Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8


Alors que la consommation et le trafic de cannabis atteignent des niveaux records, la question de sa légalisation divise les sociétés européennes. Si certains pays optent pour une approche libérale, explorant la dépénalisation ou la légalisation encadrée, d’autres se maintiennent répressifs. En France, le sujet reste particulièrement sensible. Entre les débats animés de « café du commerce » et les avis tranchés sur les réseaux socio-numérique nombreux sont ceux qui défendent un point de vue ou un autre sans avoir pris le temps d’en approfondir les bases. Avec des saisies spectaculaires, comme celle d’une tonne de cannabis en Charente-Maritime le 21 octobre dernier, et une consommation parmi les plus élevées en Europe, le débat est relancé… sur Sud Radio !

Deux jours après, l’émission du 23 octobre de “La vérité en face” sur la Radio Sud Radio, proposait une réflexion autour de la question suivante : “Faut-il légaliser la drogue ?”. Selon le concept de l’émission, présentée par Patrick Roger, les chroniqueurs Elisabeth Lévy et Thomas Guénolé ont exposé leurs points de vue sur la question. En analysant cette séquence à travers leurs discours, mais également de manière sémiologique, il est intéressant de nous demander dans quelles mesures cet échange illustre-t-il les limites du dialogue dit public face à des postures idéologiques et des dynamiques médiatiques axées sur la controverse ?

Sud Radio : un espace de liberté d’opinions ou un théâtre de confrontations ?

Au premier abord, en connaissant l’émission et les intervenants, on pourrait penser que nous allons assister à une émission dans laquelle va se tenir un débat agité sans modération avec des opinions controversées. À l’antenne Sud Radio qui se veut être une radio “libre où la liberté d’opinion et de parole est respectée”, même s’il s’agit d’opinions habituellement réprimandées dans d’autres médias en raison de leur orientation politique marquée d’un certain côté, ou bien de l’autre. Le titre de l’émission « La vérité en face » renforce cette idée d’émission « polémique » au sein d’une radio qui est elle-même pour ça (et qui en joue !). Pourtant, nous avons bien affaire à un débat qui tente de garder une forme de courtoisie entre les intervenants, d’abord grâce à leur proximité, les deux chroniqueurs semblent être proches l’un de l’autre (pas d’un point de vue amical, mais purement professionnels, bien sûr) par exemple, on peut noter qu’Elisabeth Lévy interpelle directement Thomas Guénolé lors du débat pour exprimer son désaccord. Ce moment est important, car il montre l’ambivalence de l’émission avec son titre bien évocateur comme on vous le rappelle : La vérité en face. La façon dont elle traite son interlocuteur en disant « mon cher Thomas », avec une pointe d’ironie montre une proximité et une relation entre eux qui permet l’usage de langage qui dans un débat plus politique et plus encadré pourrait être considéré comme du mépris envers la personne qui reçoit ce genre de propos. Elle accuse Thomas Guénolé de “délirer ». “Tu délires complètement, mon cher Thomas.” Elle semble utiliser des stratégies d’attaque personnelle ou d’ironie pour discréditer les arguments de son interlocuteur. Face à des arguments bien étayés ou contraires à ses opinions, elle préfère souvent détourner l’attention (en se tournant vers le présentateur par exemple auprès de qui elle semble trouver un appui) ou éviter un véritable dialogue. Sur une autre émission, ce genre de propos aurait sur le champ été qualifié de dérapage. C’est le moment où le présentateur aurait pris un instant pour reprendre son rôle de « chef » de l’émission, tandis qu’une personne aurait déploré ce mauvais comportement. Cependant, la parole d’Élisabeth Lévy ne pose ici aucun problème. C’est même devenu la norme au sein de cette émission, ça paraît même recommandé. Il semble que ses prises de parole contribuent plus à brouiller la discussion par une posture qui joue sur l’émotion. Ses interactions avec des figures idéologiquement opposées, comme Thomas Guénolé, reflètent une confrontation marquée entre conservatisme et progressisme. Thomas Guénolé, connu en ce moment pour ses passages sur TPMP (émission controversée), cultive une image de débatteur engagé, souvent perçu comme un porte-parole des idées de gauche dans les médias, polarisant les opinions, suscitant autant l’admiration de ses partisans que des critiques acerbes de ses détracteurs. Élisabeth Lévy est une chroniqueuse régulière des émissions (sur CNews par exemple) dont plusieurs salves ont pu faire le “buzz” sur les réseaux sociaux. Elle est perçue comme une représentante d’un courant idéologique conservateur, suscitant simultanément soutien et critiques virulentes. Sa présence dans les médias influence la perception des questions sociétales, comme la légalisation des drogues ici, en orientant (avec une grande facilité) les débats vers des angles polémiques. À tort ou à raison, ils sont tous les deux invités sur certains plateaux télévisuels pour discuter de sujets sociétaux comme la drogue, bien qu’ils ne soient pas spécialistes du sujet, mais plutôt pour incarner une vision, une figure, ou du moins, ce qu’on attend de celle-ci.

Un débat qui reflète un clivage sociétal plus large

En sortant de ce débat, l’impression houleuse d’avoir plus assisté à un débat qui opposait deux formes d’approches du débat plus que des idées qui s’échangent dans le but de (vraiment) faire avancer cette question dont s’est emparé la société française. À cause de la posture populiste d’Élisabeth Lévy, le débat entre eux n’a pas pu être un débat approfondi sur la question de la légalisation de la drogue. Les arguments d’Élisabeth Lévy relèvent davantage d’opinions subjectives que de données factuelles, elle n’en cite aucune d’ailleurs ici. “Je suis sûre qu’elles…” ; “Je pense (…)” ; “ Je suis indignée pour tous ces gens, c’est des procès de Moscou” ; “Je ne crois pas (…)”… L’utilisation du prénom “je” marque bien le point de départ du sujet, c’est-à-dire d’elle-même. Ses prises de position s’inscrivent dans un discours plus large sur les libertés individuelles et normes sociales. Elle tend à minimiser certains aspects, comme les impacts sociaux des drogues, ou à en exagérer d’autres, comme les risques de la légalisation, pour défendre sa position. Thomas Guénolé, quant à lui, explicite des arguments clairement en faveur de la légalisation, qui lui permettent de révéler son opinion sur le sujet, tout en étant en dehors de son discours. « L’addiction est rare pour quasiment toutes les drogues », « 90% des utilisateurs de cocaïnes ne deviennent pas dépendant » et « En l’état actuel de ce qui marche ou ce qui ne marche pas, si le but, c’est de revenir en bonne santé, ce qui marche, c’est d’être soigné et accompagné et non pas de criminaliser le toxicomane. ». L’utilisation d’argument concret contraste avec la subjectivité d’Elisabeth Lévy. Il est aussi régulièrement coupé par des interventions de ses interlocuteurs. Ses échanges tendus avec ces figures idéologiquement opposées (le présentateur aussi peut être cité ici) renforcent la perception d’un clivage progressiste-conservateur au sein de ce débat. Ses arguments sont beaucoup plus directs que ceux d’Élisabeth en raison du registre où il se situe.


Débat en direct : l’interactivité sans filtres de Sud Radio ?

Durant l’émission, un auditeur a pu être reçu en ligne et écouté par les intervenants (et leurs milliers d’auditeurs). Le dénommé Cédric est encouragé à “donner sa position, sa réaction” au bout de dix-neuf minutes de ce débat. Il commence son discours par dire qu’il faudrait “recadrer tout ça”. Il reprend les propos de Thomas Guénolé et les déforme pour faire des juxtapositions d’idées entre les usages de la drogue et le rythme de vie des personnalités publiques d’État (ministres, députés…) et finit par faire une critique des gouvernements en place. Il est recadré par le présentateur en disant qu’il va “beaucoup trop loin” mais qu’il comprend “sa colère”. Dans cette émission, les auditeurs sont invités à participer au débat, à « parler vrai », à donner leurs opinions personnelles, à partager leurs réactions. Les chroniqueurs ne viendront pas reprendre l’auditeur ou modérer son propos avec des données factuelles. Ils peuvent raconter ce qu’ils veulent “du moment, que c’est fait dans le respect”, étayer leurs propos à partir de leurs vécus personnels. « Le ton franc et direct caractérise plus que jamais Sud Radio (…) » d’après le site internet de Sud Radio. L’interactivité serait “au cœur de leur ligne éditoriale” d’après Patrick Roger, présentateur qui est aussi directeur général, pour autant, il n’y aura qu’un seul auditeur autorisé à prendre la parole à l’antenne durant l’émission. L’interactivité annoncée par la radio peut être remise en question. L’intervention d’un seul auditeur montre un espace de participation limité et peu modéré, où les propos polémiques sont tolérés tant qu’ils alimentent l’émission. Cette liberté d’expression, si chère à Sud Radio, soulève la question de la responsabilité des médias face aux débats d’intérêt public.

Malgré la promesse d’interactivité et de pluralité d’opinions, le cadre de cette discussion met en lumière certaines limites structurelles en illustrant la complexité de tenir un débat public sur un sujet sensible tel que la légalisation des drogues. Les échanges, tout en reflétant un clivage idéologique entre conservatisme et progressisme, peinent à dépasser les postures polémiques et les attaques personnelles. Les interventions des chroniqueurs, notamment celles d’Élisabeth Lévy, révèlent une approche jouant sur l’émotion et les raccourcis rhétoriques, souvent au détriment d’une argumentation fondée sur des données factuelles. À l’inverse, Thomas Guénolé propose des arguments plus structurés. En revanche, son discours se heurte à des interruptions et à un cadre qui tend à privilégier les déclarations spectaculaires aux échanges approfondis.

Cet échange illustre de manière frappante les limites du dialogue public lorsqu’il est confronté à des postures idéologiques définies et des dynamiques médiatiques centrées sur la controverse. Plutôt que de favoriser une réflexion approfondie sur des sujets complexes tels que la légalisation du cannabis, le débat se transforme en une confrontation stérile où les convictions personnelles et les stratégies rhétoriques prennent le pas sur les faits et les échanges constructifs. La polarisation des intervenants, exacerbée par le format de l’émission, révèle un paradoxe du dialogue public contemporain : tout en prétendant ouvrir un
espace de débat démocratique, il se voit fréquemment réduit à une mise en scène des tensions idéologiques et des conflits de personnalités, limitant ainsi sa capacité à éclairer réellement les enjeux de société.

VIDÉOGRAPHIE

– SUD RADIO [SUD RADIO] (Éd.). (2024, 23 octobre). Faut-il légaliser la drogue ? Débat Elisabeth Lévy x Thomas Guénolé [Vidéo]. Youtube. Consulté le 23 octobre 2024, à l’adresse https://youtu.be/BEGq6w0mYP8?si=zRUKKa8RWwx34xsJ

Bibliographie :

Villeneuve Gaël, « Le débat télévisé comme performance collective : l’exemple de Mots croisés », Mouvements, 2010/4, N°64, p165-179.

Delmas Virginie, « Pour une analyse pluridimensionnelle du discours: le discours politique », La linguistique 2012/1 (Vol. 48), p. 103-122. DOI 10.3917/ling.481.0103

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