Philippe Poutou, candidat du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), a été l’invité de Laurent Ruquier, le 25 février 2017, dans le cadre de la campagne présidentielle. Après visionnage de la séquence, on peut se demander dans quelle mesure les rapports de force au sein d’une société ont des répercussions sur la parole accordée dans l’espace médiatique. En effet, alors même que le contrat implicite de ONPC est d’être une émission « de débats télévisés » (1) et que le temps de parole – même réduit – de l’invité doit être respecté, l’intervention de Philippe Poutou semble être vue comme illégitime et sa parole confisquée par les chroniqueurs. Quels sont les mécanismes qui nous amènent à penser ce phénomène ?
1:35:30′
“Vous êtes candidat… ?” (Nicolas Bedos)
« Oui, il parait, oui. » (Philippe Poutou)
« Ah, pardon ».
Rires du public.
C’est ce premier échange, pendant lequel le dramaturge et metteur en scène Nicolas Bedos exprime sa surprise face à la candidature de Philippe Poutou, qui annoncera la couleur.
1:39:31′
« Concernant la lutte contre le chômage, vous dites qu’il faut interdire les licenciements. Alors, j’aimerais savoir comment on oblige un patron à interdire les licenciements ? » (Vanessa Burggraf)
Méprise de la chroniqueuse Vanessa Burggraf dans la formulation de sa question sur l’interdiction des licenciements, mesure phare du programme de Poutou. Laurent Ruquier le lui fera remarquer, ce qui déclenchera une crise de fou rire sur le plateau. Ruquier, entre deux rires, tentera de rappeler à plusieurs reprises que Philippe Poutou est venu présenter son programme afin de lui redonner la parole et de recadrer le débat. Celui-ci est d’ailleurs le seul sur le plateau à ne pas être hilare et à paraître au contraire très gêné.
1:40:46′
« Déjà qu’il n’a pas beaucoup de temps de parole, si en plus on rate les questions ! » (Laurent Ruquier)
« C’est fait exprès ça, allez 20 secondes de perdu ! » (Philippe Poutou)
En réalité, 2 minutes 10 exactement seront perdues avant que Poutou n’arrive à s’exprimer correctement sur la question des licenciements et sur la suite de son programme.
Quand le non-professionnalisme tend vers la subjectivité
Lors de la diffusion de l’émission, Poutou rencontrait des difficultés pour obtenir les 500 signatures permettant de se présenter aux élections présidentielles (2), et Ruquier lui rappelle au début de la séquence qu’il aurait tout intérêt à se lier avec Nathalie Arthaud, candidate Lutte Ouvrière (LO) dont le programme présente des similitudes avec celui du NPA. Ainsi l’équipe de Ruquier semble ne pas considérer Philippe Poutou comme un candidat sérieux. Loin de s’en cacher, les attaques, les remarques désobligeantes et les railleries, notamment sur son apparence (tee-shirt avec inscription : « Résister c’est exister » face aux « costumes cravates » des autres candidats) fusent. Cela rappelle la polémique qui suivra lors du « Grand Débat » de la présidentielle du 4 avril, quand Poutou sera le seul à ne pas venir en costume-cravate (3).
Les fous rires à répétition montrent bien le souci de l’objectivité des chroniqueurs. Au-delà de la simple présentation de Poutou comme « petit candidat », il semble être considéré comme un débutant, un arriviste dont l’acharnement en politique devient risible aux yeux des journalistes. Infantilisé tout au long de son interview, il tentera tant bien que mal de se faire entendre et de sauver son temps de parole, quitte à répondre frontalement aux attaques.
1:48:03′
« Le problème avec les petits candidats, c’est qu’ils ne reprennent pas leur respiration. » (Yann Moix)
« Mais moi je n’ai que 20 minutes et l’autre avant moi, il en avait 60 ! » (Philippe Poutou)
« Ce n’est pas nous qui choisissons ! » (Laurent Ruquier)
« Pourtant on est foutus pareil, on a des bras, des jambes, mais on parle pas pareil ! J’ai moins de temps ! » (Philippe Poutou)
« Pareil… Au tee-shirt près ! » (Yann Moix)
Rires du public.
La route pour accéder au sujet principal de l’interview – le programme et les propositions du NPA représenté par Philippe Poutou – sera semée d’embûches. De nombreuses « attaques », perçues presque personnellement, sur son temps de parole défilant et sa personnalité atypique pour ce milieu – issu du monde ouvrier, sans carrière politique préalable (4) – sont au centre de la discussion. ONPC délivre une séquence riche en jugements et très pauvre humainement.
entre illégitimité et mépris de classe : QUAND l’espace médiatique est le reflet de la société
Dans le contexte de campagne électorale présidentielle, le temps de parole accordé aux hommes et femmes politiques doit être respecté, surveillé par le CSA. Les règles, fixées par cette même autorité, prennent en compte « la représentativité des candidats […], en particulier, les résultats du candidat ou de la formation politique aux plus récentes élections » et « la capacité à manifester concrètement son implication dans la campagne : organisation de réunions publiques, participation à des débats, désignation d’un mandataire financier, et plus généralement toute initiative permettant de porter à la connaissance du public les éléments du programme du candidat » (5). Pourtant, on constate que même si le temps de parole accordé à un candidat est censé être respecté et que des règles sont fixées, sa parole peut ne pas être considérée comme étant digne d’intérêt ou de respect. La condescendance et les moqueries des chroniqueurs vis à vis de Poutou illustrent un désaccord global envers ses idées et même sa personne : on ne l’écoute pas. Par ailleurs, à aucun moment, personne ne rappelle le fait qu’il ne souhaite pas être élu et qu’il se veut simplement le porte-voix du « ras-le-bol » populaire. Serait-ce un message plus profond de « conflit de classes » ? Un exemple d’affrontement « dominants-dominés » ? Les codes – ici, le langage, le style vestimentaire, les idées – des chroniqueurs et du candidat sont en opposition directe.
Si l’on voit la société organisée selon un système de classes sociales hiérarchisées, où certains groupes en dominent d’autres de par leur capital économique, ces réactions seront synonymes d’un mépris de classe face à un candidat ouvrier sans diplôme qui fait de la politique bénévolement et qui est souvent accusé de tenir des propositions « irréalistes » voire « archaïques » (6). Cette décrédibilisation du candidat illustre alors parfaitement ces rapports de force présents au sein de la société et reflétés à travers les médias. Par ailleurs, beaucoup parlent des membres de l’équipe de Ruquier comme représentants de « l’élite médiatique », voire même comme « bobocratie médiatique » (7). Leur hilarité face à la question sur les licenciements et donc le chômage provoquera un malaise qui fera les gros titres (8). L’émission nous offre une confrontation idéologique subtile, camouflée par des rires, des prises de paroles abusives et des remarques visant à déstabiliser Philippe Poutou et à lui montrer qu’il n’a n’a pas sa place en tant qu’invité politique.
Pour le philosophe Jürgen Habermas, l’idéal de la sphère publique doit être « une arène au sein de laquelle les interlocuteurs ignoreraient leurs différents de naissance et de fortune et se parleraient comme s’ils étaient socialement et économiquement égaux », en mettant de côté leurs différences. Cet épisode d’ONPC n’atteint donc pas cet idéal : la parole de l’ouvrier Ford est confisquée par ceux qui ont un capital économique plus important et qui sont les chroniqueurs une émission présente sur la scène médiatique depuis plus d’une dizaine d’années, « passage obligé de toute personnalité politique » (9). La philosophe féministe Nancy Fraser pose d’ailleurs les limites du concept de cette sphère publique en rappelant que certaines inégalités ne peuvent pas être supprimées même en étant suspendues temporairement. En effet, il existe des « groupes subalternes » – ici, les ouvriers, les « petits partis » – et d’ « obstacles non-officiels à la parité de participation ». La sphère publique ne serait donc pas ouverte et accessible à tous. Fraser rappelle notamment qu’elle a historiquement exclu les « hommes du peuple […] sur la base de critères de propriété », faisant écho au passage de Poutou dans l’émission.
L’équipe de ONPC en février 2017. © J.Weber
Poutou n’est pas libre de dire ce qu’il veut sur le plateau de ONPC car on ne lui laisse pas le temps de s’exprimer correctement. Son absence de liberté est liée à sa situation de soumission à l’autorité médiatique. Le candidat est soumis d’une part par son temps de parole prédéfini et d’autre part par les chroniqueurs inattentifs à son discours. Selon Hannah Arendt, « l’égalité est l’essence même de la liberté : on serait libre si l’on échappait à l’inégalité inhérente au pouvoir, si l’on se mouvait dans une sphère où n’existait ni commandements, ni soumission. ». Or, l’espace médiatique est un espace contrôlé et régit par des entités spécifiques. Par définition, l’espace médiatique n’est donc pas un espace complet d’échange libre.
Hannah Arendt désigne également le mot « public » comme « le monde lui-même, en ce qu’il nous est commun à tous et se distingue de la place que nous y possédons individuellement ». Dans l’espace médiatique, Poutou est un candidat singulier. Il se sert de cette image de marginal du monde politique comme identité médiatique. Il joue avec les codes de l’espace public pour se distinguer et améliorer sa notoriété. Le candidat sait pertinemment qu’en se présentant sur le plateau de ONPC, il subira sa position de « dominé » par les chroniqueurs. Mais, c’est un choix qui jouera en sa faveur, car dans cette position de victime, il sera défendu par les téléspectateurs et ainsi il gagnera en crédibilité.
Pour finir sur une note plus légère et pour illustrer la façon dont le NPA s’est servi du passage de Philippe Poutou, voici une parodie de la séquence utilisée comme clip officiel de campagne et intitulée « On n’est pas touché » :
Lucie Conjat et Gabrielle Hallouet
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BIBLIOGRAPHIE :
ARENDT Hannah [1958] Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Levy.
HABERMAS Jürgen [1961] L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la sphère bourgeoise, Payot, 1978.
FRASER Nancy [2001] « Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement » Hermès 21, 2001.
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NOTES :
(1) « On n’est pas couché (parfois désigné par le sigle ONPC) est une émission française de débat télévisé diffusée depuis le 16 septembre 2006 sur France 2, chaque samedi soir en deuxième partie de soirée vers 23 h1, présentée par Laurent Ruquier et coproduite par Catherine Barma et Laurent Ruquier. » (Source : Wikipedia) (retour au texte)
(2) « 500 signatures : Olivier Besancenot est «extrêmement inquiet» pour Philippe Poutou. », Public Sénat, 09 mars 2017. (retour au texte)
(3) « Présidentielle : le show Poutou, sans cravate et sans pitié. », Le Parisien, 05 avril 2017. (retour au texte)
(4) « Philippe Poutou, un ouvrier mécanicien en campagne. », LCI, 30 mars 2017. (retour au texte)
(5) « Quel temps de parole dans les médias pour les candidats à la présidentielle française ? », MashableFR, 25 février 2017. (retour au texte)
(6) « Poutou chez Ruquier : l’arrogance médiatique face à la gauche archaïque », Contrepoints, 1er mars 2017. (retour au texte)
(7) « Philippe Poutou chez Ruquier : la condescendance de la bobocratie médiatique », Le Figaro, 28 février 2017. (retour au texte)
(8) « Malaise sur le plateau de l’émission « On n’est pas couché », Le Point, 27 février 2017. (retour au texte)
(9) « On n’est pas couché – Décryptage du format TV à succès de France Télé », MoiMoche&Media, 1er novembre 2015. (retour au texte)
L’article « L’espace médiatique comme arène de débats privilégiée : une utopie ? », rédigé par le groupe 4, s’intéresse au passage de Philippe Poutou, alors candidat du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) sur le plateau d’ONPC le 25 février dernier, durant la campagne présidentielle. Celui-ci, au travers de l’analyse du traitement réservé au candidat, se demande si l’espace médiatique tel qu’il est conçu aujourd’hui ne fait simplement que refléter les rapports de force (et plus particulièrement de classes) existants au sein de la société moderne. Leur postulat est celui d’une parole de Philippe Poutou « confisquée » par les différents intervenants de l’émission, et d’une parole qui serait « illégitime » au sein d’un cadre comme celui-ci.
Il était intéressant dans cette perspective, et elles l’ont très bien montré, de s’attarder sur la manière dont le temps de parole (fixé à seulement 20 minutes en fonction des résultats dans les sondages) n’était pas mis au profit d’une réelle discussion de fond sur les idées du NPA mais servait plutôt à offrir aux chroniqueurs un objet parfait d’expression de leur supériorité (dont ils font l’étalage au travers de plusieurs remarques, moqueries et railleries envers le candidat). Pour cela, elles ont cité plusieurs passages de remarques quelque peu condescendantes provenant de différents acteurs du plateau (Nicolas Bedos, Yann Moix ou Laurent Ruquier). Il était pertinent également de questionner ici le souci d’objectivité tant prôné par les journalistes, qui dans cette émission s’attaquent plutôt directement à la personne, en traitant de son apparence, de son style d’élocution, etc.
La référence à Jürgen Habermas et son idéal de sphère publique est une très bonne référence pour délimiter ce qu’on devrait légitimement attendre d’un débat public politique. Cela vient confirmer l’idée que l’espace médiatique, dans sa forme actuelle, est traversé par des logiques d’ordre commerciales (les grandes fortunes capitalistes sont les propriétaires des grands groupes de médias), et que ces logiques de l’ordre du pouvoir financier ont un impact sur le dialogue et l’espace médiatique au sens d’espace de discussion. Dans cette vision de l’espace médiatique comme reflet de la société capitaliste, nous pourrions mentionner Hannah Arendt qui, en se focalisant sur la nature du rapport entre « domaine privé » et « domaine public », met en lumière la perte de sens du mot « privé » quand celui-ci va de pair avec la notion de propriété. En effet, elle dénonce la division qui règne au sein de nos sociétés néo-libérales à savoir : « propriété et richesse d’une part, manque de propriété et pauvreté d’autre part ». Elle ajoute que « la méprise est d’autant plus gênante que propriété et richesse ont historiquement l’une et l’autre, plus d’importance que toute autre affaire privée pour le domaine public, et qu’elles ont joué (…) à peu près le même rôle de principale condition d’admission au domaine public et au droit de cité. » Ainsi, la richesse d’individus, auparavant appartenant au « domaine du privé » ou « répartie dans le public », se voit sacralisée dans nos sociétés modernes autour du terme « d’argent » et vouée à une logique d’accumulation. Hannah Arendt pointe l’absurdité de cette structure sociétale qui efface toutes frontières entre « domaine privé » et « domaine public » et qui voue les hommes à n’avoir de commun que leur capital (en somme, des intérêts privés). La présence de Philippe Poutou, l’ouvrier, apparaît comme illégitime face aux journalistes. Au regard des remarques des journalistes, du nom qu’ils lui donnent (« le petit candidat »), de sa difficulté à s’exprimer sur le plateau, Philippe Poutou est traité comme si il ne savait pas utiliser la parole, comme si, au sens de Arendt, il n’était pas un homme politique.
Nous souhaiterions également compléter les propos du groupe 4 concernant cette difficulté à mener un réel débat. Au-delà des remarques désobligeantes des journalistes, des invités, etc. et du mépris de classe ambiant, c’est une véritable scission qui s’opère entre les hommes modernes jusque dans leurs manifestations d’intérêt pour un sujet concernant la société. Ces hommes, évoluant pourtant dans la même société, n’arrivent plus à se rencontrer, ne parviennent pas à discuter, à simplement essayer de s’accorder. Nous avons sélectionné un extrait de « La Condition de l’homme moderne » qui éclaire particulièrement bien ce phénomène, qui s’est produit lors de l’émission du 25 février dernier. « Dans les conditions de la société de masse ou de l’hystérie des foules où nous voyons les gens se comporter tous soudain en membres d’une immense famille, chacun multipliant et prolongeant la perspective de son voisin (…) » Les chroniqueurs, lors de la question des licenciements amenée par V. Burggraff, se mettent tous à rire les uns après les autres, face à Philippe Poutou gêné. « (…) Dans les deux cas, les hommes deviennent entièrement privés : ils sont privés de voir et d’entendre autrui, comme d’être vus et entendus par autrui. Ils sont tous prisonniers de la subjectivité de leur propre expérience singulière qui ne cesse pas d’être singulière quand on la multiplie indéfiniment (…) » V. Burggraff abordera le fait que « des patrons sont face à des difficultés » dès le début de son entretien, ce qui entraine forcément un désaccord avec une personne face à elle qui dénonce la logique d’accumulation du capital, la compétitivité et la surproduction. Procéder ainsi ne peut que créer un conflit plutôt qu’une discussion. «(…) Le monde commun prend fin lorsqu’on ne le voit sous un seul aspect, lorsqu’il n’a le droit de se présenter que dans une seule perspective. » Les échanges lors de cette émission ne permettent clairement pas à Philippe Poutou d’amener sa propre perspective, avec son expérience singulière, au sein du débat. Face à des questions pauvres en pertinence, sa voix, peu présente dans l’espace médiatique actuel, se trouve presque muette face aux chroniqueurs, journalistes, invités qui sont davantage en accord entre eux car leur place respective dans cette société est sensiblement similaire.
Ainsi, la subjectivité de leur propre existence prend une place telle, que le sens de la vie publique s’en trouve perdu. Cette vie publique où devrait se rencontrer différentes perspectives, où une dialectique devrait se mettre en place pour raconter le monde, pour dépeindre ses différents aspects. « Car si le monde commun offre à tous un lieu de rencontre, ceux qui s’y présentent y ont des places différentes, et la place de l’un ne coïncide pas plus avec celle d’un autre que deux objets ne peuvent coïncider dans l’espace. Il vaut la peine d’être vu et d’être entendu parce que chacun voit et entend de sa place, qui est différentes de toutes les autres. » (Arendt, « La condition de l’homme moderne », p 98)
Sofia Merlin et Lucas Pierrefiche
BIBLIOGRAPHIE :
ARENDT Hannah [1958] Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Levy.
En réponse à ce commentaire, nous aimerions saluer la pertinence des références au travail de Hannah Arendt pour souligner la « véritable scission qui s’opère entre les hommes modernes jusque dans leurs manifestations d’intérêt pour un sujet concernant la société. » Nous aimerions cependant démontrer que, contrairement à votre conclusion, le tableau n’est selon nous pas si sombre.
Tout d’abord, vous dites qu’il est vrai que « procéder ainsi ne peut conduire qu’à un conflit et non à une discussion » ; or, c’est la nature même d’un débat de mettre des idées en opposition. Il n’est donc pas surprenant que Vanessa Burggraf pose des questions « provocantes », qui vont directement à l’encontre des idées de Philippe Poutou, afin qu’il lance son argumentation et la défense de ses idées. Le talk-show ONPC est connu pour ce genre de débats et d’attaques frontales. Il joue sur cette réputation pour son audimat.
Ensuite, nous aimerions revenir sur cette notion de « scission ». Le cadre de l’émission ONPC est un cadre que l’on pourrait définir comme une même appartenance de classe. Les chroniqueurs appartiennent tous à la même classe sociale ; ils défendent, globalement, les mêmes idées et détiennent les mêmes capitaux culturels. Ce métier de chroniqueurs, sur ce plateau, les unis. Aussi cette interview est-elle une illustration stéréotypée d’une confrontation directe entre classes, entre groupes sociaux qui occupent chacun une place bien particulière. Vous citez d’ailleurs Arendt pour illustrer ce propos : « Il vaut la peine d’être vu et d’être entendu parce que chacun voit et entend de sa place, qui est différentes de toutes les autres. » Poutou d’une part et l’équipe d’ONPC d’autre part ont chacun-e leur place et s’y tiennent. Chacun-e joue son rôle tel qu’il est voulu dans l’espace public et sans qu’il y ait réellement possibilité d’un échange constructif, sans qu’il y ait suspension des inégalités comme le voudrait Habermas.
Nous sommes tout à fait d’accord avec le passage suivant : « Les échanges lors de cette émission ne permettent clairement pas à Philippe Poutou d’amener sa propre perspective, avec son expérience singulière, au sein du débat. Face à des questions pauvres en pertinence, sa voix, peu présente dans l’espace médiatique actuel, se trouve presque muette face aux chroniqueurs, journalistes, invités qui sont davantage en accord entre eux car leur place respective dans cette société est sensiblement similaire. » A cause du non-professionnalisme des chroniqueurs, Philippe Poutou n’a pas eu l’occasion de répondre à des arguments rationnels et n’a pas pu prendre part à un débat constructif. Cela n’a sûrement pas amené les téléspectateurs à prendre au sérieux un candidat souvent taxé d’ « irréaliste », comme on l’a vu dans notre article, et à considérer ses propositions politiques. Cela nous fait d’ailleurs penser à Richard Sennett et à son ouvrage Les tyrannies de l’intimité (1). Pour Sennett, la vie politique est mise à mal suite à l’émergence de la notion de « personnalité » qui présuppose l’existence d’un « moi » préexistant aux interactions sociales (et donc, ici, au débat). Dès lors, ce que Sennett appelle intimité, c’est-à-dire la transparence, ce qui est « sans fard », la personnalité même de l’homme ou de la femme politique, prend le pas sur son programme et ses arguments. Ici, ce qui a attrait à l’« authentique » et à la personne de Philippe Poutou, c’est-à-dire l’ouvrier Ford, le petit candidat, prend le pas sur ce qu’il pourrait apporter au débat en tant qu’homme politique.
Cependant, nous aimerions nuancer, car cette situation du « débat pauvre » a en partie été bénéfique pour le candidat NPA. En effet, ce passage a fait couler beaucoup d’encre et le « mépris » de la part des chroniqueurs ONPC a maintes fois été pointé du doigt – en témoignent les nombreux articles parus après la diffusion de l’émission. Aussi Philippe Poutou s’est attiré tous les soutiens sur les réseaux sociaux, notamment Twitter, et est passé pour un personnage sympathique et proche du peuple. Cet élan de solidarité a contribué à la médiatisation de celui qui se veut le « porte-voix du ras-le-bol populaire » et qui ne se voit pas président. Lui-même dit « ne rien regretter » et d’être surtout venu pour profiter au maximum du peu d’espace médiatique qu’on lui offrait. Ainsi, comme présenté à la fin de notre article, Poutou s’est servi de cette séquence pour son clip de campagne en la rejouant avec des acteurs de manière loufoque et absurde. Il est probable que Philippe Poutou savait ce qui l’attendait en se rendant à l’émission, qui n’en est pas à son coup d’essai (2). Même si l’humiliation sur le moment n’était sûrement pas agréable, qu’on lui a accordé un espace médiatique minime et que les termes du débat n’étaient pas respectés, il a su en tirer profit et utiliser ce peu d’espace à bon escient.
(1) SENNETT Richard, Les Tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil, 1979.
(2) « On n’est pas couché sur France 2, l’émission du mépris ? », L’Express, 3 février 2017.