Thomas Robic, Igor Smadja, Paul Prigent
| Cette correction comporte, conformément aux notes ajoutées à la première lecture, une précision des enjeux historiques du RN vis-à-vis de l’écologie, un raccourcissement de la partie méthodologique, une utilisation plus concrète des méthodes de netnographie de Jouët, J., & Le Caroff, C. (2013), une reformulation adaptée de la problématique, et une précision sur l’utilisation de certains termes. |
Quand l’extrême droite débat avec l’écologie chez Valeurs Actuelles : pour une netnographie des commentaires Youtube
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Nous allons analyser les commentaires du débat « Face à Face, le grand débat de valeur » entre l’homme politique Jordan Bardella et le journaliste Hugo Clément sorti le 30 avril 2023. Cette vidéo YouTube, publiée par une chroniqueuse du média Valeur Actuel, met en scène deux opposants dont les idées politiques sont identifiées comme assez éloignées et incompatibles. En effet, le Rassemblement National est accusé par ses opposants de se saisir de l’écologie comme d’un outil identitaire et non réellement de protection de l’environnement (François, S. 2016). Le parti présente en 2010 l’écologie comme un passe-temps de bobo (Ibid.) Son représentant dans ce débat, Jordan Bardella est une des figures clé de l’extrême droite en France actuellement. Il est vu comme le nouveau jeune candidat qui va changer l’image de la droite. Son succès, entre autres auprès des jeunes électeurs, a été vu lors des dernières élections législatives après avoir récolté près de 33 % des votes. De l’autre côté, la gauche est accusée de ne pas vouloir participer à un grand nombre de discussions avec le RN et s’appuie sur le principe de tolérance répressive (Marcuse,1963); c’est à dire qu’elle ne souhaite pas valider les idées du parti opposé en tant qu’elles sont antidémocratiques et le simple fait de les écouter reviendrait à les juger comme possiblement pertinentes. Hugo Clément lui, s’est fait connaître pour son approche du journalisme en dehors des conventions traditionnelles, notamment à travers son travail sur des sujets environnementaux et sociaux. Il est très présent sur les réseaux socio-numériques sur lesquelles ses pétitions engagées obtiennent un succès remarquable.
L’exclusivité dans l’espace public discursif que représente ce débat, est qu’une personnalité identifiée de gauche accepte de débattre avec un parti historiquement exclu de beaucoup de discussions avec la gauche. Notamment à partir de l’argument selon lequel les débats publics doivent concerner des idées présentes dans la fenêtre d’Overton, et que l’extrême droite tente de médiatiser lors d’apparitions publiques des thèmes extérieurs à ce champ acceptable pour la démocratie.
Nous nous demanderons comment l’analyse des discours présents dans l’espace commentaire de la vidéo permet de saisir la dynamique de réception des personnes qui ont participé à cet espace de discussion. Au fil de l’analyse nous relèverons les thèmes récurrents grâce à l’analyse du langage utilisé dans les interactions. Nous nous appuierons sur une sociologie de la participation sociale dans des espaces numériques que développe entre autre Lange, P. G. dans YouTube: Online Video and Participatory Culture. La perspective d’une culture participative que développe cet auteur dans ces espaces spécifiques nous éclaire sur la façon dont des communautés peuvent se créer. Dans notre cas, nous voyons que deux communautés se focalisent sur la valorisation de la personnalité qu’ils défendent dans le débat.
L’échantillon récolté comporte trois cent soixante-douze commentaires, qui contiennent trois typologies majeures. Dans un premier temps, un tiers des commentaires portent sur Jordan Bardella et sur sa capacité à être un bon orateur. Un autre tiers des commentaires traite de Hugo Clément et la qualité de ses arguments. Enfin le reste des commentaires félicite l’aspect démocratique du cadre de ce débat.
Méthodologie :
Avant d’entrer dans l’analyse nous procéderons à un récapitulatif de notre méthodologie d’ethnographie en ligne : la netnographie.
La lecture de données comme des commentaires présente l’avantage que ceux-ci livrent directement, c’est -à -dire sans avoir besoin de négocier notre place de chercheur sur le terrain, des informations sur les actions des individus. Néanmoins ce partage, qui se fait à l’insu des enquêtés, comporte une limite. En effet, il ne resitue pas en contexte les motivations de leur action, ainsi on ne peut pas accéder aux usages cachés des espaces de communication virtuelle, on accède seulement à ceux visibles; dans notre cas : les commentaires youtube (Jouët, J. et Le Caroff, C.2013). Pour remédier à cela, nous devons effectuer un bricolage méthodologique (Kozinets, 2010) qui prend pour cadre la sociologie des usages.
En premier lieu nous devons prendre en compte la ligne éditoriale du dispositif sociotechnique que nous choisissons d’étudier : Youtube. Dans quelle mesure Youtube favorise le débat dans les commentaires ? Selon (Amadori,2012) le site est comparable à un forum de discussion. En effet, une grande possibilité de participation est offerte aux usagers : n’importe qui peut parler, dire son avis, sans même avoir à s’insérer dans un cadre de discussion. Mettre en lien technique et social permet de caractériser les formes que prend le lien social dans un espace de discussion (Jouët, J., & Le Caroff, C. 2013). Dès lors, nous mettrons en lien les outils de gestion du site (indicateurs de suivis, de lu, de partage, like etc..) avec leur traduction en action sociale (tactique de visibilité des usagers, autopromotion, régulation collaborative, stratégies d’audientiation). Mais, si l’on veut comprendre l’expression dans l’espace commentaire de Youtube comme une continuité d’une part, et un renouvellement d’autre part, du débat public, il faut considérer l’étude de Rakotonoelina (Rakotonoelina, 2002) qui considère que la représentation du genre “débat public” est constitué non seulement des formes traditionnelles (radiophonique, télévisuel) mais aussi de l’ensemble des textes et des ressources utilisées pour créer les manifestations d’un genre; ici en l’occurrence, l’espace commentaire. Selon (Amadori, 2012) le dispositif technique favorise la discussion polémique et notamment, au-delà d’une participation accrue aux débats, une certaine violence polémique à laquelle nous intégrerons notre analyse. Il est nécessaire de comprendre que les outils techniques sont appropriés par les usagers qui ne sont pas passifs, et qu’ils deviennent donc des outils de compréhension des actions sociales. Dès lors leurs messages deviennent matière sociale à travailler.
Analyse :
- Les commentaires de soutien à l’image glorifiée de Jordan Bardella
Cette partie analyse les commentaires qui traitent de Jordan Bardella et sa qualité oratoire. Nous avons sélectionné trois commentaires afin de mieux comprendre comment le public de Bardella s’attarde davantage sur son image plutôt que sur ses idées.
« Sinon, et comme toujours, excellent débat et bravo encore à M. Bardella…qui est, pour moi, depuis ses débuts, « hallucinant », hallucinant dans tous les sens…Et de fait, j’ai beaucoup de mal à trouver de chose envers quoi je ne suis pas d’accord avec lui. Je ne sais pas ce qu’en pensent les autres, mais c’est à priori, une personne qui ne dit que des choses vraies et bonnes pour notre société française. »
« Bravo JORDAN…ILS ESSAYENT DE VOUS COINCER…
BRAVO❤❤❤❤»
« D’un point de vue purement objectif, Bardella n’a raconté que des vérités… Un grand homme »
Sur ces trois commentaires nous pouvons voir qu’une partie des spectateurs du débat donne leurs avis et en général leurs soutient à Jordan Bardella. Mais ces avis sont souvent basés sur le courage du candidat ou du moins sûr ce qu’il peut représenter à leurs yeux. La plupart des commentaires ou le nom de Bardella est notifié positivement n’aborde pas le fond du débat, les arguments exposés ou les sujets abordés. Au contraire, certains commentaires font remarquer le manque de connaissances du candidat RN sur les questions écologiques.
Ces discours qui soutiennent l’homme politique plutôt que les idées du parti, sont à mettre en perspective avec le “patriotisme écologique” en jeu depuis 1990 dans les discours des extrêmes droites d’avant la scission mégrétiste (François, S. 2016). Les discours se prêtent davantage à mettre en lumière des qualités intrinsèques de l’individu plutôt qu’à s’attacher aux modalités d’expression des idées écologistes censées être au centre du débat. Pour autant, cette caractéristique des discours est-elle particulière à l’évocation de Jordan Bardella, ou bien ce phénomène ne s’explique-t-il pas aussi entre autres par les formes de discussions qui peuvent exister au sein de l’espace commentaire ?
- Les commentaires autour d’Hugo Clément, un courage de participation plus valorisé qu’une rhétorique écologique.
Les commentaires qui évoquent Hugo Clément et la qualité de son apparition concernent l’autre tiers observable dans l’espace commentaire. On distingue en général deux types de discours. En effet, Amadori Sara (Sara Amadori, 2012) identifie le premier type de commentaire comme “communicatif” c’est à dire qu’il propose un échange dialogué, tandis qu’un autre type de commentaire est appelé “pro modo” et constitue une forme première de violence polémique en tant qu’il n’est pas destiné à être remis en question. Ces commentaires sont juste postés et leurs auteurs n’attendent pas de réponse de quiconque.
Si sa rhétorique est valorisée par une minorité des individus, soit à peu près le quart des commentaires le concernant, c’est majoritairement son courage et sa volonté de participer à un débat avec un représentant du RN qui est mise en avant. En effet, l’idée selon laquelle Hugo Clément a outrepassé les idées de gauche et d’extrême gauche jugée comme séparatiste et communautaire de ne pas vouloir engager un débat avec le front national est reprise un nombre significatif de fois dans les commentaires. Nombreux sont les commentaires concernant la surprise et l’étonnement qu’un tel débat se produise :
Sa simple présence et sa volonté à participer au débat est remarquable au-delà même des arguments utilisés selon ces individus. De ce point de vue, la modalité de participation possède plus de valeur que le fond argumentatif et idéologique utilisé. Il y a donc un enjeu primordial d’existence du débat; soit sa valeur préexiste à sa capacité à mobiliser des esprits critiques, à faire procéder la maïeutique dans l’esprit des participants et du public selon la définition du débat selon Platon dans le Phédon (Platon, 2013). Cela nous renvoie à notre problématique générale autour de l’acceptation de participer à un débat avec un Autre qui soit si éloigné que sa parole ne puisse être écoutée pour des raisons éthiques. Ces commentaires montrent bien comment un groupe se crée à travers l’action d’un “dire” politique, preuve d’apparition dans l’espace public, que représente cet espace commentaire. Ces individus se positionnent politiquement à ce propos selon la définition de Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne (Hannah Arendt, 1981), c’est à dire qu’ils font une action qui crée ensuite par l’apparition que ces commentaires occasionnent, une cohésion sociale entre des discours et ainsi une communauté d’action existe à travers ces actions collectives dont les discours sont concordants de manière globale. Ici, ces prise de parole active font un éloge de Hugo Clément pour sa participation. La remarque peut se prolonger pour les trois types de commentaires en tant que les apparitions de ces discours sont des actions qui forment un groupe qui se positionne en tant que groupe créé.
- La qualité “neutre” et démocratique du débat
Plusieurs commentaires mettent en lumière le fait que deux personnalités, drastiquement opposées, ont réussi à avoir un débat de façon démocratique, sans haussement ton et d’irrespect. Hugo Clément, un journaliste engagé, et Jordan Bardella, homme politique du Rassemblement National, représentent deux visions du monde très différentes. Leur différence permet de mettre en évidence des enjeux démocratiques, de liberté d’expression, de la place des médias et des partis politiques dans l’espace public.
Un débat démocratique sous-entend que les deux parties peuvent s’exprimer librement, dans le respect dès règles de discussion. La confrontation des idées permet de faire avancer les choses, et d’y voir plus clair dans les sujets traités. Dans cette confrontation, on peut voir que les deux parties se montrent un respect mutuel, en ne se coupant pas la parole, en s’exprimant clairement et calmement, en montrant leurs désaccords mais aussi les points de convergence, comme à la 21ème minutes du débat, ou Jordan Bardella nous dit qu’il est en accord sur la majorité des points qui ont été évoqués par Hugo Clément.
Ces commentaires semblent intéressants pour mettre en exergue la pensée mise en lumière dans le dernier paragraphe, dans la mesure où la quantité de like associés à ces messages est significative du niveau d’approbation en tant qu’outil d’évaluation de la participation (Jouët, J., & Le Caroff, C. 2013).
« Deux jeunes hommes, idéologiquement opposés, et pourtant cultivés et intelligents, tous les deux. Bel échange. Merci pour ce plaisir. »,
« Voilà un débat démocratique et merci surtout à Hugo Clément, qui, en tant qu’écologiste, est le seul de son espèce à bien vouloir avoir accepté de débattre avec le RN !! »,
Ces trois commentaires très intéressant, puisqu’ils soulignent que ce débats offrent un espace public pour échanger des idées, même quand elles sont opposées. Cela pourrait être perçu comme un « exercice » de la démocratie. Un des commentaires sélectionnés, nous parle du média Valeurs actuelle qui a permis d’organiser cette confrontation, qui est donc selon lui, un papier d’opinion plus qu’un média. Il sous-entend que ce média est neutre et permet juste d’offrir un cadre propice à un échange d’arguments.
Le débat est implicitement présenté par valeurs actuelles comme démocratique, et les commentaires nous montrent que sont peu représentés les discours qui témoignent des inégalités dans la manière dont les différents participants sont représentés ou traités. Si la plupart du public était du Rassemblement National, l’espace commentaire peut-il être pensé comme un lieu qui offre de manière équitable le dialogue entre individus d’avis divergents ? Nos résultats montrent que les discours présents dans l’espace commentaire ne représentent que très rarement d’idées remettant en question le cadre démocratique du débat et ne cherchent pas à caractériser le fait même que ce débat existe. Ainsi on peut supposer que les individus qui produisent ces discours n’adhèrent pas en majorité à l’idéologie que l’on peut retrouver dans un militantisme de gauche qui refuse toute discussion avec l’extrême droite. De là, nous ne devons pas tirer l’inférence selon laquelle aucune personne adhérant à cette idéologie n’ait regardé cette vidéo; seulement l’espace commentaire n’est jamais investi par ce type de discours comme moyen d’expression ou de dialogue. Cela va de soi avec le résultat selon lequel la plupart des commentaires félicitent l’aspect démcocratique du débat. La plupart des fils de discussions observés concernent d’ailleurs cette validation du cadre démocratique du débat, et caractérisent donc une participation univoque de la part des utilisateurs, dans la mesure où ceux-ci n’entrent que rarement en désaccord à ceux à qui ils répondent.
Conclusion :
Nous nous demandions comment l’analyse des discours autour de cette vidéo pouvait nous informer sur la dynamique de réception et de participation des acteurs qui ont posté des commentaires sous la vidéo de Valeurs Actuelles. Nous avons vu notamment que des groupes se formaient autour des personnalités qu’ils défendent dans l’espace des commentaires. Cet espace caractérise la participation en jeu à travers les cas de violence polémique et de non-échange comme formes de participation (les commentaires pro-modo, même s’ils n’appellent pas à l’échange, sont tout de même une forme de participation et caractérisent ainsi le lien social) (Jouët, J., & Le Caroff, C. 2013). Ainsi, nous relevons que les trois groupes de commentaires se polarisent autour des trois thèmes évoqués que sont la valorisation des participants et du cadre du débat, mais ne se concentrent jamais réellement sur le fond argumentatif, chose qui semble aller de pair avec l’analyse du dispositif socio technique que représente youtube. L’absence quasi-totale de remise en question du fait même de l’existence du débat, et de caractérisation de son déroulement démocratique ou non, montre que l’espace commentaire est aucunement investi par des individus qui valorisent un discours qui bannit l’injonction au débat avec l’extrême droite, ce qui semble a priori logique puisque cela reviendrait à trahir ce principe.
Bibliographie :
- Amadori, S. (2012). « Le débat d’idées en ligne : formes de la violence polémique sur YouTube », Revue Signes, Discours et Sociétés. En ligne.
- Amossy, R. (2011). La coexistence dans le dissensus, La polémique dans les forums de discussion, SEME. Revue de sémio-linguistique des textes et discours, 31, Polémiques médiatiques et journalistiques, p. 25-42.
- Condition de l’homme moderne. (1981). Paris : Calmann-Lévy, trad. G. Fradier.
- François, S. (2016) . L’extrême droite française et l’écologie. Retour sur une polémique. Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, N° 44(2), 187-208.
- H. Marcuse. (1963). Eros et Civilisation. Paris : Minuit. (Original en anglais, 1955).
- Jouët, J., & Le Caroff, C. (2013). Chapitre 7 – L’observation ethnographique en ligne. Manuel d’analyse du web en Sciences Humaines et Sociales (p. 147-165). Armand Colin.
- Kozinets, R. V. (2010). Netnography. Doing ethnographic research online. Thousand Oaks, CA : Sage Publications.
- Platon. (2013). Phédon (Trad. P.-M. Morel). Paris : Flammarion.
- Rakotonoelina, F. (2002). « Écriture numérique et révolution des genres ? Anamorphose du genre « débat public » », in Actes du colloque « Écritures en ligne : pratiques et communautés (approches transdisciplinaires : spécificités et complémentarités des problématiques) organisé par le CERCOR et l’Université Rennes 2, septembre 2002 », 183-203.
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