Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

L’espace commentaire YouTube du Grand Entretien : un espace public sans foi ni loi

 

“Qu’est-ce que vous aimez, Alain Finkielkraut ?” Profitant de la promotion de son dernier livre “ L’Après littérature “, Alain Finkielkraut dresse un portrait peu tendre d’une société qui lui échappe dans l’émission Le Grand Entretien, diffusée sur France Inter et sur Youtube (“Le patriarcat n’existe plus”) le mercredi 15 septembre 2021. A l’heure des plateformes numériques, les réactions des internautes inhérentes aux propos du célèbre polémiste, philosophe et essayiste sont nombreuses, tranchées et souvent impitoyables. Comment les commentaires à l’égard d’Alain Finkielkraut révèlent la difficulté à s’exprimer dans un espace public ? 

Enquête

Le Grand Entretien est une émission diffusée sur la radio France Inter du lundi au vendredi. Présentée par Léa Salamé et Nicolas Demorand, elle a pour objectif de mettre en lumière / de faire la promotion de l’œuvre ou la thèse d’une personnalité publique. A travers des thématiques variées, l’invité est convié à parler de l’actualité et à revenir sur des sujets pouvant faire débat au sein des médias. 

Si l’émission est plutôt sujette à discussion selon le fil des questions posées par les journalistes, les internautes n’oublient pas d’exprimer leur opinion dans l’espace commentaire et d’ouvrir de multiples débats. Et, qui de mieux placé que le célèbre polémiste Alain Finkielkraut pour faire réagir les abonnés ? 

La difficulté d’établir un débat constructif dans l’espace commentaire Youtube :  un espace public ou un défouloir ?

A l’heure où les plateformes numériques se multiplient, les réactions oppositionnelles des internautes s’intensifient. Les espaces publics de discussion  s’étendent et se virtualisent ; les répercussions qui en découlent deviennent de plus en plus ingérables. L’intérêt d’étudier ces commentaires est que l’espace commentaire mit en place sur Youtube est le parfait mélange entre ce que la philosophe Hannah Arendt définissait comme l’espace privé : ce qui est propre et ce qui va être discuté dans la sphère privée (familiale par exemple) et l’espace commun, à savoir ce qui va être géré en politique dans une sphère publique. 

L’espace de ces commentaires permettent aux utilisateurs de donner leur avis personnel via une plateforme publique, où tout le monde peut réagir. Cependant, ces avis restent pour la plupart anonymes. 

Les commentaires défilent et le lieu commun de parole devient monopolisé par des internautes énervés dont les propos restent visibles, mais où le dialogue reste impossible. Les données analysées le prouvent : seulement 53 commentaires sur 576 font l’objet de réponses par d’autres internautes. Et pour la plupart, les commentaires de réponse sont une simple réaction directe et unique au commentaire principal mais s’arrêtent, sans réponse. La possibilité du débat est close. 

Si leurs effets peuvent s’avérer néfastes et destructeurs pour celui qui le reçoit, le commentaire permet à l’internaute de rester dans sa sphère privée tout en atteignant une affaire mise sur le devant de la scène publique.

Néanmoins, si Arendt voyait l’espace public comme un espace de discussion où la politique peut même être discutée, nous en sommes loin. Et ce sont les internautes eux-mêmes qui le disent :

Dans cet échange, l’internaute jean-marie piaget, soutenu par Murphy Peter et MrAntivous, regrette le manque d’argumentation – pensée articulée, raisonnement alimenté par des preuves – dans les critiques adressées à M. Finkielkraut. Il critique la juxtaposition d’invectives qui caractérise l’espace commentaire, qui semble appauvrir la qualité des remarques, “ c’est catastrophique ” (Murphy Peter). Or, les trois premières réponses à ce commentaire sont caractéristiques de l’expression des opinions dans un espace commentaire numérique : des phrases courtes, provocantes, voire insultantes. 

L’ambiguïté construite par l’émergence du numérique permet à cet espace public de se détacher de la nécessité d’aller vers la discussion. Son organisation devient impossible puisque la plateforme de commentaire étant libre d’accès pour chacun, les commentaires défilent et ne peuvent donc pas être totalement régis par les plateformes. Seuls les commentaires indéniablement haineux, ou présentant des insultes, peuvent être demandé à être supprimés. 

Néanmoins, les règles de conduite ayant pour objectif de structurer les échanges  et le respect de son interlocuteur semblent être mis de côté par la distance, l’anonymat et le manque de répercussions directes qu’offre l’espace de discussion numérique ; les insultes vont bon train à l’encontre des protagonistes de la vidéo, mais aussi entre les internautes. 

Les commentaires de cette vidéo sont révélateurs d’un fait : Alain Finkielkraut tient son rôle de polémiste à la perfection. Si le but de son invitation au sein de l’émission utilise l’excuse de la sortie de son nouveau livre, seule une dizaine des 571 commentaires fait référence à son œuvre et à sa vision de L’après littérature. Les thèses défendues par l’académicien semblent voulues énoncées en un temps record, tel que le soulignent certains internautes :

En effet, beaucoup d’internautes ne comprennent pas les choix des sujets de discussion dans l’émission ; beaucoup d’entre eux estiment que ces derniers partent dans tous les sens et ne sont pas appropriés. 

La conclusion d’Arendt consent que ce qui est important est de discuter et non pas de délibérer est alors le choix le plus judicieux. Mais alors, pourquoi inviter un polémiste à débattre sur un plateau, si le but n’est pas de limiter ses propos ?

L’espace commentaire est une sorte de relais de l’émission, où chacun.e peut exposer son avis et participer dans un second temps au débat. Dans le cadre de cette émission, l’objectif est clair : regrettant le manque de résistance de la part des chroniqueurs face à certains propos d’Alain Finkielkraut, la majorité des commentaires prennent la liberté d’endosser un rôle oppositionnel.

Alors, les commentaires sont épars et foisonnants : certains prennent pour objet un argument spécifique du discours, qu’ils argumentent, encensent ou décrient.

Un sujet de débat qui agite les internautes : le mouvement #MeToo.

La chaîne de radio France Inter ne titre pas innocemment la vidéo “Le patriarcat n’existe plus”. Les questions féministes sont au cœur du débat, les inégalités femmes/hommes sont de plus en plus remises en cause et font l’objet de multiples réactions. Alain Finkielkraut n’est certainement pas connu pour ses idées avant-gardistes et militantes sur le sujet. 

Le but est de faire réagir à la fois les admirateurs de ce philosophe, mais aussi des personnes qui conspuent les idées qu’il partage. En faisant référence au mouvement #Metoo, Finkielkraut s’attend à faire réagir les internautes. 

En effet, la question féministe clive l’opinion dans l’espace commentaire ; les partisans et les opposants de la thèse de M. Finkielkraut s’affrontent dans certains cas : 

et se retrouvent dans d’autres :

Néanmoins, alors que l’opinion se passionne pour les questions de féminisme et de ses supposées dérives – sujet brûlant dans l’opinion publique – la notion de patriarcat n’est quant à elle jamais débattue en soi, alors que c’est précisément ce qui devait ressortir de l’émission si l’on en croit le titre de publication choisi. 

Un vidéo populaire, en partie lié à une grande activité dans l’espace commentaire

Certains utilisateurs participent à augmenter la popularité d’une vidéo. En répondant aux commentaires, les algorithmes retiennent une grosse interaction sous la vidéo et peuvent la catégoriser dans l’onglet “Tendances” de leur application. C’est également le cas si la vidéo comptabilise un grand nombre de vues ou de “likes”. Cette catégorie est directement accessible pour les internautes sur la plateforme et permet de catégoriser toutes les vidéos qui font beaucoup parler d’elles sur le Net à un moment donné. En réalité, le souhait de ces plateformes n’est pas d’informer leur public mais de les inciter à réagir sur les publications qui font l’actualité. Plus un site sera visité, mieux il sera référencé. Si la vidéo n’est toujours pas présente dans l’onglet tendances, elle peut déployer plusieurs outils pour donner envie à l’utilisateur de réagir. 

En utilisant le mot “patriarcat” dans le titre de sa vidéo, France Inter sait que les utilisateurs auront tendance à cliquer dessus. Ce terme est d’actualité et est sujet à de nombreux débats. Or là encore, si le terme de “patriarcat” est dans le titre, il n’a pourtant pas donné lieu à un grand nombre de commentaires à son sujet. De même, France Inter a tout intérêt à mettre le nom d’Alain Finkielkraut dans le titre. Il permet aux fans de ce dernier ou, au contraire, aux personnes qui ne l’apprécient pas, de suivre son actualité. L’onglet “tendances” est un élément de taille pour les créateurs de contenus, qui espèrent être dans cet onglet pour pouvoir maximiser leurs vues et ainsi, leur répercussion médiatique.  

Dans le cas de cette émission, nous avons retenu le profil de l’internaute Murphy Peter, qui participe largement au dynamisme de l’espace commentaire et qui défend des positions intéressantes : https://www.youtube.com/channel/UCcjHhsMX73xJ0qXl5rsnfuA/channels 

Sous cette vidéo, Murphy Peter représente à lui seul 17 commentaires publiés. Si cet internaute n’est l’auteur que d’un seul commentaire, il ne se retient pourtant pas de répondre aux 16 autres commentaires rédigés par les autres utilisateurs de la plateforme. Son profil pourrait sembler personnalisé, affichant une photo d’un homme banal. Mais il a en réalité emprunté la photo de George Marchais, personnalité publique désignée comme ancien secrétaire général du Parti communiste Français. En une photo, nous pouvons déjà deviner les orientations politiques de cet utilisateur, supposées ainsi très à gauche. Malgré sa présence de longue date sur les réseaux (2013) et sa participation accrue aux débats dans la barre de commentaire, “Murphy Peter” semble pourtant vouloir garder l’anonymat. La photo empruntée en est la première preuve, mais le fait d’avoir utilisé un pseudonyme utilisant un nom américain aussi répandu et commun (Peter Murphy) n’est pas anodin non plus. Les vidéos likées par l’utilisateur pourraient être visibles au public, mais il décide de les garder cachés. Pourtant, ses abonnements sont laissés publics. Nous y retrouvons pour la plupart des chaînes de médias connues comme France Inter, Europe 1, BFMTV ou encore Le Monde. Mais également, des chaînes d’humour et de divertissement comme la chaîne informationnelle et satirique “J’suis pas content TV”, ou encore la chaîne humoristique de “Monsieur Antoine Daniel”. Ainsi, Murphy Peter semble être un auditeur fidèle et attentif aux nouvelles publications de France Inter et s’être donné pour rôle d’introduire le débat dans cet espace public virtuel. 

En effet, si nous assistons également à une critique du niveau intellectuel de la discussion et notamment des propos évoqués par l’invité, certains commentaires remettent en cause son intelligence et la légitimité de ses propos. Sa vision de la littérature et sa légitimité littéraire sont vivement critiquées. Face à cela “Peter Murphy” se place en réel défenseur de la parole d’A. Finkielkraut. Comme le prouvent les commentaires ci dessous :

Il défend la légitimité de la présence de l’invité en accusant l’auditrice de faire preuve de totalitarisme. Dans les commentaires, beaucoup défendent le fait que cette auditrice soit contre les propos d’Alain Finkielkraut, Murphy Peter lui n’est pas d’accord avec ça, il remet ainsi en cause la parole de l’auditrice et n’hésite pas à se mettre tous les utilisateurs qui commentent à dos.

Il demande énormément de justifications en dessous de nombreux commentaires, il cherche à comprendre d’où vient cette haine envers l’invité et pourquoi les internautes ne partagent pas ses opinions. Au-delà donc de défendre Alain Finkielkraut, Murphy Peter engage une réelle discussion avec les autres utilisateurs, on voit donc ici une volonté de dialoguer de la part de cet utilisateur très engagé. Malgré ses propos peu appréciés, il améliore la qualité argumentative du débat en assurant une dimension contradictoire en se positionnant d’un point de vue opposé à la plupart des utilisateurs en commentaires.

Des commentaires variés habillés de critiques de différents ressorts

La radio France Inter est très critiquée dans les commentaires, que ce soit en bien ou en mal. La remise en cause de l’intégrité du média est soulignée par les nombreux commentaires négatifs à l’égard de l’invité. Beaucoup ne comprennent pas la présence de ce dernier dans cette radio et encore moins l’invitation d’Alain Finkielkraut par les journalistes. 

Tout d’abord, on peut lire des commentaires qui mettent en avant le média France Inter, mais ils sont peu nombreux. 

On peut aussi noter une critique peu axée sur le fond du contenu et sur le débat idéologique, mais plutôt de l’ordre marketing.

La légitimité de l’invitation de Mr Finkielkraut est souvent remise en question. 

Sur les commentaires évoquant le sujet, on peut remarquer qu’il y a beaucoup de réponses ; c’est la critique qui a donné lieu aux réactions, négatives dans l’ensemble. Les auditeurs fidèles à l’émission se retrouvent sur la plateforme Youtube pour exprimer leur incompréhension face à l’invitation récurrente du polémiste, qui nuirait à la visée distrayante habituelle d’une telle émission de radio.

Enfin, hormis quelques admirateurs fidèles et convaincus…

… On remarque une critique du niveau intellectuel de la discussion et notamment des propos évoqués par l’invité par certains commentateurs mécontents. Sa vision de la littérature et son livre sont vivement critiqués, semblant omettre parfois son statut de philosophe et d’académicien.

Ici, l’utilisateur assimile les propos de l’essayiste à ceux d’un terroriste. De plus, il reproche indirectement la complicité de France Inter qui lui laisserait soutenir un discours haineux et pourtant accessible à tous. 

Toute cette analyse nous a permis de comprendre que la plateforme de commentaires Youtube, et par extension les plateformes numériques, est a priori une grande richesse pour notre liberté d’expression. Elle permet aux internautes de donner leur avis, tout en permettant aux médias de s’étendre jusqu’aux réseaux sociaux et d’accéder à de nouveaux publics. En créant des réactions, les auteurs des posts peuvent créer des communautés, partager leur avis, répondre aux critiques, et plus largement soutenir ou partager le contenu qui les anime. Cependant, il faut admettre qu’il est très compliqué de régir les débats qui sont au cœur de ces vidéos car les auteurs de la vidéo (ici, les médias), ne répondent pas à leurs publics. Les débats se font ainsi d’un internaute à un internaute, et ne peuvent que très peu donner lieu à un dialogue. Les commentaires sont filtrés en fonction de leur popularité (selon le nombre de mentions j’aimes donné à un commentaire), et non pas en fonction de leur pertinence ; ils se retrouvent noyés dans la masse d’informations et chacun se permet de dire ce qu’il pense. Or le fait de pouvoir le faire tout en préservant notre identité nous incite à nous exprimer sans craindre les conséquences ; l’espace commentaire se rapproche d’un défouloir, d’un ensemble de réactions vives et désordonnées. 

Grâce à certains internautes, fervents défenseurs du but conversationnel qu’offre une telle plateforme, le débat ne se situe plus au cœur de la vidéo mais bien au sein même des commentaires. En partant de notre principale problématique : “Comment les commentaires à l’égard d’Alain Finkielkraut révèlent la difficulté à s’exprimer dans un espace public ?”, nous pouvons désormais dire que cette vidéo montre surtout l’ampleur de la fonctionnalité des commentaires et l’engouement que peut procurer l’invitation d’un polémiste sur un plateau TV ou radio. Le principal n’est pas simplement ce qui va se dire entre l’invité et le journaliste sur le plateau, mais plutôt les réactions que son discours va susciter dans le public et surtout, la quantité de celles-ci ; en réagissant à ces vidéos, le public créer le succès, ou le poids politique du programme. Le public confère l’intérêt d’une émission par le taux de réactions qu’il engendre. 

Qui sont les personnes touchées par ce débat ? Qui est-ce qui regarde ? Et surtout, comment le public interprète les messages ? Ici, la barre de commentaires YouTube ne permet pas simplement d’avoir l’opinion d’un utilisateur, mais elle permet de connaître le public qu’elle intéresse. Plus la vidéo suscite des réactions, plus elle est intéressante à regarder pour un public. Le public crée le débat en le faisant naître  dans les barres de commentaires, ou sur les réseaux sociaux. En effet, la dimension contradictoire entre ceux qui sont d’accord avec les propos de l’invité et ceux qui ne le sont pas dévoile une réelle volonté de dialoguer. Cette volonté renforce la qualité argumentative du débat tout en enrichissant les intéractions entre les internautes. La plateforme Youtube permet de vivre pleinement son expérience utilisateur. La difficulté de débat dans les commentaires est révélatrice de la difficulté, également, de s’exprimer au sein des espaces publics.

Références bibliographiques :

  • ARENDT Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, 1e ed 1958, Calmann-Levy sprocket, 1983 (chapitre 2)
  • HABERMAS Jürgen, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la sphère bourgeoise, 1e ed. 1962, Petit 1978
  • FRASER Nancy, « Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement » Hermès 21, 2001
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