Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

« Yann Barthès et son équipe animent une grande session d’information sur TMC, mêlant humour et impertinence ! La politique française et internationale, les médias, la culture, le sport… Du lundi au vendredi, ils ont carte blanche pour traiter de l’actualité à leur façon dans Quotidien. » C’est ainsi que Bangumi, la société qui produit Quotidien, présente l’émission qu’elle finance et développe depuis septembre 2016. Présentée par Yann Barthès et retransmis sur TMC du lundi au vendredi, le programme revendique en effet une place un peu spéciale au sein du paysage médiatique. Assurément, la position de Quotidien est une position qui se veut réflexive : c’est un média qui s’interroge sur les autres médias et donc quelque part sur lui-même. Ainsi, l’émission aborde régulièrement des concepts qui sont attachés à la production médiatique. C’est par exemple la liberté de la presse mais également la question de l’éthique dont elle n’hésite pas d’ailleurs à en déplorer le manque chez certains de ses confrères. On pense notamment au sujet consacré à Valeurs Actuelles en Avril 2017 qui pointait du doigt la partialité du magazine en période d’élections présidentielles (voir bibliographie).

Mais un média est-il vraiment légitime à juger d’autres médias ?  Plus largement, quelle est la place pour le décryptage médiatique à la télévision ? Quotidien offre-t-il un véritable espace de discussion de l’actualité ou produit-il des biais ? Nous répondrons à ces questions à travers l’analyse d’une séquence de l’émission du 30 septembre 2019, séquence consacrée au traitement médiatique de la mort de Jacques Chirac. Nous la comparerons notamment à l’émission hommage dédiée à l’ancien président de la République,  diffusée également sur Quotidien ce 26 septembre dernier.

Une discussion autour du traitement médiatique de la mort de Jacques Chirac

Le 30 septembre 2019, à l’occasion du deuil national dédié à Jacques Chirac, Yann Barthès invite Natacha Polony (directrice de la rédaction de Marianne), Alexandre Lacroix (philosophe) et Sonia Devillers (spécialiste des médias à France Inter). Ils sont amenés à parler du symbole Chirac, du traitement médiatique de la mort de celui-ci ou encore de l’enterrement aux Invalides qui a eu lieu la veille.

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Si on se fie à la conception arendtienne de l’espace public c’est-à-dire défini en tant que lieu de discussion et de débat plutôt que de délibération, Quotidien a la prétention d’offrir un endroit où peuvent être discutés les sujets d’actualité. Ici, les personnalités qui se rendent sur le plateau ont un parcours différents les uns des autres (Alexandre Lacroix est philosophe, Sonia Devillers est spécialiste médiatique). Un choix qui montre que l’émission a tenté d’avoir un regard pluriel sur les questions autour du décès de Jacques Chirac. Par exemple, Sonia Devillers est d’avis que retransmettre à la télévision les obsèques d’un ancien président permet de fédérer les français tandis que Natacha Polony juge qu’il ne faut pas trop exagérer l’importance de ces événements-là.

En ce qui concerne le sujet de la réflexion, celui-ci prend très vite une tournure réflexive. Un des questionnements qui anime la séquence est de savoir si le traitement médiatique de la mort de Jacques Chirac est disproportionné ou s’il manque de distance. Sonia Devillers déplore ainsi « que l’esprit critique a relativement disparu » et dénonce un portrait un peu trop élogieux de Jacques Chirac de la part des médias. Natacha Polony regrette quant à elle que cette actualité en ait éclipsée une autre : il s’agit de l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen qui avait eu lieu le même jour que le décès de Jacques Chirac. À première vue, l’émission donne ainsi l’impression de remplir la mission qu’elle s’est fixée et semble proposer un espace de discussion relativement libre.

Un décryptage biaisé ?

Pourtant la séquence nous met rapidement face au constat suivant : Quotidien tombe dans les travers qu’il dénonce. Si les invités regrettent que les médias aient été trop cléments avec Jacques Chirac, on ne peut pas dire que la majorité d’entre eux établissent un portrait à charge de l’ancien président non plus. Natacha Polony évoque les ratés de sa carrière mais met également en avant la sympathie du personnage, sympathie qui est selon elle une qualité politique indéniable. Et lorsque que Yann Barthès demande à Sonia Devillers et Alexandre Lacroix de choisir une image qu’ils retiendraient de ce deuil national, tous les deux se dirigent vers quelque chose de plutôt positif. Alexandre Lacroix montre une photographie de la tombe de Jacques Chirac et évoque sa sobriété. Sonia Devillers commente quant à elle une vidéo de Claude Chirac (la fille de Jacques Chirac) en train de serrer les mains de la foule et s’écrie « magnifique ! ». Mais c’est également l’émission en elle-même et le présentateur qui tendent à dresser une image avantageuses de Jacques Chirac : quand Natacha Polony évoque l’abandon de certaines de ses promesses de campagne, Yann Barthès lui intime de reprendre la discussion sur le deuil national. On remarque également que pendant que les invités parlent, l’écran est fréquemment coupé en deux pour diffuser des images de la cérémonie aux Invalides, une manière d’insister encore un peu plus sur son enterrement. Tout cela pose donc la question de la légitimité de Quotidien à critiquer le manque d’esprit critique des médias quand le programme lui-même se concentre pour beaucoup sur les aspects positifs de la personnalité de Jacques Chirac.

Par ailleurs, il est difficile de voir cette séquence comme tout à fait désintéressée. En effet, quelques jours avant sa diffusion, Quotidien proposait une émission entièrement dédiée à Jacques Chirac, émission dans laquelle pratiquement aucune mention à propos de l’incendie de Rouen n’était faite. Une omission qui avait déclenché la colère de certains téléspectateurs (voir article Twitter) et qui interroge sur la sincérité de la séquence ici analysée. Quotidien veut-il vraiment établir une discussion autour du traitement médiatique excessif de la mort de Jacques Chirac ou cherche-il tout simplement à se racheter ? La question du temps de parole nous pousse à opter pour la seconde option. C’est Natacha Polony, qui avertit sur l’incident survenu à Rouen, qui a le temps de parole le plus long : on compte presque 6 minutes contre environ 5 pour Alexandre Lacroix et à peine 3 pour Sonia Devillers. On peut voir cette répartition comme un biais et comme une manière d’insister sur sa parole donc sur les événements de Rouen. Il est également à noter que Quotidien n’est pas tournée en direct et que les propos des invités peuvent donc être retravaillés : cela pose évidemment question sur l’authenticité de la séquence.  

Un espace de discussion artificiel

La comparaison avec l’émission du 26 septembre 2019, entièrement dédiée au décès de Jacques Chirac, permet de prendre d’autant plus conscience de la dimension artificielle de la discussion du 30.

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L’émission du 26 est organisée sur un modèle assez similaire à la séquence qui lui a succédé quelques jours plus tard : Yann Barthès pose des questions à des journalistes invités à s’exprimer sur le sujet. Parmi eux, Raphaëlle Bacqué, Laurent Guimier, Michel Field, David Revault d’Allonnes et Ludovic Vigogne. Tous occupent une place au sein d’un magazine, d’une chaîne de télévision ou d’une radio et certains d’entre eux ont pu s’entretenir avec Chirac au cours de leur carrière ou ont encore écrit des livres sur lui.

On remarque, comme pour la seconde émission, que Jacques Chirac est présenté de manière plutôt positive. Michel Field évoque son érudition sur les arts premiers, Laurent Guimier raconte son engagement (bien que tardif) aux côtés de Simone Veil sur la question de l’IVG…  Même les propos racistes qu’il avait tenu lors d’un discours en 1991 sont dédramatisés et jugés par les invités comme une sortie un peu à part dans sa carrière politique (Michel Field dit-même qu’il était « bourré »). On assiste également à toutes une séries d’archives audiovisuelles montrant tour à tour Jacques Chirac une bière à la main, Jacques Chirac proche de Johnny Hallyday ou encore Jacques Chirac pris en flagrant délit par son épouse lorsqu’il drague une femme à côté de lui… Autant d’images qui tombe dans ce que Natacha Polony dénonce c’est-à-dire omettre les ratés de sa carrière politique pour se concentrer sur le fait qu’il incarne une figure sympathique et drôle.

En règle générale, on sent également que Yann Barthès n’est pas vraiment intéressé par la création d’un débat : il cherche plutôt à faire une rétrospective de la vie de Jacques Chirac en demandant fréquemment aux invités de commenter des événements marquants de sa carrière (le soir de son élection en 1995, son intervention concernant le réchauffement climatique à Johannesburg en 2002….).

Enfin, sur la question du traitement médiatique national et international de la mort de Jacques Chirac, aucune analyse n’est faite au cours de l’émission du 26. Un des chroniqueurs de l’émission, Julien Bellver, présente une pastille sur la question mais se contente simplement de décrire les différences de discours sur Jacques Chirac selon les médias (il explique par exemple que le New York Times le décrit comme un grand défenseur de l’identité européenne alors que BBC News met plutôt en avant ses affaires de corruption). En tout cas, aucun des invités ou Yann Barthès ne se positionnent et critiquent ce traitement médiatique comme ils pourront le faire dans la seconde émission. Par ailleurs, cette intervention dure seulement 2 minutes sur une émission d’1h20.

En conclusion, il est encore plus difficile de croire à l’authenticité de l’émission du 30 septembre quand on remarque que tout ce qu’elle pointe du doigt est contenue dans l’émission du 26 : traitement médiatique positif de la mort de Jacques Chirac, omission de l’actualité à Rouen, une construction de l’émission en forme de rétrospective plutôt que de débat… Le décryptage médiatique semble être uniquement là pour rattraper les erreurs commises quelques jours plutôt. La discussion dans l’espace public est par conséquence compromise car instrumentalisée à des fins qu’on imagine commerciales : Quotidien a très certainement tenter de renouer avec les téléspectateurs qui les avaient critiqués lors de la première émission.

Quel avenir pour les espaces de discussion autour de l’actualité ?

Dans le cas de Quotidien, la télévision nous prouve que les espaces de débat qu’elle ouvre sont parfois restreints : les échanges peuvent être intéressés, transformés par le montage ou encore orientés par le présentateur. Il est donc judicieux de se demander si Internet est capable d’assurer cette fonction et de créer des espaces de discussion vraiment libres. Il est vrai qu’Internet possède des avantages : comme le remarque Patrice Flichy dans Internet et débat démocratique, Internet est « un espace ouvert » « où il est plus facile qu’ailleurs de produire de l’information ». En ce sens, il peut apparaître comme plus démocratique car contrairement aux émissions de Quotidien où ce sont seulement des professionnels qui donnent leur avis, chacun peut décider de prendre la parole et de s’exprimer comme il le souhaite (on pense par exemple à des plateformes comme Twitter). Mais Internet n’apparaît pas comme la solution rêvée pour autant. Patrice Flichy remarque notamment que les plateformes numériques favorisent la rencontre avec des « gens qui pensent comme vous » : cela sous-entend que bien souvent des individus aux opinions divergentes ne sont pas amenés à se parler et à construire un débat ensemble. Le juriste et philisophe Cass Sunstein parle notamment de « balkanisation » pour définir ce processus selon lequel Internet favorise la création de groupes multiples qui fragmentent l’espace public.

Par conséquent, il semble important de conserver un regard critique sur ces deux médiums (télévision et Internet) tout en leur reconnaissant cependant la capacité de faire émerger des voix et des idées. Il ne s’agit pas non plus de dire que tout les programmes de télévision sont incapables de créer des espaces de discussion : la télévision crée du débat, ne serait-ce qu’elle est regardée par un public qui réagit à ce qu’il voit. C’est en tout cas ce que semble défendre le sociologue Dominique Boullier en écrivant la phrase suivante : « la télé n’existe pas sans les conversations qu’elle suscite ».

Bibliographie

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