Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8
Vue d’ensemble du plateau de l’émission

L’animateur de radio et l’ancien présentateur du Grand Journal de Canal +, Ali Baddou, présente depuis 2017 l’émission C’l’hebdo, diffusée sur la chaine du groupe France Télévisions, France 5, tous les samedi soir à 19h. En présence de ses chroniqueurs et d’invités spéciaux, il discute des évènements qui ont marqué la semaine écoulée. 

Le 2 mars 2019, l’émission choisit de revenir sur la commercialisation d’un « hijab de course » par la marque française Décathlon. La polémique a commencé le mardi précédent, sur le réseau social Twitter, suite à une publication de l’ancienne ministre du droit des femmes, Valérie Rabault, qui a appelé à boycotter le groupe, argumentant que l’article était « une promotion de l’apartheid sexuel ». Enlevé de la vente peu de temps après, le « hijab » de Décathlon a tout de même marqué la sphère médiatique et politique, ce pourquoi il a été discuté pendant une vingtaine de minutes par Ali Baddou et ses collaborateurs. Pour l’occasion, étaient invités deux personnalités politiques que sont Zineb El Rhazoui et Aurélien Taché. 

C’est autour d’une table ronde que sont assis côte à côte le politicien et la journaliste avec face à eux, deux chroniqueuses régulières de l’émission, Eva Roque et Émilie Tran Nguyen. La boucle se commence et se termine par le présentateur, qui en bout de table, préside d’une certaine manière la discussion. Comme dans le cas des débats politiques télévisés en période électorale, il ne parlera que très peu, laissant les invités s’exprimer sur le sujet qu’il introduit brièvement en début d’émission. Une interrogation se pose alors en ce qui concerne le choix des invités en lien avec la thématique abordée.

Des invités de choix

Zineb El Rhazoui est une écrivaine et journaliste franco-marocaine connue pour son franc-parlé et souvent décrite dans les médias comme étant polémiste. Militante des droits de l’homme, elle est souvent invitée sur les plateaux de télévision pour discuter de la question des droits des femmes et de leur place au sein de la religion musulmane. Elle s’est d’ailleurs exprimée à plusieurs reprises sur le port du voile qu’elle considère comme étant un « étendard de la propagande islamiste ». Une opinion qu’elle ne manquera pas de rappeler lors du débat et qui sera centrale au sein de son argumentation face à Aurélien Taché. Le député de La République en Marche (LREM) de la dixième circonscription du Val d’Oise est, quant-à lui, connu comme étant un fervent défenseur de la laïcité inclusive. Dans un entretien qu’il a donné au journal L’Obs, entretien qui sera évoqué et utilisé par El Rhazoui à l’antenne, il affirme : « Je considère qu’on peut porter un voile sans que quelqu’un ne vous y ait contraint. Et qu’on peut être voilée et accéder à des responsabilités ». 

Le choix et la légitimité des invités est indispensable au débat télévisé dont sa principale composante se base sur un contrat de crédibilité, comme l’énonce Noël Nel dans son analyse du débat télévisé. Il avoue que grâce à cette notion de crédibilité le dispositif offre une représentation des échanges sociaux au sein de l’espace public et positionne donc les gens présents sur le plateau comme étant des acteurs actifs de ce dernier. En plus de leur métier respectif et de leurs multiples apparitions médiatiques, cette idée est accentuée par le présentateur alors qu’il déclare : « le débat public mérite mieux que des hurlements ». En utilisant le terme de « débat public » pour faire référence à la joute oratoire à laquelle se prêtent les deux invités, Ali Baddou suggère que le plateau de l’émission et ce qui s’y dit, donne à voir la réalité des dynamiques des échanges qui se déroulent au sein de l’espace public. Cela vient d’ailleurs confirmer l’idée selon laquelle les médias, dont la télévision, ne sont pas seulement des plateformes permettant aux opinions de circuler, mais ils participent pleinement à la construction de notre conscience nationale et collective.

Une rhétorique du spectacle 

Il est donc possible de suggérer que c’est de manière délibérée qu’ont été choisies ces deux personnalités aux opinions divergentes. Il y a dans ce choix un aspect qui rappelle les débats politiques soit en ce qui concerne leur nature spectaculaire. En effet, en regardant la séquence, on ressent l’envie de la part de la production de vouloir créer un débat enflammé autour de la thématique. Un désir qui s’exprime dès le départ avec le titre :  « Décathlon : le “hijab” de la colère ». Cette phrase sera présente en bas à gauche de l’écran, tout au long des 22 minutes et donne un indice sur la discussion qui va s’ensuivre. Les opinions fusent sans pour autant se mettre d’accord sur la nature du sujet ni l’angle sous lequel l’aborder. Est-on face à un simple débat sur la laïcité ou d’une question de morale comme le propose l’une des chroniqueuses? Le présentateur n’interviendra que rarement (cinq fois) et tel un médiateur, il essaiera de calmer la conversation, demandant à deux reprises aux  invités de s’écouter l’un l’autre. 

Tel qu’au sein des débats politiques, le jeu de la caméra est primordial à la création d’une rythmique et co-construit ce que Jean-Claude Soulages nommera la rhétorique télévisuelle. Le débat télévisé étant un ensemble signifiant, c’est de manière stratégique que le réalisateur de l’émission le met en image et il est important de le comprendre pour savoir ce qui est donné à voir aux téléspectateurs. Le plan moyen, montrant un ou les deux invités, côtoie le gros plan. Le premier permet d’insister sur la relation que l’individu à l’écran entretien avec son environnement soit dans ce cas-ci le plateau de C’l’hebdo. Il permet également de montrer la relation que les invités entretiennent entre eux: El Rhazoui sera souvent tournée vers son voisin, alors que ce dernier évitera le plus possible de la regarder tout en lui répondant.

Plan Moyen montrant Aurélien Taché répondre à un argument de la journaliste

Le second en revanche, insiste sur le discours et crée une proximité entre le locuteur et le téléspectateur. Suivant les interactions entre les deux invités, ces deux plans font du débat télévisuel un objet dynamique et créent un espace de discussion à la fois d’ordre public et intime, à l’instar du débat social autour du voile. 

Le plateau de l’émission représente un terrain neutre au sein duquel les opinions peuvent se confronter et tout comme en politique, la question de la vie privée rencontre la sphère publique. A plusieurs reprises, le député insiste sur la séparation entre l’homme politique et l’homme social qu’il est, alors que la journaliste lui rappelle qu’une telle distinction n’a pas lieu d’être. Elle mentionnera d’ailleurs que ce n’est pas la journaliste mais la citoyenne en elle qui s’exprime. En posant des questions de nature personnelle en lien avec un débat de société, elle brouille les frontières et montre la nature dichotomique de la notion d’espace public; le privé fait entièrement partie du public.

Gros plan de Zineb El Rhazoui

Une polarisation des opinions 

Les différents plans de caméra suivent ainsi la rythmique de la discussion et reflètent par la même occasion cette idée de ligne séparatrice entre les deux invités et leurs arguments. Une ligne qui sera co-construite par les chroniqueuses. Montrées à l’écran qu’à partir du moment où elles interviendront, leur rôle n’est pas de rebondir sur les propos des invités, mais bien de diriger la conversation. Elles parleront un total de trois fois et insisteront toutes deux sur l’opposition idéologique qui existe entre la journaliste et le politicien. Eva Roque ira jusqu’à rappeler les étiquettes sociales et politiques qui ont pu leur être associées dans les médias nationaux avec l’utilisation de termes forts tels qu’ « islamophobe » et « islamogauchiste ». Sans pour autant adhéré à la création de deux camps opposés, la chroniqueuse met en évidence une dynamique sociétale soit « à croire qu’il est impossible de faire entendre un message un peu plus complexe. A croire que le dialogue est impossible entre [les] gens. » Cet énoncé reflète la nature du débat social qui se transpose ici au sein même du plateau de l’émission. 

Les 22 minutes de discussion mettent en exergue la polarisation du débat social et sa complexité. Partant d’un simple article de sport enlevé de la vente, le débat glisse très rapidement, dès la première intervention de Zineb El Rhazoui, sur la question de la libération de la femme et la place du voile face aux valeurs de la République française.  Ali Baddou n’offrira pas de conclusion à cet affrontement idéologique, arrêtant de manière relativement abrupte les invités dans leur élan, donnant cependant le dernier mot à Aurélien Taché: 

« Des gens peuvent vouloir assumer leur identité , vivre ce qu’ils sont, leur culture, leur religion et on demande en France, avec cet esprit républicain, d’effacer une partie de ce qu’on est et moi je ne suis pas forcément très à l’aise avec ça, je considère que la démocratie ce n’est pas ça non plus. »


Sources bibliographiques:

  • NEL, Noël. « Éléments d’analyse du débat télévisé », Études de communication, n°10, [en ligne], 1989, p. 83-92. https://journals.openedition.org/edc/2856 (consulté le 5 novembre 2019). 
  • JOST, François Jost et Virginie Spies. « L’information à la télévision, un spectacle ? », Revue française des sciences de l’information et de la communication. [En ligne], 2014. http://journals.openedition.org/rfsic/1123 (consulté le 6 novembre 2019
  • VASSILEVA-HAMEDANI, Irina. « Le plan de coupe comme geste rhétorique télévisuel. Un débat politique en Bulgarie », Communication et langages, [En ligne] 2005, n°143, pp. 91-103. www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_2005_num_143_1_3321 (consulté le 6 novembre 2019). 
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