Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

« La télévision linéaire, c’est mort » : c’est sur cette déclaration que débute l’échange entre Thierry Ardisson (TA) et le Youtubeur Squeezie dans son émission hebdomadaire Salut Les Terriens (SLT) du 11/11/17 dernier sur la chaîne C8.

Ardisson, animateur bien connu du PAF pour ses émissions polémiques et sa manière parfois acerbe d’interviewer ses invités, a souvent recours dans SLT à des procédés que l’on retrouve dans des émissions dites « d’infotainment » ou infodivertissement, qui désigne un certain format télévisuel dans lequel la frontière entre contenu informationnel et contenu de divertissement se fait ténue.

« De la provocation naît la réaction affective qui suscite à son tour un bouche à oreille accéléré par la toile et les réseaux sociaux, ceux-ci générant, à terme, plus d’audience. » Explique Salomé La Sala Urbain. Il n’est effectivement pas rare que la diffusion de SLT soit sujette à des controverses : il y a quelques mois, la chroniqueuse Hapsatou Sy décidait de quitter l’émission suite à une altercation avec l’écrivain Eric Zemmour qui l’avait attaquée sur son prénom. L’affaire avait à l’époque fait grand bruit sur les réseaux sociaux,  tout comme celle où intervient Squeezie alias Lucas Hauchard, invité sur le plateau en compagnie de la conseillère en image Cristina Cordula et du styliste Karl Lagerfeld pour faire la promotion de son livre Tourne La Page. Alors âgé de 21 ans, sa chaîne Youtube de gaming, mêlant humour et jeux vidéo, comptabilise quelques 9 millions d’abonnés, mais le Youtubeur est néanmoins reçu dans la section intitulée « T’es qui toi ? » destinée à faire découvrir des talents émergents.

« C’est devenu un métier en 2017 de regarder des jeux vidéo et de les commenter, est ce que manger des pizzas c’est devenu un métier ? » :  la communauté du jeune Youtubeur avait alors manifesté – sur Twitter notamment – son mécontentement et son indignation face à l’accueil qui lui avait été réservé.  Dans ce contexte, le ton condescendant adopté par l’animateur pose des interrogations sur le positionnement d’Ardisson, représentant emblématique du média traditionnel qu’est la télévision face au média moderne qu’est Youtube, personnifié par Squeezie, l’un de ses acteurs français majeurs. De ce fait, dans quelle mesure une émission d’« infotainment » peut-elle faire naitre un débat légitime bien plus qu’il n’y parait ?

 

À la recherche de l’audience

« Le but de l’infotainment, à l’instar de l’information purement journalistique : créer une connexion entre les sujets proposés, aussi normatifs soient-ils, et le public en s’adressant directement à ses références, ses expériences et ses affects.» Salomé La Sala Urbain
Salut les Terriens est alors une émission d’infotainment puisqu’elle aborde divers sujets, tout en ajoutant une dimension personnelle aux éléments évoqués.

L’émission est aussi bien connue pour ses provocations face à ses invités. Thierry Ardisson a en effet pour but et habitude de susciter l’intérêt des téléspectateurs et de faire parler de l’émission, que ce soit en bien ou en mal. La raison officiellement évoquée de la présence de Squeezie est la sortie de son livre, cependant, nous n’avons pas l’impression que ce soit l’élément principal sur lequel repose l’émission, loin de là. L’ouvrage y est en effet brièvement abordé comme bon nombre d’autres sujets lors de l’interview, mais ce n’est pas l’élément central de la discussion et du débat. La promotion du livre, qui était le but de la venue du Youtubeur, est éclipsée par les réflexions provocatrices de l’animateur. Thierry Ardisson semble se servir de la promotion médiatique du jeune Youtubeur pour exposer sa vision tranchée et fortement clivante de cet univers.

En invitant Squeezie, Youtubeur au million d’abonnés avec une grande communauté très active qui le supporte, le pic d’audience était prévisible. C’est dans une certaine logique commerciale que Squeezie participe a l’émission puisque plus l’audience est forte, plus l’émission peut rapporter de l’argent. On peut alors se demander si avoir un invité populaire auprès des téléspectateurs n’a finalement pas plus d’importance que le contenu proposé.

En s’attaquant ainsi à Squeezie, Ardisson n’était pas sans ignorer que sa communauté réagirait rapidement. Il le provoque plusieurs fois en évoquant des sujets tabous comme l’argent « Vous gagnez beaucoup d’argent, 480 000 euros par an, c’est vrai ? », sachant très bien qu’il ne confirmerait pas ce chiffre ; son métier : « On va vous expliquer pourquoi vous êtes un génie. Vous êtes un génie parce que votre boulot consiste à vous filmer entrain de jouer à des jeux vidéo et à le diffuser et les gens vous regardent jouer. Et comme il y a de la pub, vous gagnez de l’argent. Je dois dire bravo. » ,
Il enchaine au sujet de Youtube : « Est ce que vous avez essayé de vous filmer en faisant d’autres trucs ? Par exemple, lire, dormir, baiser. Ca marche non ? » mais aussi sur les gens en général : « Vous dites que ce livre est destiné aux gens qui sont stressés, angoissés, en fait les gens qui regardent les réseaux sociaux ». Laurent Baffie, chroniqueur de l’émission, se permet même de l’insulter pour conclure : « On en a vu des bra*leurs dans l’émission mais celui là, il est magnifique. ». La vulgarité employée n’a d’autre but que de créer la polémique, tout ça pour, on l’imagine,  retrouver en Trending Topic sur les réseaux sociaux.

Cependant il ne faut pas oublier que cette façon de procéder de déstabilisation est pour Sennet primordial , en effet,  « le point terminal d’une chaîne de production et de distribution, dans une société sans prix fixe, c’est la gesticulation, les manœuvres, l’art de déceler les failles de La Défense de l’adversaire ». Par cette interview, c’est donc l’enjeu du conflit entre médias traditionnels et Youtubeurs  qui est ici soulevé.

 

Télé versus web : la collision de deux cultures et de deux époques

C’est bel et bien un affrontement entre les interlocuteurs qui a ici lieu, avec pour angle d’attaque la  collision de deux générations représentées par la télévision et le web. Ardisson impose sa condescendance face aux jeunes : « Pour votre génération, la télévision c’est un téléphone géant qu’on ne peut pas emporter » le vocabulaire y est nettement explicite. Il s’en prend ensuite au titre du livre, Tourne la page : « Vous aviez peur que vos fans ne sachent pas comment ça marche, un livre ? »

Bien que la provocation soit la marque de fabrique de l’animateur, on retrouve dans cette interview une forte pression sur le rabaissement de la nouvelle génération, en plus d’une non compréhension du métier de Youtubeur. Thierry Ardisson ne prend pas au sérieux ce métier qu’il juge non légitime à travers ces propos : « C’est devenu un métier en 2017 de regarder des jeux vidéos et de les commenter, est ce que manger des pizzas c’est devenu un métier ? ». Squeezie répond, sarcastique : « Peut être que ça va le devenir. Peut être que vous devriez faire ça. » On prend conscience ici du réel décalage entre la génération d’Ardisson, qui ne comprend pas l’engouement envers cette forme de divertissement et la façon de consommer les produits culturels d’aujourd’hui.

Il est aussi intéressant de revenir sur l’ouvrage de Leroux intitulé La consécration de l’animateur. Appréciation d’un métier et affirmation d’une position: les métamorphoses de Thierry Ardisson, écrit en 2006 avant la montée de Youtube, dans lequel l’auteur explique que dans les années 1980, le métier d’animateur était dénigré par les hauts dirigeants de la télévision et a donc du se faire sa place par lui même « en se métamorphosant en animateur-producteur ».
Actuellement, c’est un cycle qui se reproduit avec la montée en puissance du métier de Youtubeur. Ardisson apparait maintenant dans le rôle du « has been » (on note un plateau kitsch très connoté années 2000) aux yeux de la majorité du public français. Le statut d’animateur n’est plus le même aujourd’hui, tandis que le Youtubeur, en vogue, détient un pouvoir économique très fort. En effet, Squeezie est à la fois animateur et producteur de ses vidéos aux quatre milliards de vues. En se moquant de la jeune génération, Ardisson prend la place de ses anciens bourreaux.

 

Le conflit d’égo au centre de l’altercation 

Cette interview est aussi un conflit d’égo entre deux personnalités médiatiques. Squeezie et Ardisson veulent affirmer leur position à coups de réflexions piquantes. La question étant est-ce que aujourd’hui le web domine la télévision ?
Lors de la mise en scène d’Ardisson, qui prend forme lors de la première minute de son interview, avec «Nous on est mort, il n’y a plus que des vieux qui regardent la télévision», il se dénigre d’avance pour ne pas être critiqué, et par ce processus, il est même à la recherche d’une contradiction. Ce qu’il obtient quand le Youtubeur lui rétorque  : « Je ne veux pas enterrer la télévision. » A la fin de cet échange controversé, Ardisson conclut : « La télé c’est nul et c’est ringard, mais on a rien trouvé de mieux pour donner aux gens envie d’acheter un livre. » et est contredit par son interlocuteur « Si, une vidéo sur Youtube ça marche mieux je pense. Mais c’est quand même sympa d’en parler à la télé. »

Cette bataille d’égo autour de leurs supports médiatiques respectifs marque le fait que chacun cherche à s’imposer à travers son acteur médiatique mais est aussi une façon de jouer son rôle pour « se démarquer des modèles existants (…) et s’insérer dans une logique de programmation». Leurs personnages font parti intégrante de leur marque de fabrique et pour conquérir et garder leur audience, ils se doivent de maintenir de façon constante leur position,  comme le dit Leroux : « Métamorphosé en homme d’affaires, l’animateur n’en reste pas moins un homme public, autrement dit une personnalité qui se doit à son public parce qu’elle lui doit, en grande partie, sa position sociale ».

 

Cette séquence est révélatrice d’une véritable transformation des règles du jeu opérée dans le milieu audiovisuel : en matière d’infotainment, ce qui fonctionne le mieux, ce n’est pas la valeur d’objectivité mais bien une altercation entre deux parties. C’est la politique du Trending Topic ou « Sujet chaud » qui désigne les sujets les plus en vogue sur Twitter, sur laquelle les Youtubeurs, forts de leurs communautés, peuvent plus facilement avoir la mainmise.

Ici, le débat prime sur le contenu. Plus que pour son livre, c’est pour ce qu’il représente que Squeezie est dénigré par l’animateur. Comme Ardisson le dit lui-même, « La télé c’est nul et c’est ringard » : Squeezie symbolise alors une menace pour le média traditionnel télévisuel qui serait destiné à mourir, en tout cas sous la forme qu’on lui connait.

L’histoire ne s’arrête pas là. Après la diffusion de l’émission, l’accueil réservé au Youtubeur a été vivement critiquée par les internautes et qualifié de « méprisant » et Squeezie en a profité pour prendre sa revanche. Lors d’une vidéo publiée une semaine plus tard, intitulée « Freestyle de lautodérision » dans laquelle il détourne les critiques qu’il reçoit régulièrement, on l’y voit s’affubler du visage de Thierry Ardisson pour évoquer sa place de « star des ados », comme les médias traditionnels aiment à l’appeler. Une taquinerie à laquelle l’animateur ne répondra par rien de moins qu’un doigt d’honneur, refusant toute forme d’excuse et affirmant que son interview « deuxième degré » a été mal comprise par les spectateurs. Une posture affirmée qui démontre encore une fois sa position face à ce genre de débat.

 

Bibliographie

  • La Sala Urbain Salomé, Le Petit Journal ou la séduction de l’infotainment, C.N.R.S  Editions, Télévision 2013/1 (n°4), P.122
  • La Sala Urbain Salomé, Le Petit Journal ou la séduction de l’infotaitnment, Télévision 2013/1, C.N.R.S Editions, P.108
  • Leroux P., Riutort P., 2013« Intégrer les politiques aux divertissements. Résistances, coopération et concessions de l’univers politique. »,Question de communication, P.19-36
  • Leroux P., Riutort P., 2006, « La consécration de l’animateur. Appréciation d’un métier et affirmation d’une position: les métamorphoses de Thierry Ardisson », Réseaux, 139, P. 219-248
  • Sennett R. (1976), The Fall of Public Man, New York, Knopf (trad. fran- çaise : A. Berman et R. Folkman, Les tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil, 1979). P.116

 

Mathilde Langlois
Charlyne Garcias
Natacha Potacsek
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