Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

Le 1er avril 2017 dans le cadre de la campagne présidentielle, Laurent Ruquier et ses chroniqueurs recevaient Florian Philippot (vice-président du Front National à l’époque et député européen) au sein de l’émission de débats télévisés « On n’est pas couché », diffusée sur France 2 chaque samedi soir.

Cette séquence d’environ une heure a particulièrement retenu notre attention car elle semble mettre en lumière quelques symptômes de la dégradation grandissante de l’espace public actuel et de l’exercice de la démocratie. En effet, les téléspectateurs et citoyens qui ont visionné ce passage de l’émission, ont simplement assisté à une succession de querelles entre les différents protagonistes présents sur le plateau, alors que le format particulier de l’émission en cette période de campagne (inviter tour à tour les candidats à la présidentielle) laisse imaginer que chacun des candidats est amené à venir s’exprimer sur son programme et que les points abordés seront discutés durant l’émission par le présentateur et ses chroniqueurs. Ainsi, nous avons souhaité reprendre la notion d’« espace public » de Jürgen Habermas et Hannah Arendt et le rôle de journaliste, tel que le définit Robert E. Park particulièrement, afin de questionner cette séquence qui nous paraît être l’une des nombreuses traductions du « triste état » de la démocratie actuelle avec notamment une absence criante de véritables débats au sein de la sphère publique des médias.

Habermas (1) a défini l’espace public comme un lieu mettant en communication des personnes privées, qui vont constituer ce que l’on va appeler « des publics ». D’abord considéré comme un espace favorisant l’émergence d’une critique du pouvoir, un lieu doté d’une capacité émancipatrice pour le peuple en somme. Habermas décrit par la suite un espace public hégémonique, puisque celui-ci favorise l’expression de la bourgeoisie au détriment du reste de la population, pour enfin aborder la « privatisation » de cet espace public, phénomène que nous constatons aujourd’hui avec les logiques commerciales qui régissent nos médias. Il ajoute que l’espace public se présente comme médiateur entre le pouvoir et le peuple. Ce que l’on retrouve chez Hannah Arendt (2), mais pour évoquer les caractéristiques des médias. De fait, les médias peuvent être envisagés comme espaces publics en soi et la responsabilité des protagonistes principaux, les journalistes, est grande face à l’exercice de la démocratie. En effet, Robert E. Park (3) considère que la tâche des journalistes est de « former et maintenir les publics », soit d’informer la population pour permettre le débat au sein de la sphère publique et ainsi assurer la participation des citoyens, l’exercice de la démocratie. C’est sous ce prisme que nous souhaitons analyser la séquence du 1er avril 2017.

Le rôle d’instigateur du débat de L. Ruquier : quand l’affect prend le pas sur le débat politique

Laurent Ruquier tient le rôle de présentateur au sein de l’émission « On n’est pas couché » mais aussi d’animateur du débat et de médiateur entre les journalistes-chroniqueurs et l’invité du jour. Ainsi, il est l’instigateur du débat. Celui-ci est également connu pour sa qualité d’humoriste, registre dans lequel il opère depuis de nombreuses années, sur scène comme à la télévision.

Ce soir-là, il commence son entretien avec Florian Philippot par une « hypothèse agréable » pour l’ancien vice-président du Front National, une victoire de son parti. Laurent Ruquier questionne alors Florian Philippot sur la présence éventuelle d’artistes ce jour-là.

00:02:00′

« Quels sont les artistes qui viendront chanter sur scène ? Ça c’est une vraie question que je me pose. »
Florian Philippot ne répond pas vraiment, ne donne qu’un nom, celui de Franck de Lapersonne qui avait annoncé publiquement son soutien à Marine Lepen. Il évoque également l’idée de « faire monter des français et des françaises qui n’ont jamais eu le moyen de s’exprimer, c’est pas mal non plus ! »

Ce à quoi Laurent Ruquier rétorque :
00:02:43′

« Non mais pardon, les français et les françaises vous savez bien qu’ils aiment bien aller aux concerts et écouter des chanteurs et des chanteuses et des artistes, vous pouvez pas me dire le contraire ! » Il insiste : « Quels sont les chanteurs et les chanteuses qui seront là ce soir-là ? »

Nous notons ici l’utilisation d’un argument fallacieux par le présentateur par le biais d’une généralité reprenant le vocabulaire du candidat. Florian Philippot se retrouve sans réponse, essaye de couper court à la discussion en évoquant la présence d’artistes méconnus. Laurent Ruquier insiste sur ces artistes méconnus et F. Philippot, ennuyé, répond :
00:03:09′

« En fait vous voulez que tous leurs festivals soient annulés, qu’ils soient grillés partout… C’est ça ? »

Laurent Ruquier feint la surprise :

« Ah parce que c’est cela qu’il se passe ? Comment vous expliquez cela ? »

Ces quelques premières minutes sont à l’image de ce qui va suivre durant tout le passage de Florian Philippot. Au regard de la séquence, nous sentons l’hostilité de Laurent Ruquier face à la présence du représentant de la candidate du Front National. Le présentateur, connu pour son humour, ne va pas utiliser celui-ci d’une manière favorable à la création d’un débat, à la transmission d’information, à l’analyse du programme du candidat. Cette attitude ne permet que très peu la mise en discussion des points évoqués par F. Philippot et leur éventuelle remise en question. La polémique et les querelles vont prendre le pas sur la réelle transmission d’information et la mise en débat, qui pourtant est cruciale, notamment en période d’élections présidentielles. Cette dégradation du débat public s’opère notamment par le biais des sujets abordés, ici les artistes présents à l’éventuelle victoire du parti (un sujet futile, sans réel intérêt) puis plus tard, la question polémique des emplois fictifs est abordée. Certes il est important d’informer sur l’existence de ceux-ci et d’exercer une forme de surveillance envers le pouvoir politique cependant l’attente sur ce format d’émission est tout autre. De plus, cette attitude est un moyen pour l’invité de s’agacer des pratiques des chroniqueurs-journalistes, ce qui entraîne une justification de la part des chroniqueurs qui va les décrédibiliser.

00:09:08′
Vanessa Burggraff :

« On va parler si vous le voulez bien des emplois fictifs… »

Florian Philippot, agacé :

« Ah je pensais qu’on allait parler du programme ! Moi je pensais qu’on allait parler de l’emploi. »

Vanessa Burggraff :

« Et bien on va en parler tout à l’heure, et vous verrez… »

Laurent Ruquier intervient :
00:09:28′

« Et je vous rassure on en a parlé par exemple avec M. Mariton à propos de François Fillon la semaine dernière, il ne faut pas croire toujours qu’il y a un sort qui vous est réservé ! Uniquement à vous, M. Philippot. On est pareil avec tous les partis ! »

Philippot rétorque :

« Avec chouchou Macron vous n’en parlez pas. »

Laurent Ruquier continuera à se justifier de son impartialité dans le traitement des candidats au sein de l’émission. Seulement, la suite de l’émission démontrera le contraire. Et la manière de traiter le représentant de la candidate frontiste est tout à fait particulière. Le passage se transforme en procès du parti du Front National, procès orchestré où chaque coup donné est prévu à l’avance. F. Philippot en a bien conscience et profitant de cette situation de dénonciation du parti FN qui s’annonce, choisit d’endosser un rôle de victime. Ce qui amorce la non-existence d’un quelconque débat et engage le premier acte de ce grand théâtre de la polémique.

00:17:27′

« Dans un instant Yann Moix mais comme j’ai peur qu’il ne parle pas du programme tout de suite et que vous lui reprochiez, moi j’ai une question sur le programme… »

L’orchestration du non-débat se ressent dans ce passage puisque, nous le verrons par la suite que Yann Moix se chargera d’établir une liste des membres du FN et de leurs actes répréhensibles aux yeux de la loi. Il est intéressant de voir ce qu’entraîne cette situation : L. Ruquier est hostile face à la venue de F. Philippot et il est coincé entre son rôle de présentateur et d’instigateur du débat et ses valeurs personnelles. Il a, en effet, une certaine responsabilité de bienséance face à l’invité dont tout le monde connaît les positions sur l’échiquier politique (extrême droite) et semble n’avoir aucune envie de discuter son programme. Cependant, F. Philippot, bien conscient de cela, continue d’endosser son rôle de victime et invoque le traitement médiatique réservé au parti FN qui n’est pas, selon lui, digne d’une démocratie. Cette position que tient Philippot se manifeste très tôt dans son passage et oblige Ruquier, avec sa responsabilité de présentateur et la promesse initiale du format de l’émission, à recentrer le débat sur le programme.

00:36:11′
L. Ruquier :

« Vous dites « je » comme si c’était vraiment vous le candidat ! »

L’axe choisi par le présentateur est très clair, il n’est aucunement question de discuter le programme. Dès que F. Philippot s’épanche un peu trop, L. Ruquier n’hésitera pas à intervenir, avec un contenu souvent inapproprié.
Cette partie de l’émission est particulièrement représentative du débat stérile installé. Le représentant de Marine Le Pen se lance dans une longue tirade, semble presque ne se parler qu’à lui-même car personne sur le plateau n’est réellement attentif. L’attention très peu présente et la reprise de la parole par Ruquier continue à saboter le passage de l’invité.

00:39:11′
L. Ruquier :

« Vous êtes mûr pour Bercy là ! »

L’animateur, en connaissance des membres des proches du parti FN, continuera dans l’ironie en abordant notamment le côté « familial » du parti, son « intimité » et les relations de pouvoirs se jouant au sein de celui-ci. Cela tourne en dérision le parti qui, avec le ton employé par L. Ruquier et la manière dont il le dépeint, semble proche d’un « sitcom ».

00:40:21′
L.Ruquier :

« La pauvre (Marion Maréchal Le Pen), elle ne va pas être ministre, sa tata lui a dit qu’elle serait pas ministre (…) C’est pas sympa pour la famille, elle a récupéré le parti de la famille et elle ne veut même pas en donner aux autres ! »

Ainsi, la stérilité du débat est remarquable, lors du passage de F. Philippot, à la lecture de divers procédés. D’un côté la figure importante de Laurent Ruquier, chargé d’animer l’émission, qui peine à endosser son rôle d’instigateur du débat car il est personnellement hostile aux idées du parti FN. Il tient une conduite offensive envers l’invité et semble délaisser peu à peu son rôle et sa responsabilité de médiateur. Les propos abordés avec humour sont souvent tournés vers des intrigues propres au parti, pas forcément connues du plus grand nombre mais qui ne peuvent mettre qu’à mal l’image du parti. En face, Florian Philippot incarne l’image lisse et présentable du FN et malgré les dénonciations s’en tient à cette ligne de conduite. Chacun bien ancré dans ses positions, avec la frustration du présentateur de ne pas pouvoir être plus direct quant à la dénonciation du parti et l’agacement de F. Philippot concernant l’absence de bienséance et de « fausse courtoisie » habituelle sur les plateaux télé ainsi que l’implication de l’affect de la part du présentateur qui sort de son rôle à maintes reprises. Ils jouent tous les deux la carte de l’hypocrisie et des non-dits car ils connaissent chacun la personne en face mais se retrouvent coincés dans les rôles qu’ils doivent tenir au sein de la sphère médiatique.

Le déplacement du débat politique vers les sphères judiciaires et privées

Le fonctionnement du débat politique implique en lui-même une équité démocratique entre le journaliste et l’acteur politique. Cette équité est possible et réalisable si les deux acteurs s’accordent à discuter, de manière égale, sur des idées, des programmes, et en se limitant plus particulièrement sur des questions d’ordre politique. L’évolution du débat politique ces dernières décennies (notamment avec une grande influence de la télévision), comme le note Fabrice d’Almeida (4), s’est beaucoup plus tournée vers des questions d’ordre privée, dans une optique de délégitimation politique (D’Almeida, 2010).

Ce processus de délégitimation publique et politique est ici pleinement mis en œuvre dans cette confrontation sur le plateau de l’émission On n’est pas couché, entre le journaliste Yann Moix et l’ancien vice-président du Front National, Florian Philippot.

Après que Laurent Ruquier ait explicitement posé la question de savoir si Mr. Philippot était « le seul présentable au Front National » (00:39:30′), Yann Moix s’avance sur le terrain des idées politiques du parti d’extrême droite en invoquant que ces idées défendues par le parti politique « sont incarnées par des gens » (00:41:50′). Ces idées dont il fait allusion correspondent plus précisément aux positions du parti sur la question sécuritaire en France. A la suite de ce postulat, le journaliste commence à dresser une liste éloquente de plusieurs membres du Front National et de leur casier judiciaire, mettant en avant la contradiction de ceux-ci entre leurs discours et leurs actes (à partir de 00:42:20). Les voici cités dans l’ordre : Éric MASSON, Frédéric BOCCALETTI, Axel LOUSTAU, Jean-Pierre BRAY, Vincent GERARD, Franck DESCOURS et Julien DUFOUR.

A chaque fois, Yann Moix présente la personnalité comme coupable, en invoquant des preuves judiciaires indéniables, qui toutefois vont à l’encontre d’un principe démocratique indéniable également dans le domaine judiciaire. Cette divulgation de plusieurs condamnations nous fait complètement sortir du domaine politique, ou induit que le politique et le judiciaire vont de pair. Or « l’usage de la vie privée dans les processus de délégitimation reste difficile pour qui voudrait porter le débat sur ce seul terrain. Et l’affrontement entre les acteurs politiques et la presse qui s’attaque à leur vie privée se fait en France davantage sur le terrain judiciaire que politique » (D’Almeida, 4, 2010). La forme que prend cette intervention est toute aussi importante que son contenu pour illustrer la métaphore du procès dont est ici « victime » Florian Philippot. Celui-ci trône seul au milieu du plateau télévisé de l’émission, en face des deux chroniqueurs et journalistes que sont Vanessa Burggraf et Yann Moix en position de procureurs ou d’avocats des parties civiles, et devant les invités du jour qui prennent la forme de jurés, tandis que le présentateur Laurent Ruquier fait office de juge.

La forme et le fond de cette séquence sont bel et bien révélateurs d’un déplacement du débat (et donc de l’échange) vers le procès, au travers d’accusations. La réponse de Florian Philippot à ces accusations va d’ailleurs entièrement dans ce sens, lorsque celui-ci rétorque que « des journalistes sur le service public ont préfacé des livres épouvantables » (00:43:45), faisant allusion au livre de Paul-Eric Blanrue « Anthologie des propos contre les Juifs, le judaïsme et le sionisme » dont Yann Moix a réalisé la préface. Les deux hommes s’accusent tour à tour sur les méthodes utilisées pour divulguer de tels propos, en particulier en passant par le biais de faits judiciaires, de photos ou d’images sorties de tout contexte pour porter un jugement sur des idées. Au début de l’émission (00:08:15), Laurent Ruquier montre un selfie pris par Marine Le Pen, dirigeante du Front National, avec un homme politique russe accusé notamment d’homophobie, ce à quoi Florian Philippot répond qu’ « elle ne savait pas qui c’était » et qu’elle aurait sûrement refusé de prendre une photo avec lui le cas si cela était le cas. Sur cette même ligne de conduite, l’homme politique sort de sa veste, après une invective avec Yann Moix (00:44:54), plusieurs photos de personnalités politiques et publiques (David Pujadas, Manuel Valls et Christiane Taubira) prises le bras droit en l’air, insinuant avec ironie que cela pourrait correspondre à des saluts nazis.

Cette intervention remettant en cause les méthodes utilisées par Yann Moix est parfaitement représentative des critiques qui peuvent être émises à l’égard du travail journalistique aujourd’hui, en partant (comme évoqué lors de l’introduction à cette analyse) de ce que l’on est en droit d’attendre du journaliste selon Robert Park. Le journaliste n’est ici plus là pour informer et questionner, mais joue le rôle d’accusateur, certes avec un travail d’investigation mais que l’on peut questionner concernant la manière de le mener. Florian Philippot va d’ailleurs plusieurs fois intervenir, à la suite de cette séquence étudiée, sur la question de l’objectivité et de la position des journalistes sur le plateau : « Ce travail là, je ne sais pas si vous le ferez pour tous les partis » (00:52:00) ; « je vais devoir vous débunker, vous déshoaxer » (00:53:10), termes insinuant que ces informations judiciaires diffusées par Yann Moix pourraient être fausses et sont à revérifier ; « vous êtes militant anti Front National » (00:55:15).

Au travers de cette analyse des postures de chaque protagoniste de ce « débat », que sont le médiateur (L. Ruquier), les journalistes (V. Burggraf et Y. Moix) et l’invité politique (F. Philippot), nous pouvons bel et bien constater un échec du débat et de l’objectif démocratique de celui-ci. L’utilisation de l’humour au détriment de réelles questions de fond, l’infiltration et le déplacement vers les domaines de l’affect et du judiciaire, ainsi que la posture prise par Florian Philippot en réaction à cela dessert la forme du débat. Sous le prisme de Robert Park, le travail journalistique ici ne permet pas d’informer ni d’instaurer la formation d’un public autour de la question du programme de Florian Philippot. Cela nous apparaît risqué d’aborder des questions d’ordre privé, car de ce fait un glissement s’opère vers des situations d’ordre commun (querelles, etc.) et détourne l’attention (notamment celle du citoyen) des informations permettant d’exercer sa participation au système démocratique. De plus, l’on constate une surexposition grandissante des hommes politiques et de leur intimité, ce qui brouille l’exercice d’une citoyenneté lorsque ceux-ci sont ramenés au même rang que le peuple, dans un phénomène de peopolisation. « [Cela montre] que la protection de la vie privée des hommes publics n’est pas une question de défense de privilège mais qu’elle engage le fonctionnement des démocraties » (D’Almeida, 30, 2010).

Sofia MERLIN et Lucas PIERREFICHE

BIBLIOGRAPHIE :
(1) HABERMAS Jürgen [1961] L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la sphère bourgeoise, Payot, 1978.

(2) ARENDT Hannah [1958] Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Levy.

(3) E. PARK Robert [2008], Le journaliste et le sociologue, textes présentés et commentés par Géraldine Muhlmann et Edwy Plenel, Paris, Éditions du Seuil.

(4) d’ALMEIDA Fabrice, « Des usages de la vie privée dans la (dé)légitimation politique », Quaderni [En ligne], 72 | Printemps 2010

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