Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

Capture d’écran du compte Twitter C’ dans l’air

Twitter n’est plus seulement un espace public récréatif, mais aussi un terrain d’expression politique où foisonnent les controverses. Chaque émission de télévision possède désormais son compte Twitter assorti de son hashtag, via lequel les présentateurs invitent leur audimat à réagir, à poser des questions soumises en direct sur le plateau. C’est le cas de C Dans l’Air, suivi par 72,4K followers, émission grand public diffusée tous les vendredis et samedis soirs en direct sur France 5, dont le récent sujet sur le couvre-feu a vivement prêté à débat dans les commentaires, notamment sous les extraits sélectionnés publiés par le compte. 

 

Twitter, une plateforme permettant l’émergence d’avis variés 

Une critique importante de l’émission et de l’espace médiatique en général

L’émission du 15 octobre de C Dans L’air, intitulée « Couvre-Feu, Colères et Perquisitions » a généré un total de 6 posts sur Twitter, pour 164 commentaires. Un premier constat flagrant est le désaccord retentissant et global manifesté par les internautes sur l’émission en elle-même. Environ un tiers des tweets ont pour sujet la configuration de l’émission en elle-même ou les médias en général. Les critiques sont négatives à l’unanimité puisque sur cinquante tweets sur ce sujet, seul un est positif sur la forme de cette émission et ses intervenants. Les critiques prépondérantes sont celles d’une défiance générale sur les médias et les journalistes. De nombreux tweets sont gratuitement négatifs envers les journalistes. 30% des tweets s’insurgent de la dégradation de la qualité journalistique de l’émission en soulignant la complaisance, la suffisance des intervenants et le manque de diversité de pensées représenté sur le plateau. 21% remettent en doute les qualifications, la partialité, le parti pris de ces journalistes dans leur expertise respective, accusés d’être un relais du gouvernement. L’appartenance de l’émission au groupe Lagardère est un point très critiqué. Cela permet de questionner les influences, et les intérêts des personnes produisant l’émission et des intervenants et de comprendre comment leur discours peut être biaisé. Ces données nous permettent de distinguer une tendance de forte de défiance envers les médias. En effet, avant même le début des interventions, les internautes ont déjà un avis négatif sur les personnes présentes sur le plateau et l’émission. 

Capture d’écran d’un commentaire sous un tweet du compte C’ dans l’air

Des avis divergents concernant le couvre feu et les responsabilités de la crise sanitaire

Les avis sur l’imposition du couvre feu sont plus variés que ceux présents sur le plateau. La moitié des commentateurs y est plutôt favorable tandis que l’autre moitié aurait préféré d’autres mesures. Le débat est donc plus mitigé que sur le plateau qui n’est pas représentatif de ses internautes. La responsabilité de la crise est également débattue. Les journalistes sont les plus désignés comme responsables dans les commentaires. Twitter permet de faire émerger cette critique, qui serait difficilement mise en avant dans les médias traditionnels, accusés de n’avoir pas assez fait de prévention contre la deuxième vague de coronavirus. Les politiques viennent en deuxième position avec deux critiques récurrentes. La première est celle de la coupe budgétaire imposée aux hôpitaux publics depuis de nombreuses années, la seconde est celle d’une mauvaise anticipation de la deuxième vague par le gouvernement en place. Certains internautes appellent tout de même à l’indulgence face à une crise imprévisible. Enfin, le relâchement des gestes barrières par les français est également pointé du doigt comme cause de la deuxième vague. Les commentateurs reprennent ici l’argumentaire de Bruno Jeudy qui mentionne une responsabilité partagée entre les français et les politiques. 

Capture d’écran d’un commentaire sous un tweet du compte C’ dans l’air 

Twitter comme la création d’un espace d’opposition politique

Les internautes s’exprimant en réponse aux tweets de C dans l’air sont très politisés.Ils ont des avis tranchés sur des questions politiques. Dans sa théorie, Habermas parle justement du rôle des médias dans le développement de l’espace public, en modélisant l’espace public au XXè siècle par le café. Transféré au XXIè siècle, le café d’hier pourrait s’apparenter au Twitter aujourd’hui. Comme il l’expliquait dans sa pensée, c’est bel et bien un espace créé par l’extension du public comme audience où se déploient, s’harmonisent ou non, comme dans un grand tribunal, désormais numérique, l’opinion publique. Chaque individu est à même de s’y manifester en tant que citoyen, donc de contribuer à l’opposition au pouvoir politique, autour des débats contemporains qui animent la société. Or, la frontière publique et privée n’est plus aussi nette, mais poreuse. L’espace public s’est incommensurablement élargi avec Twitter qui en devient une extension, un espace d’échanges à vocation éminemment politique. On peut en questionner la qualité verbale, l’amateurisme au vu d’un pourcentage non négligeable de 18% de commentaires courts qui relèvent du sarcasme ou de la moquerie, contre 14,63% de commentaires longs et développés). Quand Habermas voyait en l’espace public un espace de raison, il semblerait que dans ce nouveau média qu’est Twitter, “privé” et “public”, rationnel et irrationnel, se cour-circuitent. Les internautes emploient certes cette espace critique afin d’exprimer en toute liberté leur opinion, en rappelant les intervenants à la raison, obtenir la confirmation qu’ils ne sont pas isolés dans leur opinion, créer un contre-pouvoir, une contre-pensée, une « force citoyenne » unanime mais également à défaut en le ramenant au champ l’émotion, d’une forme de violence irrationnelle, comme si désormais tout pouvait y être dit, tout était permis, sous-couvert d’anonymat ou non.

Twitter, une plateforme ne permettant pas un débat constructif comme prolongement d’un espace public

Un investissement plutôt limité des internautes 

De nombreux internautes ont commenté les posts du compte C dans l’air puisque 164 tweets ont été publiés par 119 comptes différents. Cela implique une diversité dans la prise de parole mais également que très peu d’internautes se sont investis pleinement dans le débat en écrivant plusieurs tweets. La grande majorité des commentateurs n’en ont écrit qu’un seul. Les trois internautes ayant le plus commenté ont publié respectivement 11, 6 et 4 tweets. De même, il n’y a que 15 “chaînes de discussions”, nom que nous avons donné aux réponses des internautes entre eux, qui ne se limitent qu’à deux ou trois tweets échangés. Ces chiffres sont significatifs du peu de débat constructif, et d’arguments échangés pour convaincre les autres. Les internautes donnent leur avis mais répondent peu aux arguments des autres sans leur demander des informations plus approfondies. 

L’espace public décrit par la pensée de Richard Sennett, est un ‘lieu de passage’, ou on ne peut plus s’y arrêter. Dérivé du mouvement, c’est une surface à traverser et non pas habiter. Cette pensée réfère à notre étude puisque les internautes ont un nombre de 280 caractères maximum imposés par le réseau social Twitter et par conséquent ne peuvent pas s’y poser. Pour lui, l’espace public se caractérise par la circulation, dédiée à la vitesse en délaissant la discussion. Les commentateurs déposent leurs idées, leur mécontentement sans même créer le dialogue, le débat.

Une atmosphère de discussion agressive

Un chiffre impressionnant ressort de l’analyse : 27% des tweets sont agressifs. Ces tweets sont pour la plupart des insultes sans argumentation notamment sur l’intervenant Bruno Jeudy qui suscite une haine particulière auprès des internautes. Les tweets agressifs sont souvent les plus courts. On aurait pu croire d’un premier abord qu’ils sont écrits par des comptes usant de pseudonymes mais ce n’est pas le cas. L’anonymat n’est donc pas la cause du climat agressif de la discussion. L’utilisation des pronoms vous, ils, elles dans 66% des tweets facilitent aussi ce climat d’accusation. L’émission propose les français et les politiques comme responsable de la crise sanitaire. Avec les pronoms vous, ils, elles, les internautes désignent eux aussi des coupables à la situation actuelle. Ils ne sont que 25% à dire nous et donc partager la responsabilité, ou s’associer aux autres. 

Une représentation faussée de la population 

Comme sur le plateau de l’émission, les femmes prennent moins de paroles dans les commentaires. En effet, 57% des tweets sont émis par des internautes estimés masculin. Cela peut s’expliquer par le fait que 60% des utilisateurs de Twitter en France sont des hommes, les femmes sont donc moins représentées sur ce réseau social.1 De même pour la tranche d’âge, la majorité des commentateurs ont plus de 40 ans. Ils correspondent à un public qui regarde la télévision. Aucun internaute entre 18 et 24 ans n’a tweeté à propos de C dans l’air alors qu’ils représentent 22% des utilisateurs de twitter en France. Ce genre de contenu télévisé n’arrive souvent pas dans leur fil d’actualité appelé TL: timeline sur Twitter. Le débat sur twitter n’est donc pas représentatif de toute la population française puisque les femmes et les jeunes sont sous représentés voir pour ces derniers pas représentés du tout. Finalement, les personnes qui donnent leur avis se ressemblent beaucoup entre l’émission télévisée et les commentaires twitter.

La poursuite du débat sur la mesure du couvre-feu sur Twitter semble être à première vue une plus-value. Il permet de faire émerger des avis contraires à la mesure du couvre feu car d’autres mesures auraient pu être plus pertinentes. Les internautes mettent aussi beaucoup en cause la responsabilité des journalistes dans la gestion de la crise. Pourtant, de réels débats argumentés et constructifs n’apparaissent pas dans les commentaires. D’abord parce que les internautes se répondent peu entre eux, et que le climat est très vite tendu par l’utilisation d’un vocabulaire agressif. Enfin, les commentaires Twitter reproduisent la faible représentativité de l’émission. Les personnes de +40 ans et les hommes sont surreprésentés. 

Bibliographie 

  • Habermas, L’espace public – Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise – Paris, Payot 1978
  • Richard Sennett, Les tyrannies de l’intimité – La Couleur des idées – 1995

Source

  • Etude Harris Interactive 

 

 

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