequel le débat sur le hijab, et plus globalement le port du voile, est récurrent dans les chaînes d’information françaises, voire inutile ; la stérilité d’un débat qui ne sera jamais résolu, mais qui continue d’avoir lieu au fil des semaines, est aussi dénoncée par de nombreux tweets :

Le sujet débattu par les invités de C l’hebdo ne conduisant pas à la construction d’une discussion réfléchie et dynamique sur Twitter, les réactions se sont finalement concentrées sur des éléments plus formels et annexes.

Les regards tournés vers les éléments attenants au débat

Il apparaît que le cœur des propos publiés sur Twitter concerne bien plus la forme que le fond même du débat. Ainsi assiste-t-on à une déferlante de tweets mettant en cause l’attitude de Zineb El Rhazoui sur le plateau de C l’hebdo, un comportement jugé « hystérique » par de nombreux internautes, qui contraste avec le calme d’Aurélien Taché pour autant pas moins critiqué sur Twitter.

Les tweets recensés déplorent l’impossibilité d’équilibrer le débat lorsque ses participants s’emportent à la manière de Zineb El Rhazoui, qui reçoit de nombreuses insultes. Certains usagers estiment qu’il est impossible d’établir un réel dialogue face à une telle agressivité, d’autres saluent l’intervention d’Ali Baddou pour calmer son invitée. Cela dit, une part des tweets accueille positivement l’attitude de la militante, reconnue courageuse et déterminée.

Les tweets visant Aurélien Taché englobent quant à eux le député dans une critique plus large du gouvernement La République en Marche et blâment son point de vue, en faveur de la vente du hijab de Decathlon, sans rapporter les raisons de ce jugement au sujet débattu.

A cela s’ajoutent les tweets liés à l’émission en elle-même et à son contenu. Bon nombre de tweets font mention du « plaisir » que leurs rédacteurs ont à regarder un débat animé par Ali Baddou.


Les retombées Twitter du débat nous paraissent en définitive bien superficielles. Sans s’attacher réellement à son contenu, que la plupart des internautes critique sans exprimer d’opinion personnelle, ni sans aller au-delà du simple relais d’information permis par le retweet, elles accordent une importance peut-être trop grande à des éléments formels. Cela désignerait alors l’essentielle attention portée à l’attitude des invités sur un plateau télévisé, ainsi que la valeur de leur image et de leur réputation aux yeux des téléspectateurs. Cet appauvrissement du débat serait pour Patrice Flichy le miroir de notre société où la participation et la libre expression de chaque citoyen dans la démocratie sont relativement possibles mais finalement peu exercées. Le débat apparaît alors stérile car maigrement réalimenté.


[1] JULLIARD Virginie, « #Théoriedugenre : comment débat-on du genre sur Twitter ? », Questions de communication, 2016 (N°30).

[2] FLICHY Patrice, « Internet et le débat démocratique », Réseaux, 2008/4 n° 150, p. 159-185. DOI 10.3166 / réseaux.150.159-185.

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