Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

À l’approche des présidentielles américaines, la chaîne YouTube Jubilee propose un format de débat innovant intitulé Surrounded, où un participant seul est confronté à un groupe, sans modérateur. Suivie par plus de 9 millions d’abonnés, Jubilee est une plateforme qui cherche à provoquer la compréhension et à créer du lien humain en abordant des sujets polarisants et souvent tabous. Dans l’épisode “Can 1 Woke Teen Survive 20 Trump Supporters?” aux plus de 14 millions de vue, Dean Withers, jeune démocrate, débat face à 20 supporters de Trump. Mêlant confrontation intense, diversité des perspectives et vérification des faits, Surrounded transforme le débat politique en un réel divertissement, offrant un regard original sur la polarisation des opinions dans l’espace public numérique.

Le débat Surrounded : un jeu d’interruption

L’absence de modérateur met en lumière une sorte d’anarchie en termes de distribution de parole, introduisant une dynamique chaotique où les participants peuvent s’interrompre librement. Dans l’épisode analysé “Can 1 Woke Teen Survive 20 Trump Supporters?”, cette absence de régulation crée une atmosphère où Dean, le « woke teen », doit constamment se battre pour se faire entendre. Par ailleurs, la fréquence durant laquelle les deux partis parviennent à prendre la parole est à peu près équivalente. En effet, le temps de parole de Dean représente 45% de la discussion, contre 55% pour le camp des républicains, un léger déséquilibre qui ne constitue néanmoins pas un écart flagrant, au vu du nombre de personnes qui ont eu l’occasion de participer.

Bien qu’il n’y ait pas de modérateur dans le débat, la régulation informelle repose sur un système de red flags (drapeaux rouges) : lorsqu’un intervenant pro-Trump accumule 10 drapeaux rouges de la part des autres membres du groupe, il est interrompu, et un nouveau participant peut prendre sa place – en se précipitant sur la chaise. 

Cette mécanique, de censure et de compétition pour la parole, bien qu’elle ajoute un aspect ludique et interactif, perturbe le flux des arguments et fragilise la continuité du débat, renforçant l’aspect compétitif au détriment de l’échange constructif. Le débat devient un jeu d’interruption où sont privilégiés la rapidité et l’approbation collective.

Le débat Surrounded : un jeu de provocation

Dans le format Surrounded, le débat ne repose pas sur des questions ouvertes, mais sur des affirmations lancées par l’intervenant seul (Dean, dans cet épisode), que les membres du groupe adverse doivent réfuter. Ce choix de Jubilee place Dean dans une position avantageuse, puisqu’il définit le cadre des échanges. Plutôt que d’explorer un sujet, le débat devient un affrontement où chaque participant cherche à déstabiliser l’autre, alimentant ainsi une forte polarisation. 

Par exemple, l’échange tendu où Dean demande, « Do you mind answering my question? » et reçoit un simple « No » illustre ce climat conflictuel, renforçant une absence de dialogue véritable. Cette atmosphère, semblable aux débats télévisés, exacerbe des comportements exubérants et des interruptions virulentes, comme lorsque Dean réagit, visiblement frustré : « Well if you allowed me to speak » (1:26:44).

Bien que cette vidéo ne soit pas diffusée à la télévision, elle s’inspire largement du modèle des débats télévisés. Gaël Villeneuve (Les débats télévisés en 36 questions-réponses, 2013) dénonce le déclin de l’argumentation dans les débats politiques, souvent réduits à une simplification excessive. Ici, la structure du débat reflète une polarisation caricaturale : une Amérique rurale et conservatrice face à une vision plus progressiste et urbaine, sans espace pour une troisième voie ou une véritable recherche d’entente. Ce jeu, loin de favoriser la compréhension, transforme le débat en une performance provocatrice, où le spectacle prime sur la réflexion.

Le débat Surrounded : un jeu interactif 

Dans cette vidéo, la structure dynamique et les changements fréquents de plans servent à capter l’attention du spectateur, tandis que la rupture du quatrième mur, qui consiste à briser la barrière entre personnes à l’écran et spectateur, joue un rôle crucial pour l’engagement direct du public. En effet, en regardant droit dans la caméra, Dean établit une connexion avec les spectateurs, cherchant à les ramener dans le débat, afin qu’ils se sentent concernés par les éléments qui sont exposés. Cette technique renforce non seulement la crédibilité de ses arguments, mais permet aussi de créer une complicité en rendant les spectateurs plus investis émotionnellement.

Le fait de lancer des regards furtifs et de sourire directement à la caméra, et donc aux spectateurs, permet à Dean de tourner en ridicule ses interlocuteurs, en affichant des expressions faciales qui soulignent son désaccord avec les arguments avancés par ses adversaires. Le spectateur est, dans cette situation, le seul soutien que Dean peut trouver face à toutes les personnes qui défilent devant lui et qui cherchent à le déstabiliser.

La rationalité habermassienne à l’épreuve des Pro-Trump

Bien que la structure de ce débat diffère de celle des cafés-débats décrits par Habermas (Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, 1962) on y retrouve certains principes : tout le monde peut suivre le débat et y participer dans la mesure où on parvient à s’asseoir sur la chaise à temps. Toutefois, on semble s’éloigner de la rationalité mise en avant par le philosophe de l’École de Francfort. Les supporters de Donald Trump privilégient les arguments émotionnels et le recours au pathos, en particulier l’humour, afin d’éclipser les arguments factuels et rationnels avancés par le démocrate.

La chaîne tente de répondre à l’exigence de rigueur habermassienne avec un système de fact-checking. Une zone de texte apparaît au bas de l’écran lors de l’énoncé ou de la remise en cause de chiffres, fournissant au spectateur des informations chiffrées issues de Straight Arrow News, média qui se dit fondé sur les faits et “véritablement impartial”.  Cependant, ce mécanisme de fact-checking est ajouté en post-production, et les participants eux-mêmes ne sont pas informés des corrections apportées à leurs propos, ce qui crée une dynamique de vérification asymétrique visible uniquement par le spectateur et laissent les pro-Trump énoncer des contre-vérités sans être contredits sur le moment. Bien que leurs arguments soient discrédités à l’écran, les participants semblent « gagner » certaines joutes verbales. Dean, quant à lui, est venu armé de données chiffrées qui, validées en temps réel par le fact-checking, renforcent la solidité de ses positions. Cependant, ce concept de fact-checking reste insuffisant pour garantir la rigueur de la rationalité habermassienne, car il n’est pas intégré au débat en temps réel et échoue à rétablir une véritable discussion factuelle. 

On pourrait également voir dans la construction de cette vidéo une tentative de manipulation qu’Habermas discute dans sa critique de l’espace public. En effet, la chaîne sur laquelle la vidéo est publiée est dirigée par des démocrates, et le woke teen, plus renseigné que ses interlocuteurs, est en meilleure position pour convaincre les spectateurs de la légitimité de Kamala Harris au pouvoir. L’ambiance hostile de ce « 1 contre 20 » renforce cette dynamique, suscitant une forme de sympathie envers le jeune homme, que l’on pourrait presque imaginer pris en otage, encerclé par une vingtaine d’adversaires. Cependant, la diffusion d’un autre épisode Surrounded où les rôles sont inversés (1 conservateur v.s 25 étudiants libéraux) nuance cette interprétation et invite à relativiser l’hypothèse d’une partialité systématique.

Pour le duel final, Dean choisit son adversaire parmi les supporters de Trump. Contrairement aux échanges précédents, ce face-à-face s’organise autour d’un sujet choisi par le supporter de Trump — en l’occurrence, une affirmation forte : « L’avortement est moralement répréhensible et injustifiable ». Cette confrontation plus ciblée crée un véritable moment de discussion, où les arguments de chacun peuvent être développés de manière plus posée et approfondie. Elle offre au spectateur une conclusion plus structurée, tout en conservant la tension et la polarisation propres au débat.

La polarisation au détriment du dialogue constructif

Ce projet reste avant tout guidé par une logique financière. La forme même de ce débat est pensée pour créer des moments de confrontation plutôt que des moments d’échange, favorisant la création de TikTok aussi brefs que viraux. Bien que la chaîne soit relativement populaire, la vidéo se distingue par son nombre de vues, potentiellement grâce aux algorithmes, comme l’explique Patrick Flichy (Internet et le débat démocratique, 2008). Ce dernier insiste sur le rôle de la médiation dans les espaces publics sur Internet, et celle-ci est justement absente de la vidéo, à l’exception des drapeaux rouges.

En ce qui concerne le contexte physique du débat, la thèse de Richard Sennett (The Fall of Public Man, 1977) sur les espaces de débat offre une analyse passionnante. Pour lui, certaines architectures stimulent la curiosité et le dialogue. Or, le décor industriel de cet entrepôt ne paraît pas propice à un échange d’idées constructif. Il n’y a ni couloir, ni art, ni télévision pour illustrer les propos des participants mais plutôt un underground où aurait lieu un match de boxe ou une prise d’otage. Si on suit la théorie de Sennett, ce lieu est en réalité tout à fait conçu pour encourager l’opposition plutôt que l’entente et la discordance plutôt que le consensus. 

Un espace public plus inclusif 

Dans le cadre de l’analyse de la vidéo et de sa diffusion sur Internet, on peut retrouver des éléments qui résonnent avec l’approche de Patrick Flichy (Internet et le débat démocratique, 2008) sur l’espace public numérique. Ce débat, bien que diffusé sur une plateforme en ligne, illustre une pluralité d’expressions, en faisant intervenir des Américains d’origines différentes, ainsi qu’une participation élargie : les participants ne sont pas des professionnels de la politique. En cela, la vidéo s’inscrit dans un projet qui cherche à promouvoir un espace public plus inclusif, à l’image de la vision de Nancy Fraser (Rethinking the Public Sphere, 1990). Elle défend l’idée d’un espace public pluraliste, où les voix issues de publics différents pourraient interagir sans nier leurs différences.

Cependant, cette ouverture apparente dissimule des inégalités dans la prise de parole et la représentation des voix. Omar, un Cubain ancien détenu, et Luke, un homme blanc, monopolisent à eux deux un quart du temps de parole. Ces deux hommes rejoignent au plus vite la chaise, puis restent assis plus longtemps, empêchant les autres candidats d’ accéder à la parole et ne laissant pas Dean s’exprimer. Sur 20 participants, seules 6 sont des femmes, et l’une d’entre elles n’intervient même pas. Les pro-Trump, bien qu’encouragés par leur groupe à travers des signes de soutien (rires, tapes dans le dos, poignées de main) subissent une forte pression une fois sur la chaise, notamment en voyant les « red flags », signalant leur position minoritaire. Ils choisissent souvent de s’exprimer uniquement lorsqu’ils se sentent confiants dans leurs arguments.

Ces dynamiques montrent que, malgré une intention affichée d’inclusion et de diversité, avec plus de la moitié des participants issus de minorités, des inégalités qualitatives et quantitatives subsistent dans la prise de parole. Cela soulève des questions sur la manière dont ces espaces numériques, bien qu’inspirés par des idéaux pluralistes, reproduisent parfois les asymétries et hiérarchies propres aux espaces publics traditionnels.

Conclusion 

Cette vidéo de Jubilee représente l’une des évolutions possibles de l’espace public à l’ère du numérique. Le débat est pensé pour divertir plutôt que pour informer, et ici particulièrement, pour créer des moments de controverse qui sont d’ailleurs les moments les plus visionnés de la vidéo et viralisés sur TikTok. L’originalité des règles et le manque de modération participent à l’affaissement de la rationalité habermassienne dans l’espace public au profit de débats plus houleux. On peut toutefois imaginer qu’avec la popularité croissante des médias d’info-divertissement, ce genre de format devienne une sorte de norme avec pour base une tension entre information et divertissement, entre factualité et émotion.

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