Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

A l’aube des élections présidentielles un mot affole les candidats et anime les débats. Il s’agit du mot « Woke », expression anglo-saxonne signifiant « éveillé » et qui désigne la prise en compte des problématiques liées aux inégalités sociales. Pour autant ce mot est souvent utilisé par les politiques, les journalistes et les intellectuel.le.s pour qualifier des militant.e.s de gauche qu’iels considèrent comme radical.e.s. C’est dans cette dynamique que s’inscrit le débat du 25 novembre 2021 sur France Inter animé par  Léa Salamé et Nicolas Demorand en présence d’Alice Coffin, conseillère municipale EELV (Europe Ecologie Les Verts) de Paris, autrice du Génie Lesbien (Grasset), et Brice Couturier, journaliste et essayiste, auteur de Ok millenials ! (L’Observatoire). Au sein de ce débat Alice Coffin représente ce que certains peuvent qualifier de « Woke », tandis que Brice Couturier se positionne comme un défenseur des valeurs françaises issues de l’époque des Lumières comme l’universalisme ou la raison.

A travers cet article, nous observerons comment le terme « Woke » est débattu entre les différentes personnes présentes sur le plateau. Par la suite, nous nous interrogerons sur la reconnaissance médiatique offerte à chacun des invités comme retranscription du pluralisme médiatique à l’antenne. Enfin, nous questionnerons la manière dont le sujet des minorités et du féminisme est traité par cette opposition.

“Woke” : mouvement de société ou épouvantail politique ?

Dans un premier temps, il est intéressant de mettre en avant les deux points de vue mis en scène dans ce débat face au terme “Woke”. D’un côté, Alice Coffin voit en ce mot une “chimère” servant à créer des oppositions. Elle compare d’ailleurs ce terme à celui “d’islamo-gauchiste” qui a lui aussi suscité beaucoup de débats et fait couler beaucoup d’encre dans les rédactions. Finalement, elle résume sa pensée en se disant elle-même appartenir aux militants qui “luttent pour l’égalité”. Face à elle, Brice Couturier définit “Woke” par “conscientiser”, un mot lui aussi très connoté politiquement et se rapprochant de l’extrême-gauche. Il voit en ce terme la volonté d’un “bouleversement du champ politique” qui nous ferait passer du côté des “identités” individuelles plutôt que des “intérêts”, sous entendu le collectif. 

L’introduction au débat proposée par ces deux définitions opposées est très intéressante car elle sert de fondement à ce qui sera discuté par la suite et permet aux auditeurs de rapidement se positionner. De plus, il est pertinent de noter le fait qu’Alice Coffin s’interdit presque d’utiliser ce mot pour se décrire, appuyant donc bien l’idée que le terme “Woke” sert de “front politique” et médiatique pour les opposants, et qu’il est très peu utilisé par les militant.e.s eux-mêmes. Elle répond également à Brice Couturier, en rappelant qu’il ne doit pas être utilisé comme un épouvantail servant à décrédibiliser une cause, et surtout que ce mot représente une “évolution” bien plus qu’une révolution. 

Débutant par ces distinctions sémantiques, le débat bascule rapidement vers une opposition plus large des combats politiques de chacun.e.s des invité.e.s. Nicolas Demorand alimente d’ailleurs la discussion en citant le livre d’Alice Coffin, Le Génie Lesbien, à Brice Couturier en lui demandant son avis sur le sujet. Finalement il est intéressant de constater, dans ce basculement du débat, que deux citations du livre d’Alice Coffin sont lues par les journalistes, visant à susciter de vives réactions chez les auditeur.ice.s, et aucune de celui de Brice Couturier. Ce dernier devient alors un invité détracteur et réactionnaire aux propos de la conseillère EELV, servant à susciter la peur et des réactions des auditeur.ice.s en utilisant des mots lourds de sens, tels que la “révolution culturelle” ou la destruction des “bases mêmes de la société”. Par cette nouvelle dichotomie, les journalistes voient leur position évoluer. Dans un premier temps médiateurs du débat, ils deviennent par la suite le moyen de créer des séquences d’affrontement chocs. Léa Salamé et Nicolas Demorand alimentent le débat à coup de citations fortes et de questions polémiques : “Donc selon vous le féminisme est une guerre contre les hommes ? En tout cas pas avec eux, c’est ça votre idée de base ?” (Léa Salamé). Nous verrons plus tard en quoi cette orientation du débat peut porter atteinte au pluralisme et au bon fonctionnement d’un débat médiatique.

Quand la reconnaissance des minorités crée la peur des majoritaires

La présence d’Alice Coffin sur le plateau pour ce débat n’est pas anodine, en tant que femme lesbienne elle vient prendre une place qui lui est rarement accordée de droit dans l’espace public et médiatique. Comme explicité par la conseillère en début de séquence, elle ne correspond pas à la norme de l’espace public, qui surreprésente des hommes blancs privilégiés. En effet selon le “Baromètre de la représentation de la société française” du CSA (Conseil Supérieur de l’Audiovisuel), les hommes représentent 62% des personnes présentes sur les programmes d’informations, les personnes blanches 86% et les CSP+ 64%, ce qui n’est pas représentatifs de la société françaises actuelles. Cela crée alors une division entre le groupe majoritaire représenté par Brice Couturier qui est une personne visible et à dont le discours est perçue comme légitime au sein de l’espace public normatif. Alice Coffin quant à elle est issue des groupes minoritaires qui ont peu de visibilité et dont les discours sont perçus comme illégitimes voire mauvais ou repoussoirs par la société (Butler). Cela est d’autant plus frappant de par les réactions provoquées par le discours d’Alice Coffin chez Brice Couturier qui l’accuse de prendre une place de représentante des lesbiennes, place qu’il qualifie d’illégitime car elle n’a pas été élue au sein des lesbiennes comme une figure de représentation selon les règles de la démocratie. Amenant ainsi l’argument qu’aujourd’hui les luttes, sous couvert de défendre l’identité, sont essentiellement axées autour de luttes de pouvoir. 

Selon Brice Couturier, aujourd’hui, les combats politiques ne sont plus centrés sur les intérêts comme le souhaiterait la démocratie mais tournent autour des identités. Il serait donc impossible de discuter et de débattre car les intérêts sont “négociables”, mais pas les identités, cela rendrait donc le débat stérile et impossible. Pour autant, alors qu’Alice Coffin ne l’évoque pas, il est le premier à la définir par son identité lesbienne, la positionnant à la marge, lui se trouvant implicitement dans l’hétéronomativité n’a donc alors pas à se définir. Dans ce débat Alice Coffin se retrouve alors étiquetée auprès des animateur.ice.s, de l’invité et des auditeur.ice.s comme quelqu’un dont le discours ne mérite pas la reconnaissance (Honneth) et la respectabilité (Skeggs). De fait, c’est une chose qu’elle doit acquérir en exposant ses idées. À l’inverse, Brice Couturier se positionne comme un individu dont le discours est de fait acceptable et acquis par la majorité de la société, en exposant une théorie universaliste et anti-wokisme, ainsi il ne doit pas lutter pour la reconnaissance (Honneth). Ce qui explique que lorsque le débat dévie du sujet initial, c’est Alice Coffin qui semble devoir se défendre face aux attaques de son opposant, des auditeur.ice.s mais aussi des journalistes, notamment en devant se justifier de sa position féministe et de son rapports au hommes.

Par ailleurs, Alice Coffin nous parle du fait que ce qui dérange aujourd’hui ce n’est pas tant les discours dirigés par les groupes minoritaires mais plutôt le fait que ceci sont de plus en plus visibles dans les espaces publics médiatiques mainstream. En effet, les discours qualifiés de « Woke » et se rapprochant des Cultural Studies, comme le souligne Brice Couturier, sont des discours qui ont longtemps été tenus au sein des groupes minoritaires, au sein de subcultures (Hebdige). Le problème ne serait donc pas le fond des discours, mais le fait que les personnes qui les portent se retrouvent dans des sphères publiques légitimes et accèdent ainsi à la reconnaissance sociale en remettant en cause les sphères masculines, hétéronormatives et bourgeoises. 

Les auditeurs au service du pluralisme ?

Afin de représenter la pluralité des opinions, l’émission de France Inter a fait le choix d’inviter deux personnalité.e.s aux visions bien différentes. Il est intéressant de pointer la place qu’ont les auditeur.ice.s dans ce débat. En effet, même si la séquence débute par une alternance des discours assez classique, l’émission passe ensuite des témoignages et des questions d’auditeur.ice.s en lien avec la discussion. Il ne faut pas oublier l’importance du dispositif médiatique qui sélectionne les témoignages en amont de leur passage à l’antenne. On peut alors légitimement se demander : comment les auditeur.ice.s servent-iels à retranscrire l’opinion de l’émission ou des journalistes ? 

Tout d’abord, on remarque que dans la continuité du débat, les premières interventions s’adressent majoritairement à Alice Coffin et beaucoup viennent en opposition avec son discours politique. Naturellement, cela fait pencher la balance du côté de Brice Couturier qui a donc l’opinion des auditeur.ice.s de son côté. De nouveau, ce n’est pas réellement le terme “Woke” qui est questionné, mais davantage l’engagement féministe et pour la cause lesbienne que défend la conseillère EELV. Ce traitement médiatique se rapproche de ce que Alice Coffin dénonce au début de la séquence, les féministes prennent de plus en plus de place dans les médias et cette présence dérange ceux qui pendant des années la presque exclusivité du discours médiatique. Mêmes une des auditrice, se proclamant féministe, semble en désaccord avec les propos d’Alice Coffin d’après un commentaire relayé par Léa Salamé à l’antenne : “Je suis féministe, du moins je me pense féministe et je suis enclin à l’écoute et à l’éveil des esprits. Cependant je ne peux pas entendre les lignes que vous rédigez (sous-entendu Alice Coffin). Il est difficile pour moi d’arriver à détester les hommes comme vous le faites car le féminisme est pour tous les hommes.”

Ce qui importe davantage pour les journalistes, c’est que le débat puisse provoquer des réactions. Qu’elles soient en faveur de l’un ou de l’autre, Léa Salamé trouve “génial” que le débat suscite tant de réactions. Cette idée est en cohérence avec la théorie que propose Brice Couturier, celle d’une pensée des Lumières qui défend la démocratie, le débat et les négociations. Quoi qu’il en soit, nous pouvons voir que le traitement médiatique recentre le débat, non pas autour du “wokisme” mais plutôt sur la thèse du Génie Lesbien d’Alice Coffin. Les questions posées à la fois par les auditeur.ice.s et par Léa Salamé amènent un tout autre débat : le combat féministe s’effectue t-il sans les hommes ? Contre les hommes ? Il y a comme un décalage entre la thèse d’Alice Coffin qui fait le point sur une “guerre menée par les hommes contre les femmes”, et les journalistes et auditeur.ice.s qui reçoivent cette idée comme une volonté de violence menée par la gauche, par les “wokistes”, contre les hommes et de ce fait contre la société qui se veut démocratique et universaliste.

Pour conclure, le débat entre Alice Coffin et Brice Couturier sur France Inter est un portrait assez juste de la manière dont les médias traitent la pluralité politique. En faisant s’affronter deux opposants et en répartissant la parole de manière assez paritaire (environ dix minutes pour Alice Coffin et neuf minutes pour Brice Couturier), le débat semble équitable. Cependant, en analysant plus précisément les mécanismes du débat, nous pouvons prendre conscience de quelques disparités. Il semblerait que les propos d’Alice Coffin ne soient pas compris à la fois par les auditeur.ice.s, et à la fois par le public. Les passages de son livre qui sont cités pointent la violence de la thèse défendue. En réponse, l’invité Brice Couturier démontre lui aussi une certaine violence en utilisant des termes forts et lourds de sens tels que la “révolution culturelle” ou encore  “l’absence de démocratie”. Il va jusqu’à accuser l’extrême gauche d’être responsable de la montée de l’extrême droite en France : “c’est à cause de gens comme vous que l’on a Zemmour” (Brice Couturier). Il affirme également que le wokisme est la trahison même des mouvements féministes, homosexuels et anti racistes qu’ont connu les précédentes années. Ce qui est intéressant, c’est de noter la tension mutuelle du débat : les deux invité.e.s utilisent des mots qui peuvent paraître radicaux, et font preuve de violence (à tort, ou à raison), les uns envers les autres. Cependant, le fait est que les questions sont davantage orientées en réponse à la thèse d’Alice Coffin qu’à celle de Brice Couturier, qui comme on l’a vu, se place comme représentant d’un discours légitimé. Alice Coffin est étiquetée lesbienne, quand bien même Brice Couturier viens affirmer qu’il ne faut pas régir le champ politique sur les identités (ce qui n’aide pas Alice Coffin).

Pour finir, il est aussi important de noter que si le terme woke est mis à l’agenda public de France Inter, il reste un mot qui est essentiellement utilisé dans le champ politique. Selon une enquête IFOP, seuls 14% des français.e.s ont déjà entendu parler du terme de woke, et 6% d’entre eux en connaissent le sens. Ces pourcentages peuvent venir justifier la réaction des auditeur.ice.s, qui comme dit précedemment, ont eux aussi recentré le débat sur leur identité, sur la question de la place de l’homme dans le combat féministe, plutôt que sur le mot en tant que tel. On peut se demander si les auditeurs.rices avaient connaissance du sens de ce mot. Mais également cela nous permet de décentrer le propos, en ayant conscience que l’intensité du débat concerne une partie ciblée de la population qui a connaissance des tenants et aboutissants de ce débat. Puisqu’en effet, le terme de “woke” pose des questions bien plus profondes, il ne s’agit pas uniquement d’une question d’expression mais c’est un mot qui vient en réalité soulever les fondements politiques de notre société. Il vient redéfinir le champ politique, questionner nos savoirs hégémoniques et remettre en question des années de construction, d’oppressions, de lutte et de savoirs situés. La présence des deux invité.e.s est le reflet, bien que binaire, d’une société divisée entre deux dynamiques. À l’image de l’éternel débat entre la droite et la gauche, le débat public peu à peu se dote de nuances et vient enrichir, à travers les médias, le savoir de l’agenda politique.

Bibliographie

Vidéographie

France Inter, Alice Coffin : « Woke, c’est un des nouveaux mots chimère, que l’on a vu arriver dans le débat », 25 novembre 2023, <https://www.youtube.com/watch?v=x9_9F_hELFw&t=1188s>

Ouvrages Scientifiques

BUTLER, Judith, Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, Payot, 2014.

HEBDIGE, Dick, Sous-culture : le sens du style, Zones, 2008

HONNETH, Axel, La lutte pour la reconnaissance, Folio, 2013

SKEGGS, Beverly, Des femmes respectables : Classe et Genre en milieu populaire,

Agone, 2015

Rapport
Baromètre de la représentation de la société française – résultats de la vague 2020, Arcom, Rapport au Parlement, 12 Juillet 2021.

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