Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

“Quoi qu’il en coûte!” avait annoncé Emmanuel Macron dans son allocution télévisée en mars 2020 à propos des frais engendrés par la pandémie.

Depuis l’arrivée du COVID en France, la dette a augmenté de 120% pour atteindre 186 milliards d’euro en décembre. Cette dette est la cause d’une augmentation des dépenses exceptionnelles et d’une économie fragilisée qui a entraîné la chute du PIB français, la France connue pour avoir toujours tenu ses engagements est aujourd’hui dans une impasse car le pays toujours victime de la crise sanitaire est dans l’incapacité de rembourser. Sur le plateau de 28 minutes présenté par Elisabeth Quin et Renaud Dély sur Arte depuis 2012, le débat est ouvert entre journalistes et spécialistes de la finance afin de trouver une solution entre remboursement ou annulation de la dette COVID.

I. Arte, un terrain propice au débat 

Arte, une chaîne culturelle Européenne a la responsabilité exclusive de la programmation

Arte, acronyme d’Association relative à la télévision européenne, est une chaîne culturelle de service public diffusant depuis le 30 mai 1992

Il est crucial de préciser que c’est une chaîne indépendante non soumise au Conseil Supérieur de l’audiovisuel (CSA) autrement dit, elle a la responsabilité exclusive de sa programmation. Ce statut exceptionnel permet à la chaîne d’échapper aux signalétiques jeunesse normalement obligatoire et aux règles établies par le CSA en matière de pluralisme hors période électorale, c’est la raison pour laquelle, la chaîne propose une programmation originale qui lui est propre.

En plus de la diffusion de spectacles, concerts et Opéras, la chaîne franco-allemande a toujours laissé place dans sa ligne éditoriale aux émissions traitant de sujets d’actualité, comme Vox Pop, Karambolage, le dessous des cartes ou encore 28 minutes, une émission d’actualité nationale et internationale présentée sur Arte du lundi au samedi à 20h05.

L’émission se découpe en plusieurs sections : la présentation des invités, le débat, désintox, le club du vendredi, la suite, Rayon X … Certains intervenants sont toujours présents, comme Nadia Daam, Xavier Mauduit et François Saltiel pour présenter des petits reportages sur l’actualité ou pour intervenir sur le plateau.

Un débat inclusif accessible à plusieurs publics de téléspectateurs 

Le 2 décembre 2020 sur le plateau, Jézabel Couppey Soubeyran, économiste et maître de conférence à Paris Sorbonne Université fait face à Jean Marc Daniel économiste et professeur à l’ESCP. 

Le débat est complexe car il est question de la meilleure stratégie à adopter, le gouvernement doit-il pencher pour une annulation de la dette ou essayer de relancer l’économie, afin d’arriver au remboursement ?  C’est un sujet épineux qui demande un minimum de connaissances. Le téléspectateur est face à deux intellectuels armés de leurs connaissances pour débattre d’un fait qui concerne principalement le gouvernement et la banque de France. À première vue, c’est un sujet difficile qui n’est pas accessible aux téléspectateurs à cran sur l’actualité, dénués de connaissances universitaires ou spécialistes en économie, par conséquent ce n’est pas un débat ouvert à un public hétérogène. 

Mais en réalité, c’est un débat inclusif car le téléspectateur est pris en compte dès le début de l’émission. Effectivement,  elle se découpe en plusieurs temps, tout d’abord le sujet est disséqué par les intervenants puis une question sélectionnée, posée par les téléspectateurs donne lieu à une explication détaillée, enfin les deux invités proposent tour à tour leurs arguments ponctués par les interventions des intervenantes présentes sur le plateau.

De plus, Il y a une recontextualisation historique et économique, les chiffres sont annoncés par les spécialistes ce qui permet une mise à niveau des connaissances. Puis, le volet Rayon X présenté avec légèreté permet une présentation d’Emmanuel Moulin, directeur du Trésor, un des principaux acteurs de la dette COVID. 

Il y a donc une forme de “vulgarisation” du sujet par les intervenants et invités de l’émission ce qui rend le débat accessible à différents publics de téléspectateurs non spécialisés.

Une mise en scène non-politisée

L’essence d’un débat est la prise de position, il est souvent associé à la politique, dans le paysage télévisuel français les émissions comme Capital, Zone interdite ou On n’est pas couché mettent quelquefois en scène des débats endiablés où les téléspectateurs assistent à des joutes oratoires entre les invités. Pour cette émission sur la dette COVID, les invités ne font pas partie du corps politique, ce sont des spécialistes qui proposent une analyse scientifique de la situation, cependant ils ne sont pas du même avis ce qui donne lieu à un débat. C’est sûrement la raison pour laquelle la mise en scène est construite différemment des débats politiques, où les politiciens sont assis de part et d’autre de la table en se faisant face, ici, sur le plateau de 28 minutes, les deux économistes sont assis côte à côte et les journalistes permettent de tempérer le débat en posant des questions. 

Nous sommes loin d’une mise en scène “politisée”  à l’image de celle adoptée par TF1 lors de l’émission “2017, le débat” qui affrontait Emmanuel Macron et Marine Le Pen sur le plateau de TF1 avant le dernier tour de l’élection présidentielle. Lors de ce type de débat télévisé, le téléspectateur n’est pas “inclus” dans le débat.

II. Un dispositif qui favorise l’échange et la sphère publique

 

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Comment mettre en place un débat pour une émission télévisée ? La production de ce type d’émission de débat est importante pour assurer une bonne communication entre les journalistes et les invités. Mais surtout donner envie au public de suivre le débat jusqu’à la fin. Plusieurs éléments de 28 minutes favorisent le débat et divertissent les téléspectateurs. 

Tout d’abord, le plateau sur lequel se produit l’émission est un élément qui peut paraître anodin mais très important car c’est le cadre principal de l’émission. Le plateau de 28 minutes est relativement simple. Nous voyons une grande pièce blanche avec comme seuls composants une table ovale et des colonnes blanches où sont positionnés des écrans. Sur la capture d’écran ci-dessous, nous pouvons voir que, contrairement à d’autres émissions télévisées, le plateau n’est pas très fourni et les éléments qui constituent l’émission ne sont pas nombreux. Nous retrouvons les caractéristiques traditionnelles de la télévision : le logo, les écrans projetant des schémas, des images explicatives, une voix off, deux journalistes, une présentatrice. La voix off pendant la projection d’images d’archive est une voix féminine qui cadre le débat et explique le contexte de la crise sanitaire. C’est un élément essentiel pour le téléspectateur, afin qu’il puisse bien suivre le débat et savoir pourquoi les invités sont conviés. 

C’est essentiel aussi pour les invités, les journalistes et la présentatrice qui fabriquent l’émission, alimentent le débat et le font vivre. En effet, sans questions, le débat entre les invités ne peut pas avoir lieu. Les journalistes posent des questions tout en expliquant le contexte. Nous remarquons d’ailleurs que les invités débattent en répondant aux questions des journalistes et ne se regardent que très peu. Le débat se situe entre les deux invités mais il est cadré par les journalistes. On peut alors dire que ce débat est aussi une forme d’interview.  La présentatrice ouvre et conclut le débat, ne pose pas vraiment de question mais elle lie toutes les différentes étapes de l’émission et calme les invités si c’est nécessaire.

 

 

Nous voyons donc ici que les invités sont confrontés aux journalistes et à la présentatrice de 28 minutes. On peut alors établir comme une séparation entre les invités et les journalistes. Ce débat est alors une confrontation entre Jézabel Couppey et Jean Marc Daniel tout en répondant aux questions des journalistes qui sont en face d’eux. 

Une grande partie de l’émission est constituée de vidéos qui coupent le débat et permettent un interlude explicatif et/ou humoristique. (Voir frise chronologique ci-dessous). En effet, afin de garder le téléspectateur, il est nécessaire qu’il y ait des changements. Le sujet étant particulièrement subtil et complexe, des moments d’explications et de divertissement tout en restant dans le sujet de l’émission sont les bienvenus.

 

Le débat est donc organisé en amont afin de répondre aux attentes du public et aux règles télévisuelles. Ce débat met en avant deux invités interviewés par des journalistes et une présentatrice pour divertir et instruire le public. Les choix de la production et les valeurs de Arte sont représentés dans ce débat, ce qui explique le grand nombre de vues et de commentaires sur Youtube : le public  s’intéresse à ce sujet ce qui peut expliquer une appréciation particulière de l’élaboration de l’émission.  La discussion est facile grâce à l’organisation de l’espace qui favorise le dialogue entre les intervenants. 

 

III. Un débat actuel, deux positions différentes

 

Nous avons vu que les deux invités sont Jézabel Couppey Soubeyran et Jean-Marc Daniel. La première est économiste maître de conférence à Paris 1 et préconise une annulation de la dette détenue par la BCE tandis que Jean-Marc Daniel, économiste et professeur à l’ESCP, une école de commerce, est contre et compte sur la croissance et des stratégies économiques traditionnelles pour résorber la dette. Ils représentent deux visions différentes de l’économie, une conservatrice et une progressiste. Jean-Marc Daniel représente le “vieux monde” et a des idées décrites comme “à côté de la plaque” par Jézabel Couppey Soubeyran. A l’opposé, Jean-Marc Daniel invalide les propositions de Jézabel Couppey Soubeyran car celle-ci sortent du cadre mais comme elle le dit elle-même “Une situation exceptionnelle ne demande-t-elle pas des mesures exceptionnelles ?”  

 

Rendre le sujet accessible au spectateur avant de privilégier le débat

 

Les deux intervenants font d’abord coalition pour expliquer la situation à un spectateur novice en répondant chacun leur tour à une question posée par les présentatrices. Ils répondent chacun leur tour à des questions concernant le sujet de la dette et n’interagissent pas entre eux avant le milieu de l’émission. Comme nous le verrons plus tard, les interactions entre eux sont très limitées.

 

La dette en France

Contrairement aux affronts spectaculaires auxquels on peut assister dans des émissions de débats comme Touche Pas à Mon Poste qui pousse au conflit et au “clash” avec des insultes ad hominem, les deux économistes ici restent courtois et à l’écoute. Ils ne débattent pas à proprement dit entre eux mais sont plutôt dans l’explication et l’argumentation face au spectateur, à travers les questions posées par les présentatrices. Après l’introduction du sujet, chacun exprime son point de vue.

 

Argumentaires des deux intervenants

Analyse de l’interaction entre les deux invités à travers l’émission

Selon la critique de l’espace public habermassien par Nancy Fraser (2001), les sujets de l’intimité  et des relations interpersonnelles sont exclus du débat. Malgré leurs différends, les deux invités restent concentrés sur le sujet du débat et retiennent leurs émotions et la confrontation soit en évitant du regard l’autre invité (Jean-Marc Daniel) soit en contenant son agacement (Jézabel Couppey Soubeyran). Les deux invités respectent les codes de la sphère publique en privilégiant l’explication et l’argumentaire plutôt que la débâcle des sentiments. On voit que la maître de conférence de Paris 1  est agacée vers la fin de l’émission mais se contient. Ce n’est pas leur individualité qui prime mais l’opinion que chacun cherche à défendre. Le débat, rythmé par des questions des journalistes, ressemble plus à des entretiens individuels. Il tourne autour des mesures à prendre pour résorber la dette et qui devrait payer l’addition. L’émission 28 minutes correspond à la description de l’espace public de Habermas dans le sens que c’est un espace où la participation politique se concrétise au moyen de discussions. (Habermas, 1961) Cependant, la possibilité de critique de l’Etat que l’espace public habermassien supposait, n’est pas exploitée au sein de cette émission. Cette absence d’opinions controversées ou critiques peut supporter le principe de véracité et d’objectivité que ce format d’émission suppose pour le spectateur

 

Jézabel Couppey Soubeyran agacée

 Conclusion : Arte, une chaîne luttant contre la désinformation ?

 

Selon une enquête menée par Eurobaromètre 66% des  citoyens français trouvent que la télévision est un des médias traditionnels proposant une source d’information la plus fiable, c’est la raison pour laquelle, la qualité des flux d’informations doit être étudiée. Arte permet des débats de qualité comme le commenteront des internautes sur YouTube. Cependant, la discussion est coupée court ce qui ne laisse pas de place à une conclusion à la fin de l’émission. Le dispositif du plateau et du questionnaire individuel fait de cette émission plutôt une présentation d’opinions respectives plutôt qu’un débat à proprement parler entre les deux invités. Cela permet au spectateur de se faire son propre avis et l’invite à faire ses propres recherches pour forger son avis sur la question. Pour conclure, nous considérons que 28 minutes est une émission qui a pour objectif de faciliter la formation des opinions informées au public. Cependant, le sujet de la dette concerne la population amplement et c’est pour cette raison que le débat sur ce sujet peut bénéficier d’une participation plus active de la société civile. L’enquête nous a donc montré que l’émission ne propose pas réellement de débat entre deux économistes et cherche davantage à expliquer aux téléspectateurs la nature de la dette et la possibilité de défendre des positions différentes.

 

Judith Collobert, Imani Griffon, Clara Weakley.

 

Sources :

 

Bibliographie :

HABERMAS, Jürgen. « L’espace public 30 ans après ». Quaderni, 1992, p. 161-191. 

FRASER Nancy [2001] « Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement » Hermès 21,2001 p.125-154. 

Commission Européenne “COMMUNICATION DE LA COMMISSION AU PARLEMENT EUROPÉEN, AU CONSEIL, AU COMITÉ ÉCONOMIQUE ET SOCIAL EUROPÉEN ET AU COMITÉ DES RÉGIONS, Lutter contre la désinformation en ligne une approche européenne Bruxelles” 26,4,2018 COM(2018) 

 

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