De JK Rowling à Woody Allen, en passant par Harvey Weinstein, la cancel culture n’épargne personne. En effet, nombreuses sont les personnalités (publiques, politiques, artistiques) à avoir été sujettes au phénomène. Concept né aux États-Unis dans les années 2010 et traduit en français par « culture de l’effacement », le phénomène s’est exporté jusqu’en France et s’est largement intensifié avec l’avènement du numérique. D’un côté perçue comme liberticide, de l’autre comme un moyen de lutter contre les oppressions, la cancel culture divise. Alors c’est vrai, quels sujets pouvons-nous encore aborder librement dans le débat public ? C’est la question qu’Elisabeth Quin propose d’aborder dans l’émission 28 Minutes diffusée en soirée sur la chaîne Arte le 18 mars 2021. Sur le plateau, c’est avec trois invités que l’animatrice ouvre le débat : universitaire, juriste et philosophe sont réunis sur le même plateau. À travers un débat serein et organisé, l’émission 28 minutes s’inscrit comme un chantre de la nuance sur le petit écran.
Comment l’émission traite-t-elle la question de la cancel culture tout en luttant contre la balkanisation des débats publics ?
Les invités : gage d’un débat de qualité
L’émission fait la promesse d’un débat qualitatif, illustré en premier lieu par le choix d’inviter des personnes qualifiées pour traiter le sujet évoqué. La présentatrice Elisabeth Quin dresse un portrait des invités en mettant en valeur leurs travaux en lien avec la question : Audrey Célestine, maîtresse de conférences en sociologie politique et études américaines à l’Université de Lille et autrice du livre Des vies de combat: femmes, noires et libres (2020) publié aux Éditions Iconoclaste ; Rachel Kahn, juriste et autrice du livre Racée (2021) publié aux Éditions Observatoires puis, François Noudelmann, philosophe et professeur à la New York University et à l’Université Paris VIII. Le niveau intellectuel des invités garantit donc un débat de qualité. Chaque référence employée est réfléchie et maîtrisée. Dès ses premières prises de parole, Noudelmann fait allusion à l’écrivain Salman Rushdie. En effet, il mentionne la lettre ouverte du 7 juillet 2020, signée par l’auteur. Cette lettre témoigne d’une inquiétude face à la cancel culture et son lien oppresseur avec la liberté d’expression. Plus de 150 personnalités dont des auteurs comme JK Rowling, des universitaires et philosophes ont signé cette lettre ouverte. Les références à la fois artistiques, intellectuelles et politiques répondent aux attentes du public de l’émission. Celle-ci s’adresse à des téléspectateurs qui cherchent à approfondir un sujet précis. Ici, chaque invité travaille la question depuis son point de vue. Par conséquent, le visionnage de cet épisode permet aux téléspectateurs de se faire une idée précise d’un sujet en acquérant des connaissances à son propos.
Une fluidité constante
Bien loin des débats hostiles que nous avons l’habitude de voir dans le paysage audiovisuel français, le débat proposé par l’émission 28 Minutes se distingue par sa grande cordialité et sa capacité d’écoute. Cette fois-ci, le débat n’est pas politique. Il relève de spécialistes. L’enjeu ? Exposer leurs points de vue sur la cancel culture. Il s’agit de pensées à défendre et non pas d’idées à promouvoir. Par ailleurs, cela nous amène à remarquer qu’il n’y a pas d’interactions directes entre les invités, c’est la présentatrice qui distribue la parole : chacun répond à la question posée. De fait, l’ensemble est fluide, le ton ne monte pas, et la discussion est de qualité. Celle-ci repose d’ailleurs sur un large panel de références théoriques.
Le choix des invités semble ici être un élément qui fait la qualité du débat tant sur le plan intellectuel que sur la manière de s’exprimer, le débat reste cordial. On constate que cette fluidité à propos d’une question telle que celle de la cancel culture relève d’un caractère exceptionnel puisque le même sujet suscite des comportements bien plus hostiles sur d’autres plateaux télévisés. Par exemple, dans l’émission ‘Touche Pas à Mon Poste!’ diffusée le 8 septembre 2021 la même question avait suscité des échanges houleux entre les chroniqueurs. Plus précisément, la question traitait du Canada où plusieurs livres de la bande dessinée comme Les Aventures de Tintin avaient été brulés en raison de l’offense qu’ils représentaient envers les populations autochtones du territoire. Le chroniqueur Gilles Verdez qui affirmait son soutien suite à cette décision a subit de nombreux reproches de la part de Géraldine Maillet qui lui a d’ailleurs rétorqué : « Tu es un dictateur ». Suite à cette phrase, le reste des altercations est devenu plus violent. A l’inverse, sur le plateau de 28 Minutes, le jugement entre les invités n’a pas sa place sur le plateau. Fluidité et cordialité de la discussion, tels sont les maîtres mots de l’émission.
Prépondérance d’une pensée anti cancel culture
Parmi les trois invités présents sur le plateau de l’émission, on constate que la divergence d’opinion est peu présente. Audrey Célestine est partisane d’une pensée en faveur de la cancel culture. Plus précisément, cette dernière souligne l’idée que la cancel culture n’existe pas. Pour elle, cette notion viendrait plutôt des milieux réactionnaires qui n’acceptent pas que le monde soit en train de changer. Néanmoins les deux autres invités présents sur le plateau rejoignent une pensée qui diverge. Le philosophe François Noudelmann est en désaccord avec l’idée évoquée précédemment. Celui-ci est plus favorable à l’idée que la cancel culture ait une visée éducative plutôt que d’effacer les œuvres dites problématiques. De ce point de vue, la cancel culture constituerait un danger si elle conduisait à la censure ou à l’autocensure. Rachel Kahn soutient le propos de François Noudelmann en précisant qu’interdire des œuvres à caractère raciste et sexiste reviendrait à une certaine forme de négationnisme. Selon elle, il est donc nécessaire de matérialiser ces œuvres et les dépasser afin que l’histoire ne se répète plus ainsi. Par conséquent, sur les trois invités, deux partagent le même avis. L’hégémonie d’une pensée dominante « anti cancel culture » sur le plateau invite donc à repenser la structure et le concept même de débat au sein de l’émission.
Des interventions régulées et contrôlées
C’est Elizabeth Quin, présentatrice, qui distribue la parole sur le plateau tout au long de l’émission. Cette
dernière apparaît donc comme médiatrice de la discussion. De ce fait, après avoir présenté les trois invités,
elle donne en premier lieu la parole aux journalistes pour que ces derniers puissent poser des questions aux
invités.Nous avons pris le temps d’analyser la manière dont la parole était distribuée sur le plateau en s’intéressant
aux interventions de la présentatrice. La parole sur le plateau se distribue donc de la manière suivante:
Elizabeth Quin se tourne vers un des deux journalistes en évoquant un sujet. Puis celui-ci choisit une
question précise pour traiter le sujet évoqué et la pose à un des invités.
Pour introduire le débat, Élisabeth Quin demande à Nadia Daam, journaliste sur le plateau de l’émission de
lire une question posée par une internaute. La journaliste choisit la question suivante « Où et quand la cancel
culture a t-elle été employée pour la première fois et quand a-t-elle atterri dans nos débats en France ? ».
Nadia Daam décide de se tourner vers Noudelmann pour qu’il y réponde. Cette régulation des interventions a ainsi plusieurs conséquences sur le déroulement de l’émission : elle permet un enchaînement fluide et ordonné et surtout une équité dans les temps de paroles entre les invités.
Plus encore, cela empêche l’interaction directe entre les trois invités. Ces derniers ne s’adressent quasiment
jamais la parole, répondant plutôt aux questions des deux journalistes et de la présentatrice. Par conséquent,
ils ne ripostent pas aux affirmations avec lesquelles ils sont en désaccord. Les interactions entre les différents
invités étant très restreintes, peut-on vraiment parler de débat ?
« Vous êtes d’accord que c’est ridicule de ne pas enseigner Platon ? »
Malgré un enchaînement fluide et respectueux de la parole, on note tout de même des brides d’attitudes que
l’on retrouve dans la plupart des débats télévisuels. En effet, pour qu’il y ait débat il est nécessaire qu’il y ait
des interactions entre différents interlocuteurs, ce qui conduit à une discussion dans laquelle les arguments
s’opposent. Généralement, on observe facilement des dérapages : haussement de voix, désertion de plateau,
coupure de parole et invités indignés.
Lorsqu’Audrey Célestine s’exprime dans l’émission pour affirmer son point de vue, le journaliste Claude
Askolovitch lui coupe la parole : « J’ai une question : vous êtes d’accord que c’est ridicule de ne pas
enseigner Platon ? ». La tournure de la question pourrait supposer une certaine hostilité de la part du
journaliste. Si nous analysons cet échange d’un point de vu sémantique : Audrey Célestine est en désaccord
avec sa question, Claude Askolovitch par le choix de ses mots et la tournure de sa phrase sous forme de
question rhétorique, insinue tout de même que cette dernière est « ridicule ». Bien que l’invitée réponde de
manière affirmative au journaliste, on note une certaine agitation dans l’idée même de poser cette question.
Dans un même temps, l’attitude verbale et la gestuelle d’Audrey Célestine laisse planer des bribes
d’agacement que le grand public est généralement habitué à voir au cours d’un débat. Ses prises de paroles,
fermes, montrent son opposition aux propos avancés par François Noudelmann. Elle s’exprime notamment
avec la phrase « Je reconnais absolument pas ce qui vient d’être dit là ». Pour ce qui est de sa gestuelle, on
aperçoit des mouvements qui expriment un désaccord avec les propos tenus. Par exemple, lorsque
Noudelmann prend la parole, on aperçoit cette dernière le quitter du regard et faire signe d’un « non » avec
sa tête. Ainsi, même une émission telle que 28 Minutes n’échappe pas aux attitudes que l’on retrouve dans le débat
polémique, bien qu’elles restent moindres. Le débat tel qu’on l’entend est finalement peu présent, ceci ne
semble pas être l’objectif premier de l’émission.
Un débat d’un haut niveau intellectuel, une entrave à l’accessibilité ?
Informer, tel semble être l’objectif de l’émission 28 minutes. Ce phénomène de suppression des œuvres est
connu du grand public. Blagues homophobes ou paroles racistes, leurs suppression dans le domaine de la
culture est une question récurrente dans l’actualité. Si une grande partie du public en a déjà entendu parler de
près ou de loin, ce phénomène, inscrit sous le nom de cancel culture peut pourtant paraître plus énigmatique.
C’est sans doute pour cette raison que le dispositif mis en place par l’émission de 28 minutes entend instruire
le grand public sur cette question. Références théoriques, paroles d’universitaires et exemples issus de thèses
ou d’essais sont au cœur de la discussion. Chaque élément exposé permet d’en apprendre un peu plus sur la
cancel culture. Néanmoins, ils rendent la discussion complexe et parfois peu accessible au grand public.
L’émission n’est-elle réservée qu’à un seul type de public ? C’est ce que le choix des invités nous laisse à
penser. Inviter uniquement des intellectuels de la question témoigne d’un choix de l’émission qui décide de
n’accorder que peu de place à l’audience dans le débat. Les internautes n’ont pas leur place sur le plateau de
l’émission, l’impression alors que le débat est réservé à un cercle restreint de personnes, sûrement plus
proche socialement et intellectuellement des invités.
Toutefois, il semblerait que l’organisation de l’émission ait tout de même été pensée pour faire pencher la
balance. En effet, à plusieurs reprises, Elisabeth Quin lit des questions posées par des internautes afin que les
invités y répondent. Ce moment de l’émission rend tout de même compte d’une volonté que le public, quel
qu’il soit, puisse s’exprimer et se sente concerné et inclus dans le débat. Finalement, tout le monde peut
intervenir dans le débat, néanmoins, la place du public reste non pas au premier plan sur le plateau, mais
divulguée derrière la barrière du numérique.
Dans son ouvrage intitulé : Les tyrannies de l’intimité, Richard Sennett explique l’importance du respect de
la vie privée dans l’espace public. Dans l’émission 28 Minutes, les téléspectateurs échappent au contrôle
social abusif qu’évoque l’auteur puisque ces derniers, interagissent derrière leurs écrans. Derrière la barrière
du numérique, derrière l’écran, il est important que le téléspectateur se sente bien. Sennett – en prenant dans
ses écrits l’exemple de l’architecture et plus précisément de la tour de la Défense ou de la Lever House –
explique que selon la manière dont les éléments sont disposés, selon la manière dont le visuel est construit, le
public va être influencé. Selon son organisation, cet espace peut être “une surface que l’on traverse, non un
lieu ou on reste”. Nous pouvons établir un parallèle entre un espace public commun tels que les bâtiments
qu’évoque Sennett et un débat à la télévision : celui que le public doit s’y sentir bien pour continuer de le
regarder. En l’occurrence, le dispositif visuel mis en place par l’émission témoigne également d’une
volonté de dynamiser l’émission pour la rendre plus accessible ou du moins, agréable à visionner.
L’ensemble du montage est dynamique : l’émission débute par un reportage illustré par des images
d’archives, des moments tels que le ‘rayon X’ permettent de faire une pause dans le débat ou
encore, la plupart des ouvrages sont illustrés par une photo sur l’écran du plateau. Le plateau est
très peu fourni, épuré afin que l’ensemble des informations puissent être claires et lisibles. Les
sous-titres eux aussi, servent d’aide pour suivre l’avancée du débat : ils rappellent constamment de
quelle œuvre on parle, la question évoquée ou encore qui sont les invités. Parfois même, le cadrage
permet aux téléspectateurs de voir d’un côté de l’écran la personne qui s’exprime et de l’autre une
vidéo illustrant son propos. L’ensemble du dispositif visuel facilite la compréhension des
informations. Une fois de plus, nous remarquons ici une volonté de prendre en compte les
téléspectateurs afin qu’ils apprécient la qualité de l’émission bien qu’ils ne puissent pas
nécessairement prendre part au débat directement.
Une émission qui invite à penser pour aller contre l’idéologie
Dans Condition de L’homme moderne, Hannah Arendt souligne l’importance de la pensée contre l’idéologie
afin d’éviter tout régime totalitariste. Ainsi, pour l’auteure, aucun phénomène ne doit être considéré comme
une loi de la nature.
L’émission d’Arte creuse et analyse la question de la cancel culture. Bien que la notion de débat soit remise
en cause, il est indéniable que les invités approfondissent l’analyse du phénomène et amènent les
téléspectateurs à penser la cancel culture sous des angles variés. En ce sens, 28 Minutes se dresse contre
toute idéologie unique et totalitaire pour inviter autrui à la réflexion critique. De la même façon qu’Arendt
définit la pensée comme une capacité à réfléchir et à garder un esprit critique, l’émission 28 Minutes propose
d’exposer le phénomène cancel culture, de l’expliquer et de le rendre intelligible. L’intérêt est de créer un
mouvement de pensée et non pas de percevoir le phénomène comme statique et accompli. En favorisant la
discussion sur le plateau, l’émission propose un contenu plus réflexif autour de la cancel culture.
L’émission 28 Minutes sur la cancel culture lutte ainsi contre le morcellement d’idées autonomes et contre
les idées reçues sur le phénomène. On observe un refus de l’idée immuable. À travers les divers procédés qui ont été décrits tout au long de cet article, on constate qu’il s’agit d’une réflexion collective, menée autour du sujet pour informer l’audience. L’ensemble de la réflexion est nourri d’expériences ainsi que de travaux riches et variés menés par les invités. Le tout, symbole d’un programme de qualité qui traite de questions d’actualité.
L’émission « Culture : faut-il en effacer une partie ? » sur YouTube
Sources et bibliographie:
Hannah Arendt : Condition de l’homme moderne, 1958, éditions Calmann-Lévy
- Richard Sennett : Les tyrannies de l’intimité, 1977, éditions Seuil
- https://harpers.org/a-letter-on-justice-and-open-debate/
- https://www.dailymotion.com/video/x841rg9
- https://www.lalibre.be/international/amerique/2021/09/07/des-milliers-douvrages-dont-tintin-et-aster
ix-detruits-dans-des-ecoles-au-canada-nous-enterrons-les-cendres-de-racisme-L7ZC5XH5Y5FQFC
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Merci beaucoup pour votre article. Il est tout à fait passionnant et précis dans son analyse de l’émission et de son dispositif. Néanmoins, nous avons quelques remarques à faire autour de votre article et il vous saurait gré de nous donner quelques éclaircissements (ou quelques “aufklärung”) par rapport à l’argumentation que vous apportez dans votre article.
Il nous semble qu’effectivement la pluralité des points de vue permet aux spectateurs d’être dans la compréhension intellectuelle des arguments et non dans une forme de rapports affectifs aux propos tenus (comme cela peut être le cas dans d’autres émissions). Vous rappelez bien l’importance de la diversification des points de vue. Malgré tout, est-ce que l’émission rend absente toute idéologie ? Mais est-ce qu’elle est vraiment neutre par rapport au sujet ? Peut-on traiter certaines questions sans idéologie ? Vous soulevez un point intéressant, c’est qu’une bonne partie du plateau semble être contre la cancel-culture. Vous dites que “L’hégémonie d’une pensée dominante « anti cancel culture » sur le plateau invite donc à repenser la structure et le concept même de débat au sein de l’émission. Pouvez-vous développer un peu plus ?
Il est intéressant de remarquer que 28 Minutes fait appel à des spécialistes, des intellectuels, des scientifiques de manière régulière et que la voix de ces personnes n’est pas confondue avec la pensée venant d’individus non-spécialisés. Les personnes semblent savoir de quoi elles parlent.
Néanmoins, plusieurs questions nous taraudent : est ce que le contrôle et la régulation des interventions n’est pas aussi un moyen pour l’émission en gardant le contrôle, de garder le calme et donc de conserver son image d’émission intellectuelle et de surcroît de chaîne intellectuelle puisque arte est aussi très connotée ? Aussi, est-ce que c’est un réel problème que les termes utilisés soient scientifiques et que l’audimat ait une très faible place dans l’émission ? Justement ils nous semblent qu’ils travaillent l’accessibilité et l’intelligibilité pour que chacun se sente bien devant l’émission et en sorte grandi. Et est-ce qu’on peut partir du principe que l’individu moyen ne comprendra pas les tenants et aboutissants du sujet ? En considérant l’individu comme incapable d’accéder à des débats de bonne tenue intellectuelle, n’enfermons-nous pas l’individu dans un rapport d’inférorisation par rapport à l’objet intellectuel et scientifique et donc cela ne va-t-il pas à l’encontre du principe de “citoyen éclairé” prôné par les Lumières et d’un espace public éclairé comme le défend Habermas ?
Par ailleurs, pouvez-vous expliciter votre utilisation de Senett dans le texte ? Nous voyons à peu près où vous voulez en venir mais nous pensons que cela nécessite sans doute quelques précieuses précisions.
Merci d’avance pour la réponse à notre commentaire. J’espère que nous avons été clairs dans nos questions et que vous y répondrez avec précision.
Bonjour,
Tout d’abord nous voudrions vous remercier pour le temps que vous avez accordé à la lecture de notre article. Nous répondrons à vos interrogations dans l’ordre, le plus clairement possible et cela avec grand plaisir.
Selon nous, il est clair qu’un déséquilibre est présent sur le plateau quant à la notion de Cancel culture car deux des invités se positionnent « contre ». Cela implique par conséquent davantage des discussions autour du sujet plutôt qu’un débat qui oppose véritablement tous les invités. Nous pensons que l’émission réunit plutôt deux pensées pour réfléchir au phénomène plutôt que de les opposer l’une à l’autre comme nous pourrions le voir dans un débat habituel. La notion de « débat » qui implique généralement une confrontation d’idées plus forte ne nous paraît donc pas le terme le plus approprié pour définir cet épisode.
Cependant, il est vrai que les invités peuvent tout de même mettre en avant une forme d’idéologie. Par exemple, Rachel Khan (invitée de l’émission) représente une figure anti cancel culture avec l’idée qui est que le phénomène cloisonne les individus dans un récit figé. L’émission n’efface pas toutes idéologies mais les rend présentes et les remet en question, il s’agit de développer et de mettre en position critique les idées de chacun. Les invités sont ainsi porteurs d’idées. En d’autre mots, 28Minutes dresse, à partir de ses invités, un état de l’art au sujet de la cancel culture. Par conséquent, les invités se présente comme des représentants d’une pensée plus générale (qui ne leurs est pas exclusive) questionnée durant l’émission.
Nous pensons en effet que l’émission 28Minutes est sujette à toute une représentation de l’ordre, du calme et de l’intellectualisme. Par conséquent, le contrôle des interventions sert effectivement à perpétuer cette image et garder une discussion fluide permanente afin de se démarquer des autres émissions où la parole est diffuse.
Concernant l’accessibilité à toutes et tous de l’émission, nous constatons en effet qu’un dispositif est mis en place pour favoriser la compréhensibilité du sujet abordé (à travers le format court d’une vingtaine de minutes notamment). Néanmoins, la place des citoyens dits « lambdas » reste assez lointaine. Nous rappelons notamment que celle des internautes se résume à des questions sélectionnées par les journalistes. Cette place n’est pas un problème conséquent mais nous pensons qu’il serait intéressant de faire intervenir des citoyens venant d’autres milieux (que le milieu universitaire ou intellectuel) pour réfléchir sur le sujet. Cependant, il est vrai qu’il faudrait être plus optimistes quant à la question de la compréhension des citoyen-nes. Nous nous rendons compte en visualisant à nouveau l’épisode que le travail de l’émission peut en effet servir le citoyen à être « éclairé » même si nous préférons plutôt la notion d’émancipation à ce sujet.
Effectivement, la référence à Senett nécessite sûrement quelques précisions. L’auteur évoque le fait que pour qu’un citoyen puisse intervenir librement dans l’espace public et qu’il apprécie y prendre part, il faut qu’il s’y sente bien. Nous trouvons que le dispositif mis en place par l’émission témoignait d’une volonté de considérer les téléspectateurs et de faire en sorte de les fidéliser. En effet, comme nous l’avons détaillé dans notre article, l’ensemble du dispositif visuel de l’émission (montage dynamique, sous-titre, plateau épuré etc..) accompagne le spectateur et fait en sorte qu’il “reste” dans cette espace de débat public. Ceci contrebalance avec le fond du débat qui peut être quant à lui, un peu plus difficile à suivre. Senett, dans son ouvrage, nous invite à réfléchir à la manière dont le citoyen est pris en considération dans l’espace public. C’est donc ce qui nous a incité à analyser le dispositif visuel de l’émission.
Merci pour l’intérêt que vous avez porté à notre travail, en espérant avoir pu éclaircir vos interrogations.
Geoffrey, Chloé et Anouk
Nous vous félicitons pour ce travail rigoureux qui permet de mettre en lumière la trame et l’ambition éditoriale de l’émission 28 minutes (Arte) consacrée à la Cancel Culture.
Cependant, il reste certains points que nous souhaiterions éclaircir avec vous.
Nous aurions souhaité que vous mettiez plus en lumière le caractère « hégémonique » de la pensée anti-Cancel Culture au sein de l’émission. Vous l’avez rappellé, deux des trois invités sont opposés à la Cancel Culture. Mais, par exemple, vous n’avez pas analysé l’angle, le positionnement idéologique des questions des journalistes et de la présentatrice, ni celles des scripts de voix off pendant les reportages et autres pastilles qui viennent nourrir le débat. Il manque de surcroît une analyse fine des plans sur les différents invités. Combien de temps sont-ils à l’écran, l’invitée défendant la Cancel Culture est-elle visible à l’écran dans la meme proportion que ses homologues, ou est-elle plus souvent visible pour renforcer l’antagonisme de son discours?
De manière générale, vous n’avez pas consacré à la scénographie de ce débat, ni aux modalités de production utilisés, une très grande place. Vous vous etes contentés de rappeler que les différents plans, les incrustations d’archives ou les bandeaux informatifs participaient au dynamisme de l’émission.
De plus, nous trouvons très peu pertinente votre référence à Sennett. Vous travestissez quelque peu sa pensée, allant meme jusqu’à lui preter des idées dignes d’un théoricien ou un sociologue de la réception, ce qui nous semble etre un faux-sens manifeste. En effet, Sennett se borne à critiquer la perte de sens de l’espace public moderne par l’arrivée des « tyrannies de l’intimité » (Sennett, 1977) au sein de celui-ci : ainsi, selon lui, etre en public ne devient plus qu’une simple expérience personnelle et l’espace public est relégué à un espace de mobilité.
Néammoins, vous auriez pu arguer, à l’aide de ces meme idées, que le débat public à la télévision s’inscrit dans un dispositif particulier, où se mêle l’intimité du récepteur installé dans son espace privé, à l’espace public (le débat télévisé) dont il jouit sans jamais physiquement y participer. Cette modalité spécifique influe nécessairement sur la réception des idées et sur les stratégies mises en place par l’émetteur (à rapprocher de la notion « d’incivilté », chez Sennett, 1977, p202).
Une rapide recherche ne nous a pas permis de trouver des articles scientifiques précis sur cet aspect de la réception, mais si vous souhaitez creuser plus avant cette voie, nous pouvons vous proposer les auteurs suivants : Ien Ang (1954- ) spécialiste australienne des Cultural Studies, Dominique Pasquier (1952- ) sociologue des médias (France) et Eric Macé (1964- ) sociologue français.
En outre, nous avons quelques difficultés à rapprocher votre titre « La Cancel Culture : une philosophie du conformisme » à votre analyse de l’objet. En effet, vous nous affirmez que dans l’émission, c’est la pensée anti-Cancel Culture qui prédomine, au point de devenir « hégémonique », de par le choix éditorial des invités. Ainsi, pour les journalistes de l’émission, lesquels sont identifiés comme rigoureux et représentants d’une certaine bien-pensance, le conformisme serait donc le rejet de la Cancel Culture. Or, vous posez votre affirmation dans votre titre comme s’il s’agissait d’un truisme, ce que nous réfutons. Par ailleurs, vous ne proposez aucune référence pour appuyer votre propos.
Malgré ces quelques interrogations, nous sommes ravis de votre choix concernant l’objet de votre étude, il nous a permis de nous familiariser avec un thème nouvellement émergeant dans l’espace public, thème dont nous n’avions pas une idée très précise et dont nous cernons mieux les contours aujourd’hui, grâce à vous. Nous vous en remercions.
Bibliographie :
Sennett, R. (1977), Les tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil