Lors de la 31ème édition des Victoires de la Musique, le discours du rappeur SCH, dénonçant l’absence de nombre d’artistes rap tout autant méritant·es, a déclenché une vague de tweets et d’articles questionnant la sous-représentation du rap dans cette cérémonie. Le média Booska-p s’empare du sujet dans une vidéo YouTube, où débattent des professionnels du milieu.
Le rap, paradoxe de la popularité et de la stigmatisation
Booska-P, média spécialisé de la culture urbaine, publie régulièrement sur sa chaîne YouTube des émissions débat sous le nom de “Dis les termes”. Celles-ci ont pour but d’éclairer certains sujets en proposant une discussion entre différents acteurs·rices spécialistes du genre rap. En février 2022, le média sort sa première édition : “Pourquoi le Rap est boudé des cérémonies musicales ?”, cela suite aux nombreuses polémiques concernant les Victoires de la Musique et leur manque de considération du genre n°1 dans les charts en France. Le modérateur, Chris de Hyconiq, est accompagné de 4 spécialistes : Booska Colombien (média Booska-P), Kerch (média Rapelite), le Chroniqueur Sale (Youtubeur), Céline M’Sili (réalisatrice du documentaire Terrain) et Florian Lecerf (fondateur de 135 média) ; chacun·e donne son opinion dans cette vidéo de 22 minutes qui nous éclaire sur les questionnements et controverses que posent le sujet. En réalité c’est le seul débat que nous trouvons qui expose une vraie discussion construite et pourtant, sur Twitter, les messages fusent entre internautes. Il est donc intéressant de comparer une vidéo construite, montée et argumentée par des professionnel·es du milieu avec des tweets qui sont quant à eux écrits et échangés avec spontanéité. Là est tout l’enjeu de ce qui vient après.
En 1995, IAM est élu meilleur groupe de l’année aux Victoires de la Musique mais refuse de représenter sur scène leur musique « Je danse le mia ». En 2022, le rappeur marseillais SCH interprète « Parano » à cette même cérémonie, et profite de la remise de son prix pour l’album masculin le plus streamé pour exprimer son ennui concernant le manque de considération que le rap a au sein des Victoires. Cette année, le même débat revient sur la table : le rap est absent des cérémonies. Si l’on remonte dans le temps et que l’on regarde son développement, les rappeurs et rappeuses ont toujours été positionnés dans une certaine illégitimité de par leur ancrage dans des problématiques sociologiques qui leur ont été associés. C’est aujourd’hui et ce depuis quelques années, le genre en tête de liste des écoutes musicales en France. En 2022, 8 rappeurs sont dans le top 10 des ventes et écoutes ce qui est considérable et qui, dans les prévisions, ne semble pas être en décroissance. Il est donc nécessaire de se faire à l’idée que c’est le genre qui aujourd’hui est le plus répandu dans l’Industrie Musicale. De ce fait, il paraît en effet étonnant de ne retrouver que très peu de rappeurs et rappeuses à la cérémonie qui vient féliciter les ventes et écoutes de l’année en France. C’est une question que de nombreux médias, surtout spécialisés, se sont posés.
La figure racialisée et altérisée du « jeune garçon des banlieues »
Jusqu’aux années 90, les médias dressent un portrait plutôt négatif de ce genre en l’assimilant à des problèmes publics et à la figure racialisée et altérisée du « jeune garçon des banlieues » (Hammou, 2018, cité par Dalibert, 2020). Mais en parallèle, des rappeurs et rappeuses commencent à signer des contrats avec des majors notamment pour la distribution ; un système qui est d’autant plus actuel aujourd’hui. Selon ce principe, les artistes s’occupent de leur promotion et le développement des réseaux socio-numériques a ainsi été un atout évident et leur a permis de créer un vrai lien avec leur public. Cela est une caractéristique d’ailleurs relativement représentative du genre rap, la proximité entre rappeur·euse et public. Également, un véritable écosystème d’amateurs fans s’est créé par l’appréciation artistique du rap ou par la recherche d’une forme de contestation socio-politique retrouvée dans les paroles. Stéphanie Molinero, dans son enquête des publics du rap en 2009, montre qu’ils sont en général plutôt détournés des médias de masse. Ainsi, ils sont à l’origine de pléthore d’initiatives de médias indépendants présents sur les réseaux socionumériques et donnant au rap une légitimité non négligeable.
Booska-P fait partie des premiers et devient une des références pour le public rap avec ses vidéos accumulant aujourd’hui de nombreuses vues sur YouTube. Ces fans entrepreneurs ont mis en place de nombreux projets pour rendre visibles les artistes à leur juste valeur, rien d’étonnant à voir leur confusion quant au manque de valorisation du rap par des acteurs·rices de l’industrie musicale à notre époque. Pour eux, cela n’est pas légitime au vue des chiffres actuels qui sont signe d’une réussite indiscutable surtout quand nous regardons en arrière l’historique et les difficultés rencontrées pour l’affirmer. Invité par Booska-P sur leur émission “Dis les termes”, Le Chroniqueur Sale, un créateur de contenu connu dans le milieu reconnaît qu’inviter des artistes « urbain » aux Victoires est une manière de montrer l’ouverture des organisateur·trices mais que leur manque de connaissance sur le genre est trop prégnant pour que cela soit réellement représentatif. Tous les participant·es à la discussion sont d’ailleurs d’accord sur le fait que cette cérémonie est synonyme d’entre soi entre professionnel·les de la musique qui ont leur propre définition du « rap » qui n’est pas la même que les artistes et spécialistes du genre. Leur vision toujours élitiste de la musique continue à mettre les musiques populaires en marge de leur panorama.
Les médias Booska-p et Yard passent à l’action
D’une part, les artistes sont à la fois peu représentés dans la sphère médiatique française et dans les cérémonies musicales, telles que les Victoires de la musique ou les NRJ Music Awards. D’autre part, les auditeur·rice·s de rap ne voient pas ces artistes se faire récompenser pour leur travail.
Face à cette invisibilisation des rappeur·euse·s aux cérémonies, et son ultime dénonciation à travers le discours de SCH, l’animateur de cette émission, Chris Kapongo, explique que les médias Booska-p et Yard se sont alliés pour créer Les Flammes, une cérémonie visant à récompenser et célébrer les cultures populaires. Et par cette expression, l’organisation entend « célébrer les cultures issues des quartiers populaires et la créativité de celles et ceux qui les font grandir ». Hormis le rap, cette cérémonie mettra aussi à l’honneur la « nouvelle pop », la musique « afro » ou « d’inspiration afro », la musique « caribéenne » ou d’inspiration « caribéenne ».
Cette cérémonie est donc le moyen de récompenser plus justement des genres musicaux qui ont leurs propres codes et références. Booska-p et Yard, soutenus par Spotify France, ont alors mis en lumière le mécontentement d’un contre-public (Fraser, 1992) qui ne se retrouvait ni récompensé ni représenté dans les cérémonies musicales françaises. D’après Michael Warner (2002), « le discours des contre-publics est beaucoup plus que l’expression d’une culture subalterne, les contre-publics intègrent le vaste éloignement du discours public à leur rencontre comme condition de leur monde commun ». Puisque la majorité ne parle pas et ne montre pas le contre-public, celui-ci doit donc inventer son propre langage et ses propres concepts. Autrement dit, puisqu’il n’y a pas (ou peu) de discours publics sur ces groupes sociaux, ou que ces discours les stigmatisent, ceux-ci inventent alors de nouveaux discours à propos d’eux-mêmes. Par ailleurs, la notion de contre-public entre en lien avec celle d’espaces publics oppositionnels. Selon Alexander Neumann et Luciana Sagradini (2009), l’espace public oppositionnel émerge à travers des discussions qui se nouent dans les mouvements de contestation, qui eux-mêmes émergent dans des groupes sociaux écartés de la délibération publique. C’est un espace qui répond à ses propres formes de communication (assemblées générales, comités de grève, conseils de quartier, etc.), en réaction au mépris subi par la majorité dans l’espace public.
Dans le cas de notre débat, la cérémonie des Flammes est donc un concept mit en place par ce contre-public (ici l’industrie du rap), pour faire valoir les musiques issues de ce contre-public, en réaction à une sous-représentation (ou mauvaise représentation) de ce genre dans les cérémonies musicales françaises. Selon un des chroniqueurs de cette émission, les votants des Victoires ne seraient pas légitimes de sélectionner les nommés de cette catégorie et de choisir le.a gagnant.e. D’après lui, la majorité n’écoutant pas cette musique, ils n’en saisissent pas les réalités, les codes, les références, les particularités, etc. En retour, on remarque que la plupart des artistes rap nommés ne se rendent pas à la cérémonie, par réaction à cette représentation faussée du rap. « Es-ce que c’est légitime de la recevoir par des gens qui n’ont pas compris exactement ce que tu fais ? », demande un chroniqueur.
Finalement, tout ce climat résulte d’un manque de compréhension entre les deux parties. Cela aboutit à l’affirmation d’un besoin pour ce secteur musical de créer une cérémonie spécialisée, pour permettre à ses propres acteur.rice.s de récompenser les artistes et leurs équipes.
Source : SNEP
Contextualisation du débat
Alors que depuis le début nous abordons le terme de débat, il semble important de rappeler la définition de celui-ci. En effet un débat public permet la participation de tous.tes, sur un sujet principal et doit aborder les caractéristiques et les impacts d’un projet, mais aussi de leur pertinence ou opportunité, c’est-à-dire si oui ou non ils doivent être mis en place ou réalisés et à quelles conditions. De plus, c’est un droit garanti à toutes les personnes afin d’obtenir une participation maximum. Cependant, alors que l’on cherche à parler de débat au sein de cette émission “Dis les termes, pourquoi le Rap est boudé des cérémonies musicales ?”, on se rend rapidement compte que celui-ci est biaisé. En lisant cette définition, il semble important que de nombreux arguments différents soient avancés afin de faire avancer celui-ci et ainsi arriver à une décision finale pour le sujet du débat. Or, le débat sur la représentation du rap dans les cérémonies musicales résulte d’un entre soi. On vous explique pourquoi.
Un débat sur l’espace numérique
Au fil des années, on a constaté que les espaces publics ont transitionné sur les espaces numériques et posent plusieurs limites sur les rapports de force : des participants s’expriment plus que d’autres, s’expriment mieux que d’autres, et certains sont aussi censurés ou invisibilisés. D’autres caractéristiques interviennent aussi sur les répercussions de ces échanges tels que l’importance du design, la façon dont les dispositifs sont utilisés (Comment se présente l’interface ? comment sont codés les espaces de participation ?…).
La balkanisation de l’espace public
On a pu constater que ce débat sur le rap et sa représentation aux cérémonies musicales était réalisé en grande partie sur le web et plus précisément sur les réseaux sociaux et sur des médias spécialisés. Dès lors qu’un débat a lieu sur le numérique, cela pose une question importante, celle de la balkanisation. Cette théorie nous est expliquée par Romain Badouard, Clément Mabi, Laurence Monnoyer-Smith dans « Le débat et ses arènes, à propos de la matérialité des espaces de discussion » (2016).
Dans leur article, Romain Badouard, Clément Mabi et Laurence Monnoyer-Smith nous expliquent que « des publics partageant les mêmes rationalités, les mêmes systèmes de valeurs, les mêmes visions du monde, se réunissent au sein d’espaces hermétiques où ils ne subiront pas l’inconfort d’être confrontés à des opinions divergentes ». Ainsi, cette théorie que l’on peut aussi vulgariser de bulles de filtres nous montre que sur les réseaux sociaux, les relations se font entre des gens qui se ressemblent. Cela crée un enfermement qui ,lui-même, est renforcé par le fonctionnement des algorithmes de ces réseaux.
Ainsi, lors d’une de ses conférences, Dominique Cardon, un sociologue des médias tente de remettre en cause cette bulle de filtre en évoquant la possibilité d’avoir de nombreuses informations de différents médias. Or, il finit par accepter que nous finissions le plus souvent par regarder ce qui nous intéresse le plus.
De plus, dans leur article, Romain Badouard, Clément Mabi et Laurence Monnoyer-Smith abordent le design informationnel de ces espaces numériques qui a une conséquence directe sur la manière dont on met en forme ce qu’on a à dire lors des débats. Cela se caractérise par exemple par le nombre de caractères obligatoire ou encore l’impossibilité d’ajouter des liens de documentation ou autre. Ainsi, ils affirment que « les ressources qui participent à l’organisation d’un espace ne sont rien d’autre que des règles sociales exprimées sous des formes matérielles. La différence avec les espaces publics en ligne est que, sur le web, c’est la quasi-totalité des règles, normes et principes d’échanges qui est incorporée sous des formes techniques. Cette incorporation matérielle des normes de débat a pour première conséquence de les rendre moins visibles, nécessitant une certaine culture technique pour pouvoir les décrypter ».
Un débat basé sur l’entre soi
Ainsi dans le cas du débat de la représentation du rap dans les cérémonies musicales qui est repris et argumenté dans l’émission “Dis les termes, pourquoi le Rap est boudé des cérémonies musicales ?”, nous constatons que ces bulles de filtrage sont réelles. En effet, alors que de nombreux participants échangent, il est très rare que les avis divergent. Ce débat a créé une sorte d’entre-soi et les réactions aux différents contenus sont plutôt favorables à la question de la sous-représentation du rap dans les cérémonies. Les acteurs de ce débat sont des auditeur.ices de rap ou personnes de cette industries qui débattent entre elles et même plus spécifiquement le contre public dont on parle précédemment. On ne constate malheureusement que très peu d’avis contraires, alors que ceux-là pourraient alimenter le débat.
De plus en plus de médias rap
Cela a notamment été renforcé, en plus des réseaux sociaux, par une arrivée massive de médias spécialisés rap, comme celui de Booska-p. Nous ne pouvons pas dire que le rap n’est pas abordé au sein des différents médias. Cependant, lorsque celui-ci est abordé, c’est souvent pour le remettre en cause. C’est alors que de nombreux médias spécialisés dans le rap se sont créés. Cependant, Martin Vachiery explique qu’au sein de ces médias spécialisés la critique est très peu exercée dans l’idée de vouloir défendre le rap qui a mis beaucoup de temps à être reconnu. Cela nous montre une fois de plus que les avis divergents restent encore une fois compliqués à obtenir. D’autant plus que les médias rap sont souvent consommés par les auditeurs car ils leurs offrent un espace de réponse et de consommation.
Des débats, au sein de cet entre-soi
Malgré cet entre-soi, on remarque quand même quelques avis divergents. Or, ils ont souvent lieu entre des acteurs et consommateurs de rap et donc au sein même de cet entre-soi. Les débats prennent une toute autre forme et finissent souvent par ouvrir le sujet principal de ce débat. En effet, suite à l’élocution du rappeur SCH lors des Victoires de la musique dans lequel il affirmait « Je suis gêné de tenir cette Victoire, Merci de m’octroyer cette chance qu’est celle de pouvoir m’exprimer ce soir devant vous, professionnels de la musique, artistes comme moi. C’est une chance que bon nombre de mes collègues dignes de présence ce soir, ne serait-ce qu’honorifique, ne pourraient pas profiter », le rappeur Booba avait répondu sur ses réseaux sociaux « T’es gêné car tu sais que tu l’as pas mériteeyyyyy. Cette victoire, tu la dois juste à ton jean Jean-Paul Gautieeeyyyy. Les n*gros se sont encore fait voler en toute impunité… ». De part cette réponse, Booba a souhaité ouvrir une autre porte au débat de la représentation du rap au sein des cérémonies musicales : celle de la représentation des rappeurs noirs au sein des cérémonies.
Louise Berthe, Anaë Bourdin, Lucie Lepleux
Bibliographie
- Badouard, R., Mabi, C. & Monnoyer-Smith, L. (2016). Le débat et ses arènes: À propos de la matérialité des espaces de discussion. Questions de communication, 30, 7-23. https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.10700
- Dalibert, M. (2020). Du « bon » et du « mauvais » rap ? Les processus médiatiques de hiérarchisation artistique. Volume, 17:2, 83-97. https://doi.org/10.4000/volume.8561
- Fraser, N. (2001). Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement. Hermès, La Revue, 31, 125-156. https://doi.org/10.4267/2042/14548
- Hammou, K. & Simon P. (2018). Rap en France et racialisation. Mouvements, 96, 29-35. https://doi.org/10.3917/mouv.096.0029
- Neumann, A. & Sagradini, L. (2009). L’espace public oppositionnel. Multitudes, 39, 183-183. https://doi.org/10.3917/mult.039.0183
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Warner, M. (2002). Publics and Counterpublics. Zone Books. https://doi.org/10.2307/j.ctv1qgnqj8
Bonsoir,
Je trouvais votre démarche souhaitant comparer un débat posé d’une vingtaine de minutes et des commentaires sur Twitter envoyés avec spontanéité intéressante. En revanche, je ne partage pas l’idée d”une question raciale par rapport à des cérémonies comme les victoires de la musique puisque des artistes comme Ninho ou encore Damso ont reçu une récompense. En revanche, je trouve que ce phénomène soulève d’autres aspects. Par exemple, ne trouvez-vous pas que d’autres clivages seraient plus pertinents comme par exemple le clivage entre rap “consensuel” et rap “subversif” ou plutôt un problème de public ? Cependant, selon moi, on peut se questionner sur le rappeur noir au niveau symbolique. Selon vous, la figure du rappeur “noir” ne représenterait-il la figure du rappeur “subversif” sur le plan médiatique ?
Une cérémonie comme les victoires de la musique ne sont-ils pas plutôt à un certain public, d’une certaine génération, d’une certaine classe sociale ? Je pense que le débat devrait se pencher sur ses aspects. Néanmoins, je trouve la question de l’ “élitisme” plus percutant et un complexe entre ce type de cérémonie et les musiques “populaires” pas uniquement le rap mais aussi des styles comme l’électro ou encore le rock.
Ensuite, je trouvais que vous aviez amené le fait que le rap était initialement une “contre-culture”. Cette affirmation soulève selon moi beaucoup d’interrogations. Premièrement, des cérémonies comme “Les victoires de la musique” n’auraient-elles pas intérêt à sélectionner de manière calculée quel type de rap serait plus “légitime” que d’autres ? Trouvez-vous que rap “subversif” et capitalisme font bon ménage ? Je ne le pense pas. D’après vous, le rap ne serait-il pas davantage représenté sur ce type de cérémonie si elle ne possédait pas ce bagage de la “transgression” ?
Enfin, je trouve votre diagnostic pertinent et construit envers la question de l’entre-soi des deux côtés de l’arène que ce soit des cérémonies comme les “victoires de la musique” ou encore les “NRJ Music Awards” mais également du côté des “spécialistes” de la musique urbaine comme le débat sur la chaîne de Booska-P. Mais justement, ne trouvez-vous pas que des “spécialistes” créant leur propre festival de rap avec les codes que comportent cette musique ne vont-ils pas renforcer ce phénomène d’entre-soi et accroître la marginalisation d’une branche du rap ?
J’ai apprécié la nuance que vous avez apportée par rapport à la nuance entre un phénomène d’entre-soi et la poursuite d’un débat. Vous avez distingué l’entre-soi et l’uniformisation.
Enfin, une question me turlupine étant celle du rapport entre les musiques “actuelles” comme le rap et le numérique. Comme vous l’avez souligné dans votre article, le rap connaît un succès gigantesque sur les charts. Un rappeur comme Ninho a été lauréat aux “Victoires de la musique” comme artiste le plus “streamé” en 2022. Ne trouvez-vous pas que le numérique ne représenterait pas la clé du problème ? Concrètement, ne trouvez-vous pas que si les catégories corrélées au streaming s’élargissent, davantage d’artistes de rap ou de Pop urbaine seraient nommés voire sacrés ?
Merci pour votre article ainsi que de votre réponse.
Bonjour Djibril,
Tout d’abord, nous souhaitons rappeler que nous avons laissé notre avis dans les coulisses pour cet article et les points et problématiques évoqués sont ceux que nous avons retenus suite au visionnage de la vidéo. Nous avons également cherché dans d’autres contributions pour mieux contextualiser le sujet. Ainsi, sur la question raciale ce n’est pas notre opinion que nous exposons mais bien celui de certain·es participant·es au débat “Dis les termes”. Ils ne nient pas le fait qu’il y ait eu des rappeurs “noirs” sélectionnés mais le style de rap qu’ils font – toujours d’après les propos d’un d’entre eux – est un qui “plaît aux blancs”. Ici c’est bien la question du sous-genre de rap représenté aux cérémonies, nous pouvons en effet s’accorder sur vos propos de “consensuel” et “subversif”. Cela n’est pas une question nouvelle, la couverture médiatique du rap a toujours questionné ces deux catégories.
Dans son texte, “Du « bon » et du « mauvais » rap ? Les processus médiatiques de hiérarchisation artistique”*, Marion Dalibert illustre bien le fait que le rap est très longtemps resté associé à des problématiques sociétales et politiques et que cela n’est pas encore aboli dans certains médias. L’auteure parle notamment de la distinction entre le rap “consensuel” (si on reprend vos termes”) et le rap “Bling bling”, “gangsta rap” qui est associé à la violence, ostentation de la richesse et à la production industrielle de musique. Cette typologie dans la presse nationale fait souvent référence au rap américain très ancré dans ces dénominations, mais les rappeur·euses françaises suivant cette logique sont dévalorisé·es. Iels sont marqué·es par une description identitaire, et leur vision business de la musique ne correspond pas à la presse de référence traditionnelle. Au vu des artistes rap sélectionnés aux Victoires de la Musique, nous pouvons corréler les observations faites sur la médiatisation avec les choix faits par les membres du jury de la cérémonie. Nous sommes face à un rap “doux”, avec un message politique moins “violent” dans les mots. Il y a une valorisation de leurs inspirations et références musicales montrant une connaissance étendue de la musique avec des “classiques essentiels” pour un certain nombre de professionnel·les de la musique. On peut donc se poser la question d’une sélection faite dans les rappeurs qui sont en haut des classements.
Par exemple, le rappeur Gazo n’a pas été sélectionné alors qu’il était très bien placé en termes de ventes mais il fait partie des “drilleurs” qui est un sous-genre connu pour ses propos violents et “trash”. Les participant·es au débat l’ont d’ailleurs relevé et sans connaissance approfondie du rap, pouvons-nous leur en vouloir de faire leur sélection en suivant leurs critères artistiques… Certain·es diront qu’il manque de transparence puisqu’il faut normalement récompenser la vente et c’est aussi ce qui est reproché par les amateur·rices du genre. Pour lutter contre l’entre soi prégnant que ce soit aux Victoires mais également pour les Flammes, renouveler un jury plus égalitaire avec des spécialistes de tous les genres en haut des Charts peut être une solution mais cela semble compliqué aujourd’hui. Les choses sont trop ancrées depuis des années pour réussir à reconstruire les structures médiatiques, professionnelles dans un objectif d’équité entre artistes et finalement les discussions sur le sujet ont montré que les rappeurs·euses n’étaient pas si affecté·es, c’est surtout une question de fierté.
Nous vous suivons sur le fait que le rap n’est pas le seul genre à être “absent” des cérémonies. En effet, l’éléctro par exemple, genre pourtant en pente montante dans les écoutes, n’est pas non plus représenté – ou en tout cas pas dans sa globalité. C’est donc ainsi que nous pouvons nous poser la question de l’élitisme musical puisque ce sont les genres de niche – traditionnellement puisqu’on ne peut plus les qualifier ainsi – qui n’ont pas atteint une légitimité à leur échelle.
Enfin, pour répondre à votre questionnement sur un possible renforcement de ce phénomène d’entre-soi dû au fait que ce soient des “spécialistes” qui organisent cette cérémonie, nous souhaitons tout d’abord souligner que les organisateurs sont deux médias rap populaires, en collaboration avec Spotify, la plateforme de streaming la plus utilisée en France. La volonté ici est donc de communiquer avec une audience large. Ensuite, ce qui a motivé la création de cette cérémonie est la sous-représentation et la mauvaise représentation de ces genres musicaux. Il paraît donc nécessaire que des personnes écoutant et travaillant pour cette musique, doivent être à l’origine de ce mouvement.
Pour contrer l’invisibilisation de ces genres musicaux, la solution est de les rendre visibles autrement. C’est ce que nous disions dans notre article : “Puisque la majorité ne parle pas et ne montre pas le contre-public, celui-ci doit donc inventer son propre langage et ses propres concepts”.
Dans la même logique, l’organisation des Flammes a décidé de faire deux catégories genrées pour récompenser les meilleurs artistes car “dans un contexte de sous-représentation des femmes dans le paysage musical français, ne pas genrer ces catégories aurait conduit les artistes Femmes à être invisibilisées dans les nommé.e.s (…)”.
Ainsi, c’est le contre-public qui sera toujours à l’origine du processus de résistance, et ce, à commencer par une mise en opposition par des concepts. Ici, un des concepts est cette cérémonie.
En espérant avoir répondu à vos questionnements,
Louise Berthe, Anaë Bourdin, Lucie Lepleux
* Marion Dalibert, « Du « bon » et du « mauvais » rap ? Les processus médiatiques de hiérarchisation artistique », Volume !, 17 : 2 | 2020, 83-97.