Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

Les réseaux sociaux ont désormais pris une place plus qu’importante au sein de la vie sociale et informationnelle du peuple. Vecteurs d’information et garants de la liberté d’expression (lorsque la censure ne s’applique pas), il est désormais commun de voir apparaître des réactions communes nationales ou mondiales (comme dernièrement avec le #MeToo) avec des partages de contenus, des hashtags repris, des posts relayés sur les murs ou profils. L’espace public numérique qu’est Twitter regorge donc aujourd’hui d’internautes critiques et juges qui s’expriment et réagissent. Dans cet article, nous tenterons d’analyser comment un débat naît et se développe sur Twitter à partir d’une émission de télévision. Nous chercherons à savoir s’il est pertinent de parler de débat, et nous tenterons de le qualifier : est-il constructeur ? Permet-il l’échange d’informations et d’arguments ? Est-il plutôt unidirectionnel ?

Nous avons pris appuie sur l’émission de débat “On n’est pas couché” (ONCP) et une interaction spécifique, celle entre le journaliste Yann Moix et Michel Onfray datant du 19 septembre 2015. Le réseau social étudié, Twitter, nous a montré que différents débats peuvent naître au fil de la soirée. Il nous semble important de rappeler que Twitter est un réseau social particulier du fait que jusqu’à il y a une semaine, le nombre de caractères était limité à 140. Michel Onfray, invité sur le plateau de l’émission vient répondre principalement à l’article paru dans Libération (1) (article étant lui même une réaction d’une interview d’Onfray dans le Figaro (2)) et écrit par Laurent Joffrin.

 

Des internautes très réactifs

Michel Onfray se présente sur le plateau et annonce ne pas avoir lu l’article écrit sur son interview du journal Le Figaro. En première partie d’émission, cela sera fortement raillé sur Twitter et repris largement. La “twittosphère” attaque et reproche la venue de quelqu’un qui doit répondre à un article et ne l’a pas lu. De la même façon, Onfray dit s’être suffit de ses amis pour l’analyse de l’article et des commentaires qu’ils ont fait dessus. Cette “confiance en ses amis” est repris et tourné en dérisions par les internautes.

« RT @pauldraszen: Son altesse Ofray fait confiance à sa cour et n’a même pas besoin de lire ce que l’on dit sur lui. #ONPC » (@breizhgauche, 00:16:03, 20/09/2015)

Ces derniers vont jusqu’à le comparer avec d’autres auteurs et écrivains tels que Michel Houellebecq et André Torrent. L’homme est décrit comme prétentieux d’être venu sur le plateau sans lire l’article en amont. Cette première partie se déroule de 00H à 00H15 et l’on peut voir qu’il y a plus de retweets (52,7%) que de tweets. On peut analyser cela de la manière suivante : les internautes partagent tous globalement la même idée et souhaitent la partager. Les tweets sont sur le ton de la raillerie et plus le tweet sera ironique, moqueur ou drôle plus il sera relayé.

Après cela, la critique se portant sur le journal Libération même, on décèle dans les tweets l’expression de ses attentes et orientations politiques. Face aux paroles de Onfray ainsi que face aux critiques faites par les journalistes, les « twittos » se divisent pour mieux se positionner quant aux réactions suscitées par les propos recueillis dans les articles : le débat portant sur la question du parti du Front National, les adhérents et opposants se montrent et s’expriment. La gauche y est aussi fortement contestée. Onfray “jouerait le jeu du FN” en attaquant inlassablement la gauche et les mesures prises par celle-ci (en 2015 la gauche est au gouvernement).

Puis à partir de 00h15, les attaques se portent vers une autre figure, celle de Yann Moix, journaliste qui interview Michel Onfray. C’est à ce moment là que le débat s’échauffe. A ce moment là, les commentaires, prennent une autre tournure et un autre ton. On semble assister aux commentaires d’un match de football : les tweets encouragent l’un ou l’autre, on y parle d’arbitre et c’est à celui qui fera le plus taire l’autre. De nombreuses citations sont reprises dans les tweets sans être commentées et montrent l’approbation de celui ou celle qui a fait le tweet.

 

La définition du peuple

Entre 00h15 et 1h, Michel Onfray est dans le fauteuil de l’interviewé. Yann Moix lui demande de donner sa définition du mot “peuple” puis la discussion s’envenime. Sur Twitter, la définition d’Onfray est tweetée la première fois par BVoltaire :

“Le peuple c’est ce sur qui s’exerce le pouvoir. Excellente définition donnée par @michelonfrey dans #ONPC” (@BVoltaire, 00:20:16, 20/09/16)

Ce tweet va être retweeté 68 fois et il est représentatif de l’accueil général de la définition d’Onfray par les internautes. En effet, la conception du peuple d’Onfray est partagée par la grande majorité des personnes qui tweetent ce soir-là. De plus, au fil de la soirée et jusqu’à la fin de l’interview d’Onfray, les internautes vont tweeter leur propre définition et conception du “peuple”. Ce débat va notamment attirer des comptes d’extrême droite comme FrdeSouche qui vont partager leur vision nationaliste du peuple. On remarque d’ailleurs dans les statistiques réalisées sur le logiciel de l’INA que le nom FrDeSouche est mentionné 38 fois et que le compte Desouchejesuis (3) est le deuxième compte à tweeter le plus pendant l’interview.

 

Une formation de groupes clairement identifiables

Ce qui est intéressant de remarquer globalement, c’est l’apparition de groupes d’avis communs qui vont se créer : on verra des défenseurs d’Onfray qui vont s’accorder sur sa vision de la gauche, sur sa pensée, son expression et son agacement face à Yann Moix. Il y aura ceux qui sont atterrés par les propos de Michel Onfray, on pourra ressentir un certain agacement :

« @RostatAlberto ça y est, Onfray nous sort le cliché qui prétend le vote FN soit la faute de la gauche et non les gens qui votent FN. #ONPC » (@RostatAlberto, 00:15:16, 20/09/2015)

« Onfray, premier à s’indigner que l’on utilise le terme « fascisme » à tort et à travers, parle de « libéralisme fasciste européen »…#ONPC » (@franck_abr, 00:15:17, 20/09/2015)

« entre les politico-frustrés et les racistes on est servis sur ce hashtague #ONPC » (@OParizet, 00:15:18, 20/09/2015)

« RT @maelle128: »On peut être de gauche sans être à gauche » dixit le #Onfray..#novlang Onfray compare la Lepen à Tsipras mouahaha #ridicule… » (@Jauresienne, 00:15:26, 20/09/2015)

« @michelonfray est comme les politiques, il parle a la place des français et au nom des français comme si il savait tout #ONPC » (@superdesch69, 00:15:27, 20/09/2015)

« RT @JoBaudoin: Tiens, #Onfray l’anti-robespierre, qui cite Gracchus Babeuf et le « populicide ». C’est assez croustillant. #ONPC » (@Chronik_Afrik, 00:15:28, 20/09/2015)

Cette communauté est plus largement représentée par des personnes se désignant comme de gauche. Ces derniers vont reprendre un mot pour le désigner, “chevenementiste” :

“chevenementiste ce sont bien les gens qui sont FN tout en votant à gauche ? #ONPC”

Dans la même lignée, il y aura ceux qui montreront une certaine incompréhension face à l’orientation de l’interviewé qui se proclame de gauche et ne fait cependant qu’en faire la critique et la satire. Il y a aussi un autre groupe dont les tweets sont uniquement à visée humoristique :

« Michel Onfray mieux d’aller se coucher. Merci. Bonsoir. #ONPC » (@Jurneveles44, 00:12:23, 20/09/2015)

L’importance des affects

Un autre élément remarqué dans l’analyse des tweets est celui de l’importance des affects dans les tweets des internautes et sur le plateau de l’émission. En effet, la joute verbale à laquelle on assiste en plateau est très personnelle et les arguments échangés sont davantage liés aux personnalités d’Onfray et des chroniqueurs qu’à leurs idées politiques. Ce qui provoque des réactions d’agacement d’internautes semblables à celle-ci :

« RT @CelebornLegend: En fait les intervenants cherchent plus à coincer @michelonfray qu’à cerner sa pensée, c’est pénible…#ONPC » (@yannick2sousa, 01:00:08, 20/09/2015)

Ces critiques sont majoritairement tournées vers Yann Moix qui monopolise la parole et rend compliqué la poursuite du débat. De plus, avant même que commence l’émission, on observe sur Twitter de nombreux internautes qui s’expriment sur leur appréciation subjective de l’un ou l’autre chroniqueur et sur les invités. On note donc beaucoup de commentaires négatifs sur Yann Moix, nouvellement arrivé dans l’émission. Ces jugements vont se poursuivre tout au long de l’émission et devenir plus important lors du passage de Michel Onfray.

Ainsi, la grande majorité des tweets commentent la forme du débat, le ton des échanges, le comportement des chroniqueurs et invités. Très peu d’internautes vont donc donner leur avis sur le contenu même du débat qui traite pourtant de sujets importants comme la question du peuple et de l’intervention de l’Occident au Moyen-Orient.

 

Une recherche de soi

Tout cela nous a donc montré que Twitter n’est finalement pour le “peuple” ou les “twittos” qu’un média servant à exprimer leur propre avis ou le moyen de retrouver une communauté de personnes s’accordant et s’alignant sur ses paroles. Comme Patrice Flichy le présente dans son étude “Internet et le débat démocratique” (4) on a plus affaire à une réunion de personnalités ayant une pensée commune plutôt que de personnes. Twitter deviendrait donc un grand marché agrégateur (pour reprendre l’expression de Flichy) d’opinions que les internautes s’empresseront d’affirmer ou de réfuter. Twitter ne permet donc pas le débat non pas parce que l’information n’est pas ou mal diffusée mais plutôt parce que les individus ne cherchent pas à créer un débat mais simplement poser leur avis. On remarque donc très peu de réponses à des tweets ou de retweets commentés. A la différence d’autres émission cependant, il ne semble pas nécessaire de posséder des compétences politiques primaires pour comprendre ou commenter l’émission. Celle-ci finalement est plus une manière de voir des gens connus qui vont s’opposer et chercher à être le/la meilleur(e). On peut analyser cela comme une “recherche de soi” dans la réutilisation et l’approbation des avis existants sur le net (dans ce cas dans d’autres tweets) ou même de façon tout à fait originelle par les paroles que prononcent Michel Onfray. Laurence Allard et Frédéric Vandenbergue dans leur texte “Express Yourself ! Les “pages perso” (5) montre bien cette recherche de soi via autrui. Bien qu’ils parlent de cela via la conception de blogs, on peut le réutiliser ici en montrant que Twitter est d’ailleurs une autre ou nouvelle forme de blog et d’expression. La conception de Twitter en tant que blog peut s’analyser comme tel, comme espace d’expression de soi, de ses opinions parce que l’on retrouve largement cela sur Twitter. Via les avis qui y sont publiquement affichés, les individus vont affirmer et exprimer un avis pour définir leur “moi”. On peut d’ailleurs remettre en cause la légitimité de cette expression puisqu’elle est déjà limitée à un certain nombre de caractère ne permettant pas une expression totale : peut-être que ce manque d’information cache une connaissance du sujet limitée (et donc qui remettrait en cause la connaissance sur ce que dit Michel Onfray) ou qui obstrue le fait qu’une pensée pourrait être plus semblable à une autre ou plus modérée. L’authenticité et la véracité des propos dont parlent Laurence Allard et Frédéric Vandenbergue se retrouve ici. De plus, Twitter est un réseau social de l’instant et cette instantanéité des échanges s’intensifie lorsqu’ils sont en lien avec une émission de télévision par exemple. Ceci rend plus difficile les échanges construits et suivis d’arguments et limite donc la tenue d’un débat. Enfin, selon la conception de l’espace public d’Hannah Arendt (6), Twitter peut être envisagé comme un tel espace, à savoir une sphère publique où les internautes expriment leurs avis sans pour autant chercher à construire une réflexion collective  dans le but de parvenir à un consensus. Ce sont ces expressions qui confèrent néanmoins à Twitter une dimension politique et citoyenne.

Une simple observation peut aussi se porter sur l’utilisation de mots communs dans les tweets. Certes les premiers mots les plus utilisés sont principalement ceux des hashtags ou des noms des journalistes. Nous avons observés deux nuages de mots comptant 50 et 500 mots :

Les premiers mots sont donc principalement “ONCP”, “ONFRAY”, “leasalame”, “michelonfray”, “moix”, “yann” : on voit bien grâce à cela que tout de suite c’est donc les noms des chroniqueurs qui apparaissent ce qui prouve que la tension du débat s’est très vite ressentie et que ce sont principalement ces interactions là qui ont été commentées et non les sujets évoqués. Ensuite les mots “débats”, “pensée”, “français”, “peuple”, “gauche” apparaissent plus clairement ce qui prouve qu’effectivement la question du parti politique et surtout celui de la gauche est mise en avant. En petit, mais visible on voit aussi apparaître le mot “migrants” ce qui montre le rapport avec l’article du figaro. Ensuite lorsque l’on augmente le nombre de mot, on voit très visiblement que deux mots ont pris de l’importance et sont donc plus gros dans le nuage : “migrants”, “français” et “peuple”. Un autre a apparu : “frdesouche” qui est le nom d’un compte d’extrême droite. Dans le nuage de 500 mots Les mots ont continué de grossir avec “migrants” qui est prépondérant ainsi que l’apparition de pen pour Marine Le Pen. Avec ces nuages de mot on note que le débat sur Twitter s’est orientée vers une vision nationaliste des sujets évoqués dans l’émission et dans l’article du Figaro (notion de peuple et crise migratoire). Ce qui montre par ailleurs que la communauté d’extrême droite est particulièrement réactive sur Twitter et peut donc réorienter les débats pour servir ses idées.

 

Cette étude s’est cependant heurtée à quelques limites. La première étant que le nombre de caractère limitait l’expression (même s’il est possible de s’exprimer via plusieurs tweets). On peut se demander si le débat et l’expression de son avis serait similaire sur Facebook. A priori, il semblerait que non, que les posts permettent une expression plus importante et développée sur Facebook. Il ne faut donc pas réduire l’impossibilité de débat sur tous les réseaux sociaux mais bien pour le moment seulement à Twitter. Ensuite, il est nécessaire de rappeler que “On n’est pas couché”, bien que se voulant émission de débat sérieuse joue beaucoup sur les personnalités politiques invitées (on peut penser à F. Phillipot par exemple). La qualité des débats sur les réseaux sociaux dépend donc surtout de la qualité du débat en plateau. Pour finir, lors de notre analyse de tweets, nous nous sommes heurtés à un problème évident qui était que puisque Nekfeu était l’un des invités, nous étions quelques fois submergés par des tweets concernant Nekfeu et les autres tweets évoquant le débat ou le sujet. Un effort de filtrage par mot-clés (ex : “#ONPC” + “peuple”) a donc été nécessaire et a donc aussi orienté les résultats obtenus.

Enfin, nous nous sommes donc demandé si le changement récent du nombre de caractères de Twitter (de 140 on passe à 280 caractères) pourrait amener une amélioration de la qualité du débat sur Twitter. Les internautes pourront peut-être y exprimer plus clairement et de manière plus développée leur opinion ? Nous pouvons néanmoins nous permettre une réserve quant à l’interaction entre les internautes qui resterait limitée.

 

Références :

(1) Article du 14/09/2015 répondant à l’article du Figaro (voir note suivante) en reprenant les points abordés dans l’interview.  Dans son article L. Joffrin, cherche à démontrer, selon lui, l’absurdité des arguments de M. Onfray. http://www.liberation.fr/france/2015/09/14/en-reponse-a-michel-onfray_1382098

(2) Interview du Figaro du 11/09/2015 sur l’actualité de la crise migratoire. Cela survient durant la période où de nombreuses photos sont relayées dans la presse telle que celle de l’enfant kurde retrouvé mort sur une plage de Turquie. http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2015/09/10/31003-20150910ARTFIG00382-michel-onfray-on-criminalise-la-moindre-interrogation-sur-les-migrants.php

(3) Ce compte est actuellement suspendu.

(4) FLICHY Patrice [2008] “ Internet et le débat démocratique ” Réseaux 4 n°150 p 159-185

(5) ALLARD Laurence VANDERBERGUE Frédéric [2003] “ Express yourself ! les pages perso. Entre légitimation technopolitique de l’individualisme expressif et authenticité réflexive peer to peer” Réseaux 1 n°117 p 191-219.

(6) ARENDT Hannah [1958] Condition de l’Homme moderne, Paris, Calmann-Lévy Pocket, 1983.

Ina, archives Twitter

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