Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

Le 4 mai 2021, Karl Zéro est l’invité de Pascal Praud dans l’émission L’Heure des Pros sur CNews. Il présente son nouveau magazine L’Envers, qui revient notamment sur l’affaire du pédocriminel et tueur en série Michel Fourniret, que Karl Zéro met en parallèle avec l’affaire actuelle du pédocriminel Nordahl Lelandais. En quoi cette mise en scène de débat met-elle en danger la déontologie de l’information à travers les performances médiatiques du présentateur et de son invité ?

Le terme « pédocriminalité » est aujourd’hui préféré à celui de “pédophilie”, et si l’on peut entrevoir une prise de conscience à travers le choix d’un mot plutôt qu’un autre, on peut imaginer alors qu’elle n’est que très récente. Quoi qu’il en soit, ces crimes sont des sujets tabous, autant dans les espaces intimes et privés que dans les espaces publics. À peine 6 minutes se sont écoulées et le sujet intraitable est devenu central. La parole est principalement donnée à Pascal Praud et Karl Zéro, bien que d’autres journalistes soient présents, comme Anne Fulda, Philippe Guibert, ou bien Noémie Schulz, intervenante depuis le procès de Nordahl Lelandais. Karl Zéro poste la vidéo le 4 mai 2021 et titre  “Peut-on tout dire à la télé”  sur sa chaîne Youtube KarlZeroAbsolu. Diffusée en premier à la télévision sur la chaîne conservatrice CNews (Bolloré), l’émission répond d’abord à la grille de valeurs imposée par le positionnement politique du groupe Bolloré. La chaîne d’informations en continu “qui explique l’info”, a été à plusieurs reprises mise en demeure et condamnée pour des manquements à la déontologie de l’information, notamment dans l’émission L’Heure des Pros présentée par Pascal Praud. Karl Zéro est l’invité de ce programme et vient présenter la sortie de son magazine L’Envers, dans lequel le lecteur trouvera des éléments inédits sur des affaires très connues du public comme celle du pédocriminel et meurtrier Michel Fourniret et le tueur en série Patrice Alègre. Karl Zéro a été impliqué dans cette dernière, en dévoilant une fausse lettre qui incriminait le journaliste et homme politique Dominique Baudis. Ces affaires et celle de Nordhal Lelandais, introduites par Noémie Schulz, servent de base pour orienter le thème du débat autour de la pédocriminalité. Karl Zéro déclare alors “On est dans un univers où les limites sont très floues entre grand banditisme et entre ce qu’on peut supposer être l’univers de la drogue et des gens qui aiment consommer des enfants . C’est des trucs existent et dont la télé, depuis 20 ans, ne parle jamais. Comme on n’en parle pas à la télé, j’en parle dans mon journal.” En quoi cette mise en scène de débat met-elle en danger la déontologie de l’information à travers les performances médiatiques du présentateur et de son invité ?

Une mise en scène télévisuelle typique

KarlZéroAbsolu, “Peut-on tout dire à la télé? (épisode 1)”, Youtube, 11:00

Le plateau de l’émission l’Heure des Pros est construit de manière moderne avec un décor contemporain mêlant formes géométriques et néons qui illuminent le plateau. Au centre, la table recevant le présentateur et les intervenants est quant à elle hexagonale, resserrant le cadre et favorisant l’échange. Cette stratégie géométrique traduit le désir d’instaurer une équité, mais aussi une certaine parité. L’ensemble des intervenants se compose de trois hommes et trois femmes, bien que Noémie Schulz soit absente du plateau de tournage. Pascal Praud est placé au milieu d’un côté, devant l’écran principal où défile le logo de l’émission. Les intervenants sont répartis sur deux autres côtés, un homme à côté d’une femme pour équilibrer l’image.

« L’image télévisuelle […] met en œuvre une structure perceptive rappelant celle que l’œil aurait pu construire en présence du phénomène réel »

Nel Noël, « Le débat télévisé : Méthodologie et pédagogie », in: Pratiques : linguistique, littérature, didactique, n°37, 1983. La télé à l’école. p. 91-106.

L’alternance des plans et la construction du montage mettent en évidence la volonté de la chaîne CNews d’utiliser les codes télévisuels du débat. L’équipe de production s’intéresse à l’orateur et à son opposant. Le dialogue entre la succession des plans rapprochés de chaque locuteur mime le regard du téléspectateur, comme s’il était sur le plateau. Pour structurer ces échanges, l’émission met en scène le débat en confrontant les plans des opposants à l’écran. Quant aux plans d’ensemble, ils détachent l’attention du discours pour partager la tension ambiante sur le plateau. (Annexes 1 et 2)

Des personas médiatiques s’opposent, une hiérarchie s’impose

Derrière l’écran et sur le plateau, le débat suscite de la gêne. En plus d’aborder un sujet tabou, l’émission oppose deux personas politiques qui divisent l’opinion publique. Malgré la popularité de ses émissions, Pascal Praud est jugé méprisant à l’égard de ses collègues et invités, ses propos qualifiés de “macho” (Philippe Ridet, Le Monde) et de « droitier décomplexé” (Les Inrockuptibles). Karl Zéro est quant à lui critiqué pour sa provocation et son humour déplacé. Bien qu’il ne soit pas journaliste, il souhaite asseoir son opinion comme seule vérité et laisse peu de place à la critique.

“C’est révélé dans le magazine, il faut le lire pour le croire”

KarlZéroAbsolu, “Peut-on tout dire à la télé? (épisode 1)”, Youtube,09:50

Pendant l’émission, l’invité se tient droit et sa prestance est accompagnée d’un discours assuré, ce qui participe à la légitimation de ses propos. Il n’accepte pas la critique et coupe régulièrement la parole à son opposant lorsqu’il incrimine ses propos. Il mobilise des arguments ad personam qui visent à disqualifier l’adversaire dès le début de l’émission. Par exemple, il demande à Pascal Praud si ce dernier a lu son magazine pour lequel il est invité. De plus, il l’infantilise à l’aide de questions rhétoriques telles que “Vous êtes suffisamment grand pour le comprendre?” qui remettent en cause l’intelligence de l’opposant. En mettant son détracteur en faute, l’invité adopte une position victimaire qui sert à légitimer des propos qu’il avance sans preuves concrètes. A 09:50, il refuse l’opposition en caricaturant le présentateur à qui il s’adresse : “Vous vous posez comme ça en sage”, tout en bombant le torse, alors que Pascal Praud est recroquevillé et mal à l’aise. C’est Karl Zéro lui-même qui prend ce rôle avec un ethos discursif de lanceur d’alerte qui détient l’unique vérité, auquel contribuent visuellement sa posture et son costume bleu, couleur symbolique de la sagesse. 

“Il n’y a rien de personnel”

KarlZéroAbsolu, “Peut-on tout dire à la télé? (épisode 1)”, Youtube, 24:36

En tant que présentateur de l’émission, Pascal Praud doit modérer le débat avec Karl Zéro. Puisqu’il n’a pas assez de connaissance sur les sujets abordés, il tente également de discriminer son invité de manière plus subtile. En s’appuyant sur les arguments factuels et d’autorité de Noémie Schulz, notamment sur l’affirmation que Nordahl Le Landais était “un loup solitaire”, il confronte Karl Zéro à ses paroles tout en dissimulant le blâme : “Il n’y a rien de personnel”. Face à l’énormité des propos de Karl Zéro et à son manque de preuve, Pascal Praud compare son interprétation des événements à du complotisme et appelle à la méfiance, ce qui se transforme en moquerie. A la fin de l’émission, le présentateur tourne en ridicule son invité sous le prétexte de “détendre l’atmosphère” en lui demandant “Est-ce que vous savez ce que sont devenus les gens enlevés par les extraterrestres en 1950 ?”. Il réaffirme son autorité en dénonçant la position de son adversaire de manière exagérée, suscitant le rire des autres journalistes. 

Pourtant, Pascal Praud manque à son rôle de présentateur ; Karl Zéro le dénonce : “Vous êtes à la fois juge et partie” en renvoyant, plus ou moins volontairement au rapport ambivalent du présentateur. Supposément garant de l’impartialité et de la qualité de l’échange qui se déroule sur son plateau, l’attitude de Pascal Praud vis-à-vis de son invité et de ses propos est ici centrale. La convention avec le CSA stipule que le présentateur doit assurer la “maîtrise de l’antenne” lorsque des propos illégaux sont tenus. Il détient un temps de parole presque équivalent à celui de son invité, avec un temps d’intervention moyen de 12 minutes pour 63 interventions contre 11 minutes pour 69 interventions pour Karl Zéro. Ce que l’on peut noter comme une égalité illustre en réalité un rapport de force déséquilibré, où le présentateur se perd dans une joute verbale avec son invité, sans remettre en question ses propos complotistes avec pertinence (Annexe 2 : Analyse des temps de parole et des temps d’écran). On remarque également par-là que leurs interventions sont relativement courtes, ce qui renforce l’idée d’un non-débat. Le graphique ci-dessous permet de mettre en lumière les prises de paroles de Pascal Praud et de Karl Zéro. La superposition quasi constante offre le constat visuel d’un débat stagnant où aucun des participants n’est entendu. À l’instar de Pascal Praud, Karl Zéro coupe régulièrement la parole à son interlocuteur, comme le montrent les nombreuses occurrences de prise de parole de courte durée. 

En n’offrant ni le traitement classique d’un présentateur vis-à-vis de son invité à Karl Zéro, ni une réfutation journalistique rigoureuse de ses propos, il ouvre la possibilité de prendre au sérieux les propos pourtant confus de son invité. Dans « Le débat télévisé comme performance collective : l’exemple de Mots Croisés », Gaël Villeneuve caractérise le débat télévisé comme construction : « Espace de construction d’images, porté par des journalistes confrontés à une concurrence sérieuse dans le paysage audiovisuel, le débat politique à la télévision instaure de fait les intervenants dans un rôle de co-constructeur[1]. » Autrement dit, si l‘on peut questionner la posture volontairement polémiste et les propos parfois complotistes de Karl Zéro, Pascal Praud a une responsabilité tout aussi importante dans le choix de ses invités, le produit final et dans la réception de son émission. Par cette performance de leurs personas politiques à laquelle prennent part Pascal Praud et Karl Zéro, ils construisent ensemble cette mise en scène qui ne parvient pas à répondre aux exigences réelles d’un débat télévisuel. Cela tient en grande partie à un traitement désinvolte de l’information.

L’échec de l’ « objet fétiche du déroulement du débat [2] » : l’information

Le rapport à l’information (au sens de preuve) et à sa déontologie est au cœur des modalités du débat. Gaël Villeneuve définit l’information comme « objet fétiche du déroulement du débat puisqu’il permet aux journalistes de fédérer les présents sur des faits qu’ils reconnaissent mutuellement. Objet transactionnel, l’information est au principe de la mécanique protocolaire qui rassemble sans unir les participants de l’émission[3]. » Dans l’émission, l’information n’a aucune valeur absolue. Les « preuves » dont dispose Karl Zéro se trouvent dans son magazine, que ni les spectateurs ni les autres parties présentes sur le plateau n’ont encore lu ; il refuse de les révéler et crée ainsi la confusion, voire la peur. Il déclare par exemple “il y a quelque chose derrière cet enlèvement de Maëlys qu’il vaudrait mieux que l’opinion publique ne comprenne pas”, sans expliquer ni donner de preuve sur ce “quelque chose”.

 Villeneuve place comme nécessité au débat un « fond commun d’informations, accréditées par des institutions (journaux, institutions scientifiques, enquêtes), dont les débatteurs tirent profit en les citant, les interprétant et les faisant reconnaître par d’autres[4]. » Les informations de Karl Zéro ne sont reconnues que par lui, l’argument d’autorité qu’il tente de faire valoir ne tient pas aux yeux de ses adversaires, et ne peut donc pas faire office de base solide à l’échange. A l’inverse, les arguments avancés par Noémie Schulz, présente au tribunal et s’en tenant aux faits institutionnellement reconnus, ne sont pas admis par Karl Zéro. L’impossibilité pour le débat d’avoir lieu tient donc au fait que ni le présentateur et ses intervenants, ni l’invité ne parlent à partir d’un même socle commun d’informations. Ce rapport désinvolte à l’information s’inscrit cependant dans les codes télévisuels d’un débat télévisé qualitatif (Annexe 1 : Construction de l’image à travers les codes télévisuels). Parce qu’ils prennent part ensemble, en « co-constructeurs » de cet espace, à cette mise en scène, elle apparaît néanmoins comme légitime. Si la pierre angulaire du débat manque, qu’obtient-on ?

 La réponse diffère: si les commentaires suscités sur la chaîne Youtube de Karl Zéro prennent largement son parti, les affirmations de ce dernier sur l’affaire Alègre et Nordal Lelandais demeurent en marge des autres discours médiatiques sur le sujet, qui gardent une certaine prudence. Il semblerait donc qu’un tel dispositif télévisuel de traitement de l’information renforce des clivages préexistants, en rendant plus difficile un débat public qui reposerait sur une même notion de vérité journalistique.

Par Julie Neff-Ansel, Émilie Laporte, Axelle Tricomi

[1] Villeneuve Gaël, « Le débat télévisé comme performance collective : l’exemple de Mots croisés », Mouvements, 2010/4, N°64, p. 167.

[2] Ibid., p. 179.

[3] Ibid., p. 179.

[4]Ibid., p. 172.

Bibliographie

Coulomb-Gully Marlène, « Propositions pour une méthode d’analyse du discours télévisuel », Mots. Les langages du politique [En ligne], 70, 2002.

Delmas Virginie, « Pour une analyse pluridimensionnelle du discours: le discours politique », La linguistique, 2012/1 (Vol. 48), p. 103-122.

Nel Noël, « Le débat télévisé : Méthodologie et pédagogie », in: Pratiques : linguistique, littérature, didactique, n°37, 1983. La télé à l’école. p. 91-106.

Villeneuve Gaël, « Le débat télévisé comme performance collective : l’exemple de Mots croisés », Mouvements, 2010/4, N°64, p. 165-179.

Annexes

1. Construction de l’image à travers les codes télévisuels

Le positionnement du plateau participe à la construction symétrique de l’image. Le montage télévisé le plus fréquent au cours de l’émission oppose Karl Zéro et Pascal Praud en plans poitrines, ils s’affrontent à l’écran. Les caméras offrent également au téléspectateur une vision d’ensemble du plateau. La capture d’écran ci-dessous regroupe trois plans qui mettent en parallèle chaque intervenant.

KarlZéroAbsolu, “Peut-on tout dire à la télé? (épisode 1)”, Youtube, 05:13

Le plan d’ensemble en plongée montre les cinq intervenants autour de la table. Un triangle se forme de manière logique et visuelle entre les trois intervenants du plateau qui s’exprime le plus, soit Karl Zéro, Philippe Guibert et Pascal Praud. Dû à sa fonction de présentateur, ce dernier est au sommet du triangle, au centre de l’image.

Les deux plans rapprochés sont en miroir et opposent chaque intervenant. Vers l’intérieur, les deux femmes sont silencieuses et adoptent une posture fermée, Anne Fulda croise les mains sur la table tandis que l’autre journaliste a les bras croisés, le doigt sur la bouche et la tête tournée vers Karl Zéro traduisant son déconcertement. Vers l’extérieur, les deux postures des hommes s’opposent. Tandis que Karl Zéro semble sûr de lui en se tenant droit et les mains croisées, Philippe Guibert prend de la place en écartant ses bras, comme pour montrer l’ampleur de son désaccord sans dire un mot. Si les deux hommes portent un costume bleu, Karl Zéro soigne son image avec une cravate, paraissant ainsi plus sérieux que le journaliste avec son col déboutonné.

2. Analyse des temps de parole et des temps d’écran

Ces graphiques mettent en lumière les prises de parole, le temps de parole des différents protagonistes et les temps d’écran de chacun. On voit sans surprise que Karl Zéro et Pascal Praud sont les plus vus et entendus ; cependant, ils contrastent avec le rôle qu’ils tiennent dans l’émission. Ces temps de paroles qui semblent équitables se superposent et les apparitions nombreuses de Pascal Praud rythment un débat superficiel.

Prise de parole (en pourcentages)

                       

Temps de parole cumulé (en secondes)

Apparition à l’écran (%) Plan poitrine seul ou double plan poitrine
Temps d’écran cumulé (en secondes)

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