La méfiance des commentateurs vis-à-vis des institutions politiques et médiatiques au cœur des thèses complotistes
Depuis la décision du CSA de considérer Éric Zemmour non pas comme simple acteur du débat mais en tant que potentiel candidat, ce dernier est devenu le sujet favori des médias. Mais a-t-il également gagné le cœur des spectateurs ? Quels sont, selon eux, le ou les responsables de la montée de zemmour dans les sondages ? Les médias se posent-ils les bonnes questions ? Penchons-nous sur l’espace commentaire youtube d’une vidéo débat de la semaine de Sud Radio.
À la question ‘’Les médias sont-ils en train de faire monter Eric Zemmour dans les sondages ?’’, il est intéressant de constater qu’une bonne partie des internautes expliquent plutôt la raison pour laquelle les médias, mais aussi d’autres acteurs, propulsent Zemmour au-devant de la scène. Ce décalage révèle que la question choisie par l’émission ne provoque pas de débat au sein des spectateurs, qui choisissent alors de le déplacer ailleurs. Leurs analyses semblent moins superficielles que celles des journalistes, qui donnent l’impression d’être totalement en retard et d’avoir manqué le coche.
Un commentaire est un ensemble d’explications ou de remarques, apporté sur un sujet précis. Sud Radio étant une émission radiophonique, seuls certains auditeurs sélectionnés peuvent interagir dans l’émission grâce à un appel téléphonique sur un sujet particulier. Là où la radiophonie a ses limites par rapport à l’interaction des auditeurs, la plateforme Youtube permet une toute autre expérience. L’espace commentaire proposé par la plateforme Youtube permet ainsi aux internautes d’interagir de façon directe et anonyme à la vidéo et aux propos qui y sont énoncés. L’anonymat des commentateurs suggéré par l’utilisation d’un pseudonyme, peut être assimilé comme une sécurité pour les utilisateurs, leur permettant une sorte de liberté d’expression dans l’espace commentaire des vidéos. Même si la plateforme Youtube a depuis 2016 autorisé la fonctionnalité de filtrage et de censure des commentaires, les internautes peuvent tout de même échanger et interagir à la vidéo et entre eux sur de nombreux sujets.
Ici, l’espace commentaire de la vidéo du débat de Sud Radio est un espace d’échange et réaction non pas à la question du débat du jour, mais plutôt aux discours et propos des intervenants et journalistes présents sur l’antenne. C’est avec beaucoup d’ironie que les internautes réagissent et analysent les mots et propos de l’émission, laissant sous-entendre leur position politique et leur parti pris.
Dans quelle mesure la méfiance des commentateurs vis-à-vis des institutions politiques et médiatiques débouche-t-elle sur des intéractions stériles et marquées par une tendance complotiste?
La méfiance des commentateurs vis-à-vis des institutions politiques et médiatiques
Sur les 231 commentaires réagissant sous la vidéo du débat de Sud Radio, on compte une majorité de réactions extrêmement critiques à l’égard du programme. Pourtant, le média Sud Radio se positionne à droite, voire à l’extrême droite de l’échiquier politique. Et comme Marine Lepen l’a fait remarquer dans une interview, “sur le sujet de l’immigration et de la sécurité, (elle) retrouve dans la bouche (d’Eric Zemmour) des propositions qu’ (elle fait) depuis longtemps”. Si la méfiance affichée par les commentateurs devant le débat Sud Radio peut donc étonner, en réalité, elle souligne avec force la méfiance plus générale qu’ils éprouvent à l’égard des Institutions en place. Les médias et les institutions qu’ils représentent, comme expliqué dans l’essai La langue des médias, Destruction du langage et fabrication du consentement, de Ingrid Riocreux paru en 2018, illustre bien que les médias parlent un langage étranger à celui du “peuple”. Les médias traiteraient médiocrement l’information et l’actualité, détourneraient les questions importantes et se montreraient malhonnêtes à l’égard de leurs spectateurs. C’est ce sentiment qui semble être mis en avant dans les commentaires des internautes : à plusieurs reprises, ils se plaignent de la malhonnêteté et de l’hypocrisie se cachant derrière le débat inutile voire vide entre le journaliste de Sud Radio et des deux intervenants. L’internaute sous le pseudo de Cugel met en avant l’impertinence de l’enjeu du débat qui, selon lui, dissimulerait une “question plus intéressante”, à savoir si “les médias (ne sont) pas en train de manoeuvrer pour faire réélire Mac rond”. Dans la lignée, l’internaute O K ajoute que les “invitez sont malhonnêtes” et “déforment ss propos les revissent pour faire des buzz e cette malhonnêteté des journalistes rend zemmour sympathique au yeux de beaucoup de gens”. Le commentateur sous le nom JFl Adventure souligne cette malhonnêteté à partir du constat de la versatilité des journalistes qui “raconteront l’inverse si la situation change – Toujours la bien pensance”.
Yeshuah de Nazareth met lui en lumière l’ironie, et par là non seulement la malhonnêteté, mais aussi la vacuité derrière la question du débat en affirmant “Un débat sur Zemmour pour savoir si Zemmour est médiatisé? Vous vous foutez du monde”. L’internaute fait remarquer la contradiction résidant dans le fait pour les médias de faire une critique même de ce qu’ils font en produisant ce débat : en débattant sur la montée de Zemmour dans les sondages à cause, ou non, des médias, ils parlent de Zemmour dans les médias. Enfin, l’internaute poiu17472 fait également état de cette ironie et également du débat vide en faisant remarquer l’identité entre ce que critiquent les intervenants chez Zemmour et leur propre propos : “Donc, nous avons d’un côté un politologue qui a écrit un livre sur le populisme et répète que zemmour est un populiste et de l’autre un expert qui répète que Zemmour se répète…”. En sommes, les internautes montrent leur méfiance face à des médias, qui, de par leurs discours impertinents et contradictoires donnent aux commentateurs le sentiment qu’on se moque d’eux et que ces paroles sont intéressées. En l’occurrence, pour la plupart des internautes, il s’agirait pour les médias de parler d’Eric Zemmour dans l’optique de faire élire Emmanuel Macron.
Si c’est par ce discours malhonnête que la méfiance des commentateurs envers les institutions semble grandir, les internautes soulignent une raison supplémentaire qui justifierait cette méfiance : les médias et les internautes ne parlent pas le même “langage” – le premier, “savant”, “élitiste” méprise le second qui lui est étranger : celui du “peuple”. Or comment faire un avec des institutions qui ne “nous” comprennent pas ? Comment être pro-institutions si les spectateurs français ont le sentiment d’être mis à l’écart du système, dans un rapport hégémonique, inégal. C’est ce que semble vouloir pointer du doigt l’internaute Clown World – dont le sarcasme se retrouve par ailleurs dans le pseudo. « Deux gugus prennent les gens pour des automates sans cervelle. « discours simpliste » « répétition » « bulle zemmour ». Le discours de zemmour n’est pas un effet de mode. C’est un discours qui fait l’observation de la réalité. Les gens qui ne sont pas des bobo parisiens vivent dans cette réalité et la voient évoluer dans le mauvais sens. Pif et hercule sont deux bobo journalistes parisiens qui croient qu’un diplôme rend intelligent. C’est en le montrant qu’ils affichent leur stupidité.”
Une autre commentatrice, Angellique Brillet, attire aussi l’attention sur ce qu’ils perçoivent comme du mépris envers les français, à l’exception des “bobo parisiens” : “Idées simplistes? Vous êtes méprisants ! Quelle arrogance ! Et les vôtres sont tellement complexes, telles intelligentes quelles n’ont résolu aucun problème !”. L’internaute Kalt Kalt odieux ! se rallie également à cette opinion en affirmant “Ça vol pas haut….Ces gens nous en disent plus sur eux même que sur Zeymour. Quand les « idées simplistes », d’un « candidat simpliste », sont approuvées à 80 % par un « électorat simpliste » qu’est ce qu’on fait ? On dissout le peuple ou on a un président simpliste ? Le « Jauréssien » à sûrement une idée bien socialiste sur la question.” lbert GAPATA ajoute que “Les idées simplistes de Zemmour dérangent , puisqu’elles ressemblent à l’opinion du peuple que le pouvoir se borne à ne pas entendre !”Michel Goarant affirme lui que “Une idée simple n’est pas néccessairement “simpliste”. Enfin Jacques Chabert pense qu’Eric Zemmour “dis haut se que beaucoup pense tout bas, voila pourquoi il monte apres qu’il passe president on verra, c dommage qu’il pas comment il veux remonté la france”. Notons que le mépris dont seraient victime les spectateurs et l’étrangeté qu’ils éprouvent vis-à – vis des institutions les poussent – non sans surprise – à rechercher un représentant anti-système, dont les thèses et les discours vont à contre-courant de ceux en place. Or Eric Zemmour incarne cette figure : de par son langage simple et direct, il met fin aux discours politiques complexes et aux mesures très détaillées, et se rend ainsi audible. Il donne une vision, sans en donner plus il affiche une vision. Il leur offre un socle de convictions et de sécurité, à savoir ce que manquent d’exprimer les personnages et responsables politiques en place selon ces électeurs
Eric Zemmour, le faire valoir d’Emmanuel Macron ?
Pour bon nombre d’internautes, Eric Zemmour ne serait qu’un pion utilisé par Emmanuel Macron et ses soutiens afin de garantir la réélection du président.
Il y a une majorité de commentaires qui affichent un mécontentement voire de la colère à l’encontre d’Emmanuel Macron alors même qu’il n’est pas directement concerné par la vidéo. Beaucoup de commentateurs pensent que la montée en puissance d’Éric Zemmour va servir Emmanuel Macron. Certains même disent que cette montée en puissance est orchestrée par le président via son influence sur les médias ou sur les financements de la campagne d’Eric Zemmour. On a donc une majorité de commentateurs qui expriment une extrême méfiance vis-à-vis des institutions et du pouvoir en place, alors même que les intervenants ne prennent pas ce parti-là, du moins pas explicitement.
Sur l’influence d’Emmanuel Macron dans le financement de la campagne d’Eric Zemmour, on relève plusieurs commentaires qui évoquent le fait que la banque Rothschild soutient Eric Zemmour. Il y a un commentateur qui assène par 3 fois lors de 3 conversations différentes le rôle de Rothschild. On comprend que, selon lui, la banque dans laquelle a exercé Emmanuel Macron finance Éric Zemmour afin que ce dernier prenne les voix de Marine Le Pen. L’idée est que l’institution bancaire, en connivence avec le président actuel, chercherait à diviser les voix de l’extrême droite pour garantir le succès d’Emmanuel Macron :
Chrys n’est pas le seul à soutenir cette théorie. C’est le cas aussi de Prano E. de Syrius.
Une enquête sérieuse de la cellule investigation de Radio France a montré qu’au 18 rue du Faubourg-Poissonnière à Paris se trouve une boîte aux lettres où arrivent des dons faits à l’association des amis d’Eric Zemmour. Le propriétaire de cette boîte aux lettres est Julien Madar. Il a fait une année de césure chez Rothshild où il était spécialiste de la fusion acquisition. Il assume partager les idées d’Eric Zemmour et explique lui donner des conseils sur la finance. Un autre protagoniste, Jonathan Nadler, passé par Rothschild également, s’occuperait du programme économique du futur candidat. Il y a donc véritablement un lien entre d’une part la banque Rothschild et ces deux « Startupers » et d’autre part ces deux “Startupers” et Eric Zemmour. Néanmoins, sous-entendre que Emmanuel Macron contrôle le financement de la campagne du polémiste comme le fait Chrys en affirmant : “Il est le cheval de Troie de Manu” est un raccourci hasardeux et peu vraisemblable. D’autres commentateurs affirment que Emmanuel Macron se sert de Eric Zemmour à travers “son influence sur les médias”. L’idée ici est que, toujours en vue de sa réélection, le président contrôlerait la présence médiatique d’Eric Zemmour.
Il semblerait que l’on puisse parler de propos complotistes ici. Selon Edgar Szoc, auteur de Inspirez, Conspirez. Le complotisme au XXIè siècle, la théorie du complot se définit comme “ce qui entend apporter une réponse à une question irrésolue, en assumant que la réalité n’a rien de commun avec ses apparences. Pour ce faire, les partisans de cette théorie dépeignent les conspirateurs comme surnaturellement compétents et mal intentionnés. Enfin, elle se fonde sur la recherche d’anomalies et s’avère irréfutable.” Ici, le caractère irréfutable de la “réalité” soutenue par ces commentateurs se traduit par exemple avec l’impératif “Réfléchis !” utilisé par Chrys avant que celui-ci n’explique sa vérité. On voit aussi que les commentaires sont assez succincts. Les internautes, pour la plupart, alertent sans chercher à prouver méthodiquement, comme si les anomalies constatées par eux parlaient d’elles-même.
On peut penser que la ligne éditoriale de Sud Radio est de nature à attirer des commentateurs aux tendances complotistes. En effet, il lui a été reproché de relayer de nombreuses théories complotistes dans le cadre de l’épidémie COVID 19. Selon un article publié le 9 avril 2021 par le magazine Capital, la plateforme YouTube a même supprimé une vidéo de la chaîne “Sud Radio” sur le sujet des vaccins pour cause de diffusion de fausses informations.
Il y a un autre commentaire révélateur de la sensibilité du public de sud radio aux théories complotistes. L’internaute “HOMME LIBRE” a choisi cette vidéo pour poster un message rédigé au préalable sur un logiciel de traitement de texte et qui relaie des théories complotistes sur la gestion de l’épidémie COVID 19 par l’Etat français. Ce passage illustre particulièrement bien la théorie du complot : “Si le danger était réel, à une échelle jamais vue, comme ils aimeraient nous le faire croire, la répression sanitaire sur le terrain et la propagande médiatique dont l’objectif est d’exagérer la situation, n’auraient pas lieu d’être”. Le fait de poster un commentaire qui n’a rien à voir avec le sujet de la vidéo à laquelle il est rattaché fait partie d’une stratégie de recherche de visibilité auprès d’un public que l’auteur aura repéré comme potentiellement favorable à son message. Même si ce commentaire n’a reçu que 2 j’aime et un commentaire réprobateur, il reste significatif du penchant complotiste d’une partie des auditeurs de sud radio.
On peut aussi penser que c’est le simple fait qu’une plateforme telle YouTube permette de débattre virtuellement qui entraîne une détérioration de la pensée laissant place aux théories complotistes. Pour Hannah Arendt, la pensée nécessite trois éléments : un retrait du monde commun, l’intégration de l’expérience singulière et un certain amour du monde.
H. Arendt dit que l’activité de penser nécessite de se mettre à l’écart du monde des phénomènes pour entretenir un dialogue silencieux avec soi-même. Toute pensée nécessite que l’on s’arrête pour réfléchir. Avec cette idée de dialogue interne, on retrouve l’idée que l’Homme existe essentiellement dans la pluralité, notion très chère à Hannah Arendt. Avec les médias numériques tels que Youtube, les citoyens sont sans cesse incités à s’exprimer instantanément, notamment sur des sujets politiques, comme c’est le cas pour la vidéo analysée. On peut penser que cette extrême instantanéité met en péril la construction de la pensée et donc la qualité de “l’espace public virtuel”. De plus, on ne retrouve aucune forme d’amour du monde dans les commentaires, alors même que cet élément est indispensable à la pensée.
Débats sur Eric Zemmour, reflet d’une prise de distance de la population à l’égard de la politique et d’un scepticisme démocratique grandissant
En optant pour ce débat quelque peu hypocrite, Sud Radio contribue-t-il à renforcer le sentiment croissant de mise à l’écart des spectateurs français par rapport à la politique en soulignant l’existence d’un ‘’nous’’ face à un ‘’vous’’? Cela expliquerait pourquoi la vidéo a seulement été commentée 233 fois alors qu’elle comptabilise plus de 18000 vues, et pourquoi les commentateurs vont plus facilement débattre à l’encontre de l’émission, créant un effet à contre-courant.
En revanche, on constate en faisant défiler tous les commentaires et en comptant manuellement que plusieurs commentateurs débattent entre eux. En effet, 30 posts sont commentés par d’autres internautes. La plupart de ces commentaires ayant obtenu des réponses ont été postés peu après la publication de la vidéo, les premiers à regarder seraient donc également les plus investis et/ou les plus ouverts au débat. Le commentaire avec le plus de réponses en a obtenu 19. Il est intéressant de voir que ces 19 réponses sont écrites par 3 personnes différentes seulement, dont l’auteur du commentaire initial. Les débats écrits sont donc similaires au débat de Sud Radio, dans la mesure où ils se déroulent entre un nombre limité d’individus. Un utilisateur publiant sous le pseudonyme Hyppolitre De La Vinasse est très actif puisqu’il a commenté la vidéo ainsi que plusieurs commentaires écrits par d’autres utilisateurs. Il semble être pro Zemmour et paraît assez condescendant, n’hésitant pas à se moquer ouvertement du raisonnement des autres. Il a même répondu à deux personnes avec le même commentaire, ce qui signifie qu’il a copié collé, et a cherché un type spécifique de commentaire qui affichait un avis contraire au sien dans le but de s’y opposer. C’est un cas intéressant puisqu’il s’évertue à exposer son opinion de manière construite tout en créant une atmosphère qui nuit au débat.
Ensuite, plusieurs débats ont lieu sous les premiers commentaires, tandis que les plus récents sont moins nombreux et tendent à être commentés par des personnes qui partagent le même avis. Il n’y a donc pas vraiment de conversation entre les internautes qui sont d’accord entre eux, et plus le temps passe moins les spectateurs interagissent avec la vidéo ou entre eux. Seulement 3 commentaires ont été rédigés plus d’un mois après la publication de cette dernière : le temps peut donc être un frein au débat. Malgré tout, certaines personnes répondent simplement pour compléter un argument (souvent complotiste) et y ajouter d’autres éléments, ce qui en fait des commentaires riches en information et intéressants à analyser.
De plus, malgré la divergence d’opinions entre les commentateurs concernant les raisons pour lesquelles les médias parlent autant de Zemmour, ils se rejoignent dans l’idée que ce n’est pas un acte anodin et qu’ils ne sont pas transparents vis-à-vis de leurs intentions. Ce qui saute aux yeux en lisant les commentaires, c’est une paranoïa collective qui prend de l’ampleur au fur et à mesure que les médias perdent la confiance de leurs spectateurs. Finalement, l’ironie se trouve dans le fait que Zemmour ne soit pas la première source d’inquiétude pour une majorité de commentateurs, et pour cause: il va dans le sens de la logique complotiste. Une vidéo publiée par Médiapart le 8 Novembre 2021 sur Youtube aborde ce sujet et nous fait comprendre que son traitement médiatique le rend en réalité légitime aux yeux des gens en quête de sens car ‘’Moins ils sont validés par le système et plus ils en deviennent crédibles’’.
Les réactions suscitées par cette tentative de débat ratée reflètent par conséquent une fracture grandissante entre la population et les institutions politiques et médiatiques. On observe un refus assez unanime de la part des spectateurs et commentateurs de débattre avec les médias, qui semblent s’éloigner progressivement des intervenants et de leurs attentes en leur imposant une propagande politique omniprésente. Les deux parties ne s’écoutent plus, ne se comprennent plus, et ont leurs propres sujets de conversation: on assiste là à l’évolution de deux espaces publics fermés et bien distincts. A long terme, les médias sont-ils un danger pour la démocratie? Le débat proposé n’en est pas vraiment un et est plutôt restreint quant aux intervenants, la solution serait-elle de faire en sorte que les commentateurs se sentent plus investis dans la vie politique et considérés comme de réels acteurs à qui on doit laisser la parole, en les contactant depuis le plateau ou en lisant leurs commentaires pendant l’émission?
Bibliographie
- Arendt, Hannah. Les Origines du totalitarisme, 1951, trad. fr. en 3 t. 1972, rééd. Gallimard, coll. « Quarto », 2002
- Riocreux, Ingrid. La Langue des médias, Destruction du langage et fabrication du consentement, L’Artilleur, Paris, 2018.
- Szoc, Edgar. Inspirez, Conspirez. Le complotisme au XXIè siècle, La Muette/ Le bord de l’eau, Paris, 2016.
Webographie
- Henni, Jamal. Capital, Sud Radio dans le collimateur de YouTube, 9 avril 202.
- Médiapart. (2021, 8 Novembre). Usul. Philippot, Asselineau : le complotisme se porte bien [Vidéo]. Youtube. https://www.youtube.com/watch?v=_HUiwZJgTT8&t=332s&ab_channel=Mediapart
- Randé, Philippe. Derrière Eric Zemmour, un banquier et un patron de start-up, Enquête, France Culture, 17 septembre 2021
- Roux, Caroline. De Tarlé, Axel. Sondage : la bulle Zemmour, C dans l’air, France 5, 07 octobre 2021. 64 minutes.
Nous tenions en premier lieu à vous remercier pour l’écriture de cet article riche et intéressant. La qualité de vos recherches et le travail sur l’angle des questions posées offrent une lecture précise et organisée du phénomène analysé. En retour, nous vous proposons de répondre à quelques-unes de nos interrogations suscitées par cette lecture.
Vous avez défini l’imbrication de la mise en scène de ce double débat et l’oubli du sujet du débat à travers le point central qu’est la fracture entre la population et les institutions politiques et médiatiques. Illustrés à travers le refus du débat, voire une incapacité à communiquer, ces deux espaces publics distincts (Radio/Youtube) ne reflètent cependant pas les mêmes réalités. C’est cette scission qui engendre la méfiance du peuple envers les institutions et qui s’opère dans un mépris mutuel. La différence de plateforme entre les deux acteurs hiérarchise également les propos de chacun, les commentateurs de Youtube ne se sentant pas concernés ou représentés dans le discours des journalistes.
Ensuite, l’expression « Or Eric Zemmour incarne cette figure : de par son langage simple et direct, il met fin aux discours politiques complexes et aux mesures très détaillées, et se rend ainsi audible. Il donne une vision, sans en donner plus il affiche une vision » a suscité notre intérêt. Est-elle issue d’un commentaire ? Si le mépris qu’éprouvent les commentateurs pour les médias et les institutions est bien détaillé dans l’article, nous nous demandions quelle était la tendance majoritaire vis-à-vis de la médiatisation de Zemmour. Lui est-elle plutôt favorable ? Pensez-vous que le fait même de commenter la présence médiatique de Zemmour constitue en soi une prise de position ?
Nous nous sommes également attardées sur un autre passage de votre article. Vous repérez dans les commentaires une « méfiance : les médias et les internautes ne parlent pas le même “langage” […] Comment être pro-institutions si les spectateurs français ont le sentiment d’être mis à l’écart du système, dans un rapport hégémonique, inégal. » L’interactivité entre les médias et les auditeurs/spectateurs pourrait-elle, selon vous, venir pallier cette fracture ? Plus précisément, pensez-vous qu’une solution serait de faire en sorte que les commentateurs se sentent plus investis dans la vie politique, qu’ils soient considérés comme de réels acteurs à qui on peut et doit laisser la parole, en les contactant depuis le plateau ou en lisant leurs commentaires pendant l’émission ?
A cet égard, un point nous a semblé intéressant dans l’émission même : un sondage est effectué sur Twitter par rapport au sujet de l’émission, puis commenté par les intervenants. Cette forme d’interactivité n’est pas parfaite, il ne s’agit pas d’aller jusqu’à lire les tweets des auditeurs mais simplement de prendre en compte un sondage informel sur le sujet. Au même titre, d’autres émissions de la radio prennent parfois des appels des auditeurs. Cette approche vous semble-t-elle pertinente pour renouveler (dans une certaine mesure) le rapport de confiance abîmé entre les médias et ceux qui les consomment ?
Nous pourrions alors parler du décloisonnement des espaces publics, pour reprendre la pensée habermassienne, dans cette discussion transversale qui pourrait s’aménager entre les médias et les citoyens. Toujours sur le même sujet, pour aller un peu plus loin (pas trop, nous l’espérons), pensez-vous qu’une plateforme comme Twitch, où les commentaires en live sont réellement pris en compte par les intervenants, pourrait permettre de créer une sorte de pont dans ce fossé communicationnel ? Ce point nous intéresse d’autant plus qu’il pourrait soulever un paradoxe par rapport à un autre passage de l’article. Vous placez le besoin de retrait du monde et du dialogue interne travaillé par Hannah Arendt comme contradictoire avec le fonctionnement des médias numériques: « On peut penser que cette extrême instantanéité met en péril la construction de la pensée et donc la qualité de “l’espace public virtuel” ».
En somme, pensez-vous qu’un contenu similaire à cette émission de Sud Radio publiée sur Youtube, mais se déroulant dans un autre contexte médiatique, pourrait produire des commentaires et réactions différentes ? Ou, au contraire, estimez-vous que les médias numériques, d’autant plus un média qui promeut l’instantanéité extrême comme Twitch, posent des limites structurelles ?
Enfin, nous avons saisi l’ambivalence médiatique que suscite Eric Zemmour. Tout d’abord, une partie des commentateurs véhiculent des propos complotistes en faveur ou non d’Eric Zemmour. Ensuite, ses idées touchent une autre partie des citoyens et des commentateurs qui défendent ses idées, on le voit notamment lorsque vous citez l’utilisateur Ibert GAPATA « Les idées simplistes de Zemmour dérangent, puisqu’elles ressemblent à l’opinion du peuple que le pouvoir se borne à ne pas entendre ! ». Parce qu’il porte des idées populistes, polémiques et simplistes, il veut se présenter comme un candidat à part des autres, en créant à la fois une relation de rejet et de fascination avec les médias. De fait, nous nous demandons comment Eric Zemmour ait pu bénéficier d’une aussi large couverture médiatique ? Bien qu’il fut invité sur les plateaux de télévision ou de radio en tant que journaliste politique, n’est-il pas soumis à la réglementation du pluralisme politique du CSA depuis sa présentation officielle à l’élection présidentielle diffusée le 30 novembre 2021 sur sa chaîne Youtube ?
Aussi, nous nous interrogeons sur sa persona médiatique. Alors qu’il se place en porte-à-faux des institutions politique et médiatique, comment se fait-il qu’il ait une place aussi grande dans les médias ? En refusant pendant longtemps d’officialiser sa candidature à l’élection présidentielle, il a non seulement provoqué l’agitation mais aussi l’interrogation. Nous avons pensé à un parallèle avec l’élection de Donald Trump en 2017. Ce dernier était moqué et peu de gens le prenaient au sérieux. Mais sa présence médiatique fut telle qu’il réussit à gagner des électeurs et fut élu président des Etats-Unis. Pensez-vous que le cas d’Eric Zemmour puisse ne reposer que sur sa présence dans l’espace public ?
Merci encore pour cet article, il nous a réellement donné matière à penser, et nous avons hâte de lire vos retours !
Emilie, Axelle et Julie
Nous vous remercions pour l’attention que vous avez porté à notre article et pour votre commentaire riche et très intéressant. Nous allons tenter de répondre à toutes vos interrogations du mieux possible.
A propos de l’expression » Or Eric Zemmour incarne cette figure : de par son langage simple et direct, il met fin aux discours politiques complexes et aux mesures très détaillées, et se rend ainsi audible. Il donne une vision, sans en donner plus il affiche une vision ». Cette phrase n’est pas issue d’un commentaire, mais est constitutive de notre analyse. Nous y constatons une répétition qui ne devrait apparaître et nous vous remercions de nous l’avoir fait remarquer au travers de ce commentaire.
Ensuite, nous ne dirions pas que la tendance majoritaire dans les commentaires était favorable à l’élection d’Eric Zemmour. Certes, on a pu trouver plusieurs commentaires qui soutenaient pleinement sa candidature, mais ils n’étaient pas dominants. Pour beaucoup d’utilisateurs, il n’est qu’un pion manipulé. C’est pourquoi peu de commentaires se concentraient réellement sur lui, de manière positive ou négative. Toutefois, si l’on prend en compte les conséquences négatives envisagées par les internautes, alors nous pourrions dire que la tendance majoritaire est implicitement contre la candidature de Zemmour. D’autre part, nous pensons effectivement que le fait même de commenter la présence médiatique de ce dernier peut constituer une prise de position, surtout lorsque cela est fait à plusieurs reprises, puisque cela ne fait que nourrir la polémique.
Ensuite, comme nous l’avons fait remarquer plus tôt, il y a une contradiction dans le fait de produire un débat qui est le même que leur objet de questionnement, voire de critique. Médiatiser Zemmour alors que l’on se pose la question de savoir si ce n’est pas sa médiatisation qui contribue à sa montée dans les sondages, c’est assez ironique. C’est pour nous révélateur d’une prise de position de la part de ce média. Sans nécessairement être pro Zemmour, Sud Radio ne se fait pas très critique du candidat à l’élection, et, nous le savons, est un média de droite, voire d’extrême droite, qui s’accorde de fait sur certaines des thèses de Zemmour.
Pour continuer, à propos de la question de savoir si nous pensons qu’une manière de pallier la fracture interactive entre les médias et leur auditeurs serait d’investir davantage les commentateurs dans la vie politique, notamment en les contactant depuis le plateau, ou en lisant leurs commentaires pendant l’émission, la réponse est sans conteste oui. Les plateformes numériques et leurs espaces dédiés aux commentaires, discussions et débats constituent de nouveaux espaces publics, visible de tous, y compris des institutions politiques et médiatiques. A ce titre, il peut paraître surprenant de voir qu’un nombre colossal de média publie sur ces plateformes, recevant automatiquement des vues, « likes », « dislikes » et commentaires, sans qu’ils n’y prêtent attention. Le simple fait de répondre aux commentaires laissés par les internautes aurait pour effet de prendre en compte leur parole et de lui accorder une importance.
Ensuite, la forme d’interactivité proposé par Sud Radio en prenant en compte un sondage informel sur le sujet ne nous paraît pas tout à fait pertinente pour renouveler le rapport de confiance entre les médias et ses spectateurs. Comme le manifestent les commentaires, il semble être exprimé par les internautes le désir d’être entendu, d’être écouté pour ce que qu’ils « ont à dire », ce au delà du cadre rigide qu’impose un sondage dont la question est encore formulée par le média et à laquelle on ne peut répondre que par “oui” ou par “non”.
Cependant, nous pensons qu’il relève avant tout de la responsabilité des acteurs politiques (l’administration) et non des médias, qui sont avant toute choses des médiateurs, d’investir davantage les spectateurs (la population) dans la vie politique.
Relativement à Twitch et H.Arendt :
Effectivement, nous pensons qu’il existe une incompatibilité structurelle entre l’action politique par la délibération et l’instantanéité de l’expression encouragée par les médias numériques. Nous incluons donc Twitch. Nous pensons en revanche que des initiatives telles que la consultation « République Numérique », bien qu’elle ne soit pas prise en charge par un média peut faire émerger un discours rationnel. Ainsi, nous n’affirmons pas que numérique et action politique sont incompatibles. La différence entre une plateforme telle que Twitch et celle qui a géré la consultation RN consiste en ce que cette dernière invite les participants à se former avant d’intégrer le débat. Ainsi, nous estimons qu’ils peuvent davantage prendre le recul cher à Hannah Arendt et éviter la participation sur le mode passionnel.
Quant à votre question sur la règlementation du pluralisme pour Zemmour, nous avons indiqué au début de notre article que le CSA avait décidé de le considérer comme candidat présumé avant même l’officialisation de sa candidature et donc de décompter son temps de parole. Comme ce sont les chaines et les radios qui sont soumises au principe du pluralisme, ce sont à elles que revient l’obligation de le respecter. Hors période électorale, le temps de commentaires de ces derniers ne sont pas pris en compte.
Enfin, nous trouvons votre parallèle avec Trump très juste, et nous pensons que lui et Zemmour ont un succès médiatique qui repose sur la même recette. Ces deux personnalités savent rester au cœur de l’actualité en s’exprimant clairement sur des sujets qui font débat dans notre société.
Merci encore pour vos commentaires.
Claire, Clara, Ilona et Noémie.