« Nous croyons en la liberté d’expression et nous pensons que chacun peut avoir un impact sur le monde » nous dit Twitter de ses valeurs dans sa section « à propos ». Depuis maintenant onze ans, le réseau social se présente comme un outil incontournable de la pratique démocratique. Le message est simple. Limité à 280 caractères, il va droit à l’essentiel et permet une circulation ultra-rapide de l’information. Cette simplicité permet à tout internaute de partager points de vues et opinions avec sa communauté depuis sa page personnelle – rendant ainsi plus floue la frontière entre la conversation du public, le discours des médias et celui des institutions. L’internaute peut désormais participer au débat public en temps réel et on assiste au développement d’une mutation de l’expression personnelle vers un individualisme expressif très actif (Laurence Allard, 2003 (1)). Toucherions-nous du doigt une nouvelle forme de démocratie délibérative ? Si tel est le cas, il faudrait que le débat politique se déroule entre des partis égaux et qu’il fasse prévaloir l’argument rationnel pour l’élaboration d’une entente cordiale et commune. Est-ce envisageable sur une plateforme comme Twitter ? Ce réseau social cristalliserait-il l’idéal politique grec dans une sorte d’agora 2.0 ou n’est-il qu’une arène irrationnelle de violence verbale et de propos infondés ?
Le fil d’Ariane de cet exposé sera l’analyse d’un débat dans l’émission On n’est pas Couchés ayant suscité de vives réaction chez les usagers de Twitter le 26 septembre 2015. Nadine Morano, à l’époque candidate à la primaire des Républicains, échauffe les esprits en présentant la France comme un « pays judéo-chrétien de race blanche ». Face à la violence de tels propos, les détracteurs de Nadine Morane vont fermement condamner la candidate. Il est cependant étonnant de remarquer qu’au lieu de répondre à de telles âneries de la manière la plus intelligente qui soit, le mouvement général préfère s’adonner à une flame war – guerre d’injures – rythmée par la haine et la violence. Comment expliquer ce phénomène ?
Dans un premier temps, nous disséquerons les tendances de ce débat online en trois temps : avant, pendant et après l’émission. Dans un deuxième temps, nous nous tenterons d’analyser ce phénomène à travers le prisme de différentes théories sur l’identité numérique (Fanny Georges), le débat en ligne (Patrice Flichy) et la question de la valeur de la conversation en ligne (Michael Schudson) afin de comprendre les déviances de la communication des opinions sur Twitter. Finalement, nous nous demanderons si le public online a sa part de responsabilité dans le glissement de l’émission politique vers l’infotainement.
Analyse des tendances autour de l’invitation de Nadine Morano à ONPC
H-17 : foule extatique et pop-corn chaud
Notre analyse de tweets débute à h-17 de l’émission. Il est dix heures du matin et les premiers tweets qui anticipent l’émission du soir sont publiés. Le public se sent gâté. Ce soir, Nadine Morano ne sera pas la seule figure politique à susciter le débat sur le plateau de Laurent Ruquier : son voisin de siège ne sera autre que Geoffroy Lejeune, le rédacteur en chef politique du magazine Valeurs Actuelles.
@paul_denton: #Morano et Lejeune, rédac-chef politique de Valeurs Actuelles. La fête des glands? Non le plateau de #ONPC ce soir. Éteignez vos télés !
La tendance est donnée : le public est très impatient de voir ce que cela va pouvoir donner. Les gens parlent d’un « Halloween avant l’heure » et la notion de spectacle, voire de sketch humoristique, est présente dans la majeure partie des tweets.
@DChaumard 2015-09-26 21:47:41 Ce soir, numéro spécial #Rire&Politique de #ONPC avec #Morano en #GuestCircus! #PolitiqueSpectacle #PopCorn garanti!
@Julien__D 2015-09-26 23:12:11 Prêt pour #ONPC et surtout pour un bon moment de rigolade avec #Morano @ONPCofficiel http://t.co/LOkqnoG4B
@Youkounkoun75: Le prochain pestac de #Morano, c’est ce soir sur #ONPC. J’envie ceux qui ont la télé. Vivement la tournée en province.
@walid_nefzi 2015-09-26 20:46:38 Sardine #Morano dans #ONPC ce soir… Les popcorns sont chauds…
Le public s’installe confortablement, prépare son pop-corn et se frotte les mains d’avance pour ce qui promet d’être une émission haute en couleur. Il se demandent si Nadine Morano va pouvoir sortir indemne de son combat à mort avec Yann Moix et donne même des directives : « allez-y éclatez vous ». De toute façon il n’a qu’une « folle envie », c’est d’« entendre la pintade gueuler », histoire de passer « un moment délicieux ». L’image médiatique de Nadine Morano est attaquée avant même qu’elle n’expose ses idées, ses arguments. On peut alors se demander l’intérêt du débat politique qui aura lieu dans l’émission. On a coupé l’herbe sous le pied de l’invitée, qui est condamnée d’avance et croule déjà sous une tonne d’insultes avant même d’avoir dit quoi que ce soit. Twitter a chaud, il voit rouge. Et que ça pète !
@ZabouF: Twitter risque de chauffer ce soir avec Nadine #Morano dans #ONPC
@Millmot: #Morano à #ONPC ce soir! Twitter prépare-toi!
@Jack_Hawk78 2015-09-26 23:19:31 Nadine #Morano chez #ONPC :si les tweets n’explosent pas.
Le ton adopté est quasi-prophétique. Il n’y a pas de doute possible : Nadine Morano va passer un sale quart d’heure et la communauté Twitter l’attend déjà au tournant. On remarque par ailleurs que la parole dominante est très homogène. Elle n’appartient qu’aux détracteurs de Nadine Morano – très nombreux étant donné le calibre du personnage. Mais où se cachent ses soutiens ? Jusqu’au début de l’émission, on ne verra passer aucun tweet en faveur de l’invitée. Ont-ils décidé de ne pas tomber dans le piège de la spéculation contrairement à leurs opposants ?
Descente aux enfers de Nadine Morano et dénonciation de la « pensée unique »
L’émission commence et le public de Twitter retient son souffle : où va-t-elle bien pouvoir déraper ? Quelle phrase sulfureuse va-t-elle prononcer ? Petit à petit, les gens commentent tout ses dires, et les insultes s’intensifient : « la paysanne », « la grosse conne », « salope » , « sale pute » . Une tempête haineuse et sexiste s’abat sur la Twittosphère. Il faut dire en même temps que Nadine Morano ne ménage pas son audience, qui semble retenir chronologiquement trois grands moments
- 00:30 : l’invitée s’exprime au nom de toutes les femmes. Le ton monte car la population féminine de Twitter ne souhaite avoir Nadine Morano comme porte -parole.
- 00:50 : Nadine Morano dit avoir dénoncé une femme portant le voile intégral dans une gare, « trois semaines après, Charlie Hebdo pétait ». Les voix s’échauffent.
- 01:08 Morano qualifie la France de pays « judéo-chrétien » de « race blanche ». On atteint le pic de tweet entre 01:08 et 01:29 avec 1204 tweets au compteur.
@SylvainErnault: Hopopop, on est à deux doigts de l’incitation à la haine raciale sur France 2 avec #Morano dans #ONPC. Comme prévu hein.
Le tollé prophétique se réalise « comme prévu ». Malgré les propos indéniablement odieux de Nadine Morano, les internautes adoptent un ton de plus en plus violent. Les reproches qui lui sont faites ne sont présentées que sous forme de « clash » et tournent le débat en « buzz » plutôt qu’en discussion politique. On condamne, certes, mais on n’avance pas d’argumentaire utile. Quelques-uns de ses soutiens tentent d’élever leur voix parmi le paysage anti-Morano.
@NebbiuCo: #ONPC #Morano « Le voile intégral est 1 provocation à la République, 1 négation du droit des femmes. » Merci @nadine__morano
Piłsudska Wanda @Twittefan12 2015-09-27 00:51:41 Bon dans #ONPC C est le tribunal de la pensée unique de gauche Tous les invités #Ruquier compris tombent sur #Morano C’est ca un débat?
PATRIOTE #VFrVN ن @_Marine_2017 2015-09-27 01:13:55 RT @PierreConsolini: Courageuse @nadine__morano qui affronte seule l’antre socialiste du paf… #ONPC @France2tv #Morano
Beaucoup d’entre eux s’estiment muselés par les « sales gauchistes » détenteurs de « la pensée unique ». Seulement si l’on s’en tient à la définition d’Ignacio Ramonet, la pensée unique est « la traduction en termes idéologiques à prétention universelle des intérêts d’un ensemble de forces économiques, celles, en particulier, du capital international. » (2) Depuis cette définition de 1995, le terme de « pensée unique » s’est vu complété par de nouvelles acceptions plus généralistes. Aujourd’hui, on entend par « pensée unique » tout ce qui est considéré comme une « domination idéologique » présentant certains choix de société comme seuls à être légitimes. Ici, la droite utilise ce terme pour dénoncer un consensus anti-libéral d’une « dictature intellectuelle de gauche » autour des questions sociétales, notamment concernant l’immigration – sujet préféré de Nadine Morano, l’égalitarisme, l’assistanat et les questions morales, les mœurs… Cependant on pourrait dire la même chose de la droite, qui a elle aussi une vision bien à elle sur ces thématiques. Il n’y aurait donc pas qu’une pensée unique mais plusieurs. C’est pour cette raison que nous préférons ici garder la ligne claire d’Ignacio Ramonet quant à l’appréhension du concept de pensée unique.
En somme, du côté des soutiens de Nadine Morano, l’idée du danger d’une homogénéisation de la pensée est là, mais pas la forme. Difficile d’imaginer pouvoir engager une conversation entre des gens violents verbalement et d’autres préférant discréditer l’adversaire sans preuve, sans même prendre la peine de présenter des arguments cohérents pour défendre leur point de vue.
Une gueule de bois sans Doliprane
Au bout du compte, alors qu’on aurait pu penser qu’une éventuelle discussion puisse avoir lieu une fois les réactions à chaud passées rien ne change le lendemain de l’émission. Tandis que les anti-Morano continuent de condamner avec violence les propos racistes de cette dernière, ses supporters persistent et signent en ce qui concerne la tyrannie de la pensée unique de gauche.
Mormach @mormach 2015-09-27 08:26:15 La « totalitosphère » s’en est encore donné à coeur joie hier soir sur #ONPC en empêchant #Morano de développer ses arguments.
Ce dialogue de sourd montre que les internautes ne sont pas prêts à discuter afin de trouver une solution ensemble, ce qui serait pourtant primordial si l’on considère Twitter comme un instrument au service de la démocratie. Chacun râle de son côté mais aucun ne fait la démarche nécessaire pour aller mieux. Mais comment en sommes-nous arrivés là ?
Individualisme expressif et opinion politique : un débat impossible ?
Depuis onze années que les internautes prennent la parole sur Twitter, pourquoi ne parvenons-nous pas à instaurer un débat politique dans un souci de respect de l’autre et de ses opinions ? Une authenticité réflexive est-elle envisageable sur ce réseau social ? Nous allons tenter de comprendre l’origine des comportements individualistes connectés, par le prisme de certaines théories sociologiques.
Stéréotypes socio-culturels et modèles comportementaux associés
Sur les médias sociaux comme Twitter, les internautes forment des groupes de sociabilité et d’opinions pouvant parfois aller jusqu’à être de véritables petites niches de pensée. Pour Fanny Georges, ce phénomène est intrinsèquement lié à la construction de l’identité numérique de l’internaute (3). Selon l’auteure, cette exposition publique de l’opinion politique et religieuse relève du domaine de l’identité déclarative et participe à la construction de la représentation de soi en ligne. La différence avec l’identité réelle réside dans le fait que l’identité numérique devient un « un espace de mise en visibilité des rapports de forces qui émergent de la communication » (Dacheux, 2004). L’organisation en collectifs d’idées et de pensées divergents – voire conflictuels – s’inscrirait ainsi dans le processus même de création d’identité en ligne et deviendrait un phénomène inévitable du dévoilement de soi. Dans l’analyse que nous venons de faire des réactions aux propos de Nadine Morano, nous pourrions donc ainsi catégoriser les internautes en deux familles d’opinion, en deux profils socialement stéréotypés :
- Ceux qui ont hâte de voir Nadine Morano malmenée par les chroniqueurs et qui ne lui laissent pas le bénéfice du doute avant même que l’émission ne débute.
- Ceux qui saluent la prestation de l’invitée sur le plateau et qui la défendent en fustigeant la bien-pensance de la gauche.:
Le problème de la communication égo-centrée des opinions est dual. D’un côté, elle met l’Autre dans « une posture d’observation en surplomb » dirait Fanny Georges. Nos écrans nous font miroiter une position de supériorité face à autrui et précipitent le jugement. D’un autre côté se rajoute à ce problème la mutation de nos identités dans le regard des autres. Sennett lance l’alerte : on ne nous perçoit désormais plus uniquement dans le rôle que nous tenons en société (4). On laisse entrevoir notre moi, notre personnalité profonde que l’on dévoile en filigrane sur nos réseaux et qui est consultable par tous. Ce glissement semble terriblement dangereux. Il réactive un jugement social plus fort que jamais, enfermant l’individu dans une communauté du rejet.
Balkanisation des opinions publiques et échange inégal : vers une domination de nouvelles élites de pensée ?
Si l’expression d’opinions politiques en ligne est l’un des principaux contenus publiés sur Twitter, nous venons de montrer que l’initiation d’un débat entre deux partis opposés est plus compliquée. Patrice Flichy appelle ce phénomène la balkanisation des opinions publiques (5). L’espace délibératif de Twitter est fragmenté. Les opinions sont éclatées en un tas de petits îlots difficilement rattachables entre eux. Cette géographie de l’opinion publique pousse les internautes à s’organiser en communautés hétérogènes et chacun tend à donner son opinion personnelle. L’idée ici n’est absolument pas de chercher à construire ensemble une opinion commune. S’il a lieu, le débat aura tendance à être enclenché par des internautes d’opinion proche. De cette manière, l’espace d’information de Twitter est polarisé autour de différents groupes qui ne communiquent pas forcément à la même échelle.
Cette situation d’inégalité de la prise de parole – qu’elle soit intentionnelle ou non – ouvre la voie à un problème important. Twitter reproduit-il une nouvelle fois le schéma de concentration de l’information que l’on reproche au médias traditionnels ? L’utilisation de Twitter dépendant de ce que l’utilisateur souhaite en faire – temps, investissement, engagement – des personnes se retrouvent beaucoup plus actives que d’autres. Ces personnes seront alors beaucoup plus exposées et leurs avis se seront mieux mis en lumière puisqu’elles auront un nombre de followers et de retweets beaucoup plus conséquent que d’autres. Mais quelle est leur légitimité ? Contrairement aux personnalités politiques, celles-ci n’ont pas forcément été choisies par la majorité de manière claire – suivre quelqu’un sur les réseaux sociaux signifie-t-il que nous nous accordons avec son point de vue ? Une fois un tel pouvoir d’écoute accordé à quelqu’un, comment être sûr qu’il ne soit pas utilisé contre l’intérêt commun ? Comment assurer le pluralisme sur les réseaux ? « L’omniprésence de la télévision, du web, du téléphone et des jeux vidéos décuplent la présence de l’imaginaire : les médias transmettent les valeurs et les modèles de comportement culturels des cultures dominantes » (Dacheux, 2004, (6)).
Conversation sociale vs. conversation liée à la résolution de problèmes
On considère Twitter comme une plateforme démocratique car celle-ci place la conversation au cœur de son activité. Dans son article « Why Conversation is not the Soul of Democraty » (1997), Michael Schudson met en tension deux idéaux de conversations (7). Le premier est la conversation sociable. Elle relève du registre de l’émotion et l’interaction y est spontanée, immédiate. Le deuxième est la conversation liée à la résolution de problèmes. Cette dernière nécessite force d’argumentation, conscience du monde environnant et capacité à mettre des mots dessus dans le but de mener à la prise de meilleures décisions possibles. Elle s’inscrit ainsi au fondement des idéaux démocratiques.
L’étude de cas sur Nadine Morano nous montre que le public réagit au débat non pas de manière réfléchie mais de manière spontanée. Le format-même du tweet n’en appelle pas à la distanciation. On réagit à chaud, à la seconde-près. L’exemple du pic de 1204 tweets concernant les propos racistes de l’invitée d’ONPC est frappant. Il correspond en temps réel à la dizaine de minutes de débat suscité sur le plateau par les propos racistes tenus par Nadine Morano – qui commence à évoquer cette question vers 1h08. Le pic redescend à partir de 1h29 et baisse jusqu’au lendemain soir. La journée du lendemain n’a pas été suivie par la publication de tweets plus recherchés ou d’analyses de la situation. Le tweet ne se pense pas hors du monde, il vit dans l’instant. Tout est pourtant dans le titre : Twitter est un media social avant d’être politique.
L’autorité du public à la tête de l’infotainment ?
Du débat au spectacle : le règne de l’infotainment
Depuis quelques années, il semble que certaines émissions politiques « grand public » comme On n’est pas couchés soient tombées dans l’infotainement – ou infodivertissement. Ces programmes jouent sur deux tableaux : divertir et informer. On mélange interview politique, showcase de musiciens, séquence humoristique et informations dans un souci de tenir le public en haleine. Pour ne pas qu’il zappe, il faut s’assurer de lui proposer un contenu diversifié et drôle – et donc plus « léger »- afin de maintenir son attention. Doit-on rappeler que notre niveau d’attention a atteint un tel niveau que des « cours d’attention » sont dispensés en France depuis la rentrée 2017 de la maternelle à la cinquième (8)? Le public semble avoir besoin de spectacle pour maintenir son intérêt pour les choses. Et l’analyse du contenu des tweets postés avant l’émission avec Nadine Morano est effarante. Les gens ne parlent que de spectacle et sont animés par une frénésie délirante dans leurs commentaires. Par « spectacle », le public entend l’humiliation de l’invitée politique par Yann Moix, chroniqueur réputé pour ne pas ménager les gens en face de lui avec ses questions acérées. Ce genre de moquerie atteint un tout autre niveau que la simple raillerie. Rentre-t-on dans le cadre du harcèlement moral ? A quel moment la personnalité médiatique de Nadine Morano est-elle devenue plus importante que son discours politique ? Le comportement du public pourrait nous faire nous demander si l’invité politique – ici le « petit candidat » réputé pour ses idées polémiques – n’est pas en quelque sorte devenu une nouvelle figure du comique – et tout cela à son insu ! Flichy dit à ce sujet que désormais, « l’image médiatique des personnalités occupe une place plus importante que les programmes ». C’est l’intrusion du personnel dans l’espace public. Allons-nous vers une évolution de expérience de Milgram (9), la violence verbale et l’humiliation publique remplaçant le faux générateur de choc électrique ? Si l’homme moderne est à l’image de ce que pense Sennett de ses traits communs – « auto-absorption et égocentrisme, besoin impérieux de reconnaissance et de possession se déguisant sous la forme superficielle du spectacle de l’être ensemble, dépendance de l’estime de soi de l’approbation extérieure et affaiblissement général du contrôle moral intériorisé » – l’homme public a effectivement du souci à se faire.
Escalade de la violence
Cette caricature de Salch a été publiée dans Brain Magazine à la suite de la polémique soulevée par Nadine Morano (10). Le dessinateur, tout comme le média en question sont réputés pour leur humour décapant et provocateur. Mais cette ligne éditoriale justifie-t-elle les propos misogynes – « fait des procès si on la traite de grosse salope » ? Les réactions des médias comme des citoyens donnent l’impression d’une tentative de vengeance par violence verbale. On a assisté à un véritable effet « boule de neige ». Les langues se sont déliées ensemble et il n’y a plus eu de limites puisqu’on pourrait presque parler d’une communion dans la violence. Même si je ne partage pas les convictions de Nadine Morano, lire 2000 tweets d’insultes et de haine la concernant ne m’a fait du bien en aucun cas. Est-ce une manière pour les usagers de Twitter de « se faire justice » ? Ne suffirait-il pas de condamner les propos tout en gardant un langage cordial ? On pourrait également se demander si cette violence aurait eu lieu en dans la vie réelle, en face to face. Jusqu’où peut aller le « débat » sur Twitter ? Et où sont les modérateurs ? Pourquoi ne pas suivre l’exemple des forums de jeux-vidéos ou de séries TV qui chargent certains utilisateurs certifiés de surveiller les propos tenus dans les discussions ? Dans ces cas particuliers l’insulte et l’incitation à la haine sont passibles d’exclusion définitive de ces forums. Or en démocratie, une importance capitale est donnée à la surveillance et à la dénonciation de comportements menaçant le bien-être collectif. Pourquoi ne peut-on pas réguler Twitter sur ces questions ? A quel moment tombe-t-on dans la censure ? Najat Vallaud-Belkacem, ministre des Droits des femmes, s’est heurtée à cette problématique entre 2013 et début 2014 lorsqu’elle a demandé à Twitter de l’aider à poursuivre les auteurs de tweets haineux en affirmant leur caractère illégal. Elle a ainsi requis la mise en place d’alertes et de mesures de sécurité. Ce recours a fait polémique et la méthode employée par le gouvernement français a été comparée aux méthodes utilisées « par les censeurs et les tyrans de tous les âges et de toutes les cultures » chez nos voisins britanniques du Guardian (11). A la vue de certains commentaires, on pourrait tout de même penser qu’il serait utile d’agir. Cependant certains chiffres choquent. Entre janvier et juillet 2014, le gouvernement français a lancé 108 requêtes de suppression de tweets, ce qui classe la France en deuxième position après la Turquie au classement de la censure…. laissant encore planer le doute sur cet espace de discussion mal-identifié.
Conclusion
« Dans nos sociétés médiatiques, répétition vaut démonstration » observe Ignacio Ramonet dans son article sur la pensée unique (2). La répétition de violentes insultes à l’encontre de Nadine Morano vaut-elle la démonstration rationnelle que les propos de cette femme n’ont pas lieu d’être ? En somme, sommes-nous encore réduits, en 2017, à sortir l’insulte sexiste comme élément d’argumentation ? Toute cette affaire nous prouve que la discussion sur Twitter tient plus du commentaire méprisant et irrespectueux que du débat fondé politiquement parlant.
Cet article ne tient pas à déclarer la mort du débat sur Twitter. Ce média a été quand même été le théâtre de nombreux débats utiles et réussis avec un dernier exemple en date, début novembre 2017. Des internautes se sont rassemblés pour dénoncer la coiffure d’une mannequin noire présente sur le catalogue de la marque de vêtements J.Crew (12). La raison de la colère : la négligence de la coiffure du modèle est perçue comme une atteinte aux femmes noires et à la spécificité de leur chevelures afro ou crépues. Une discussion calme est mise en place, certains internautes dénoncent l’erreur de la marque et lui demandent de rendre compte de cette attitude « euro-centrée ». D’autres personnes viendront défendre la marque en démontrant que le coiffé-décoiffé n’est que la signature esthétique de J.Crew – argument qui sera corroboré par la réponse de la mannequin concernée : « Cette attention est flatteuse, mais le concept de la marque est justement de montrer que ces vêtements peuvent être portés de manière décontractée et naturellement belle. Donc les cheveux naturels et l’absence de maquillage sont justifiés. » Ce cas de figure montre qu’une discussion cordiale est possible, et que l’on peut en arriver à une solution qui conviendra à tous – ici, la validation de certains arguments par le Sujet-même du débat.
Toutefois la question politique est plus complexe et l’expression individuelle rend la quête de terrain d’entente difficile. L’individualisme a peut-être poussé l’homme moderne à ne plus voir les opinions des autres quand il s’agit de réfléchir à un monde meilleur. Peut-être parce que chacun possède sa version personnelle de ce monde amélioré qu’il se refuse d’abandonner en 280 caractères.
Léa ROBERT
Retrouvez l’analyse de la séquence télévisée avec Nadine Morano à ONPC ici : https://des-hauts-et-debats.fr/onpc-nadine-morano-au-temps-de-la-race-blanche/
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NOTES
(1) ALLARD Laurence et VANDENBERGHE Frédéric (2003), Express Yourself ! Les Pages perso, « Entre légitimation technopolitique de l’individualisme expressif et authenticité réflexive. Peer to peer.’
(2) RAMONET Ignacio (1995), « La pensée unique« , Le Monde Diplomatique
(3) GEORGES Fanny (2011), L’identité numérique sous emprise culturelle, « De l’expression de soi à sa standardisation »
(4) SENNETT Richard. (1974), Les tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil, 1979
(5) FLICHY Patrice (2008), « Internet et le débat démocratique », Réseaux, 4 n°150, p159-185
(6) DACHEUX Eric (2004), « La communication : éléments de synthèse », Communication et Langages, n°104, 2001
(7) SCHUDSON Michael (1997), « Why conversation is not the soul of Democracy« , Critical Studies in Mass Communication, 1997, vol. 14, p. 297-307
(8) BENHAIEM Annabel, « A la rentrée 2017, les élèves suivront des « cours d’attention » grâce au programme Atole, Huffington Post, 22/06/2017
(9) MILGRAM Stanley (1974), Obediance to Authority : An Experimenal View
(10) SALCH, « Le look race blanche« , Lookbook, Brain Magazine, 28/09/2015
(11 ) GREENWALD Glenn, « France’s censorship demands to Twitter are more dangerous than « hate speech« ‘, The Guardian, 02/01/2013
(12) MARIE Léa, « Les cheveux d’une mannequin noire de la marque J.Crew sèment la discorde sur Twitter« , Slate, 15/11/2017
Vous vous êtes attachées à l’analyse du débat sur ONPC avec comme invitée Nadine Morano. Vous vous êtes donc demandée s’il fallait considérer Twitter comme plateforme de démocratie numérique (idéal de la démocratie délibérative renouvelé) ou comme une arène de violence verbale et conversations futiles ? La première remarque que nous voulions faire était la grande qualité de l’article, très bien mené, complet et très bien écrit. Néanmoins nous voudrions commenter quelques points.
Pour ce qui est de la construction de l’identité personnelle en ligne (dévoilement de soi, de notre personnalité, extension de soi) développée dans la deuxième partie, il est possible d’aller plus loin en pensant à la conception de l’espace privé d’Hannah Arendt : l’espace intime doit rester dans l’ombre, caché aux yeux des autres. Or sur Twitter, à travers nos publications nous montrons notre intimité aux autres. Nous élargissons notre “surface d’existence” (Kaufmann (1)) à travers ces tweets. C’est à la fois une quête d’intensité (injonction à la reconnaissance) et une quête de soi. Ainsi, en rejoignant un groupe (Pro Morano ou Anti-Morano par exemple), nous appartenons à une communauté, un groupe dans lequel nous retrouvons des individus aux idées semblables, où nous nous sentons intégrés et reconnus et dans lequel nous sommes plus à l’aise pour nous exprimer. Ce qui peut entraîner un cercle vertueux et entretenir des échanges et des propos haineux (Ici des Anti-Morano envers Morano et les Pro-Morano).
En même temps, il y a comme le dit Flichy (2) une certaine opposition entre la personnalité propre à l’individu et ce que celui-ci va laisser transparaître sur Twitter. Que cherche t-il à montrer ? Pense t-il réellement ce qui est dit ? Quels seraient ses arguments s’il devait les développer ? Quel effet cherche t-il à produire ? Veut-il plutôt faire rire, faire le buzz (en se faisant retweeter au maximum) ? Un compte Twitter protège donc les autres de voir réellement et complètement qui est celui qui compose le tweet, sa “personne” et une certaine ambiguïté va se mettre en place entre ce qui est dit et qui le dit.
Comme nous le savons, s’exprimer sur internet et dans la vie réelle ne relève pas du même comportement, du même courage. En effet, l’expression sur internet et par exemple sur Twitter permet à tous d’exprimer un avis, une réaction. L’individu qui pourrait avoir du mal à s’exprimer de visu a là, la possibilité de s’exprimer. Twitter devient donc l’espace d’une nouvelle expression de soi, un soi qui arrive à s’exprimer et à décrier une pensée. Cela peut aussi être la possibilité d’une reconnaissance de soi via les retweets ou les likes. C’est une des raisons pour lesquelles certains twittos ou internautes sont souvent retrouvés, puisqu’ils tweets à plusieurs reprises. Cette reconnaissance de soi est donc rendue possible par la disparition ou la mise en retrait d’une majeure partie de la personnalité de l’individu qui mettra en avant qu’un simple “trait de caractère, un point commun” partagé avec d’autres internautes, d’après Flichy. Ce trait, que l’on peut définir comme une certaine “malhonnêteté” de l’individu, va rencontrer d’autres traits qui partageront un avis commun. Dans la vie réelle, cette rencontre de traits de caractères ne suffirait peut-être pas pour une entente entre individus. Via Twitter cette entente devient possible puisque l’on met en avant que ce que l’on souhaite. On peut penser à la théorie des faces de Goffman (3) qui énonce que chaque individu cherche qu’à préserver sa face des autres lors des interactions. On peut transposer cette théorie dans l’ère 2.0, où chaque internaute adopte une certaine attitude, ton, pensée, vocabulaire (qu’il ne fera peut-être pas en face à face) pour “préserver sa face” et donc son intimité. Il y a donc une limite dans l’expression de soi sur Twitter qui est que nous sommes malgré tout davantage maîtres de notre image derrière un écran.
Dans la troisième partie (et plus précisément cette phrase “Rentre-t-on dans le cadre du harcèlement moral ? A quel moment la personnalité médiatique de Nadine Morano est-elle devenue plus importante que son discours politique ?”) il y a peut-être une insistance trop forte sur le comportement des internautes et pas assez sur la qualité du débat en lui-même. En effet, les échanges de tweets sont basés sur l’émission et suivent chronologiquement les différents débats et sujets abordés par les chroniqueurs et les invités et reflètent donc aussi la nature des échanges en plateau. Nous pensons que les deux arènes (plateau d’ONPC et Twitter) sont liées et fonctionnent ensemble. Elles sont donc à analyser comme se répondant l’une et l’autre. L’émission de Laurent Ruquier a aussi comme toute émission de télévision des objectifs d’audience à atteindre. Nadine Morano est connue pour être une “bonne cliente” des médias et pour ses fréquents dérapages. Nous nous attendons donc avant même que l’interview ne commence, qu’elle tienne des propos polémiques. Cela fait partie aussi du jeu médiatique et les politiques ont compris que les médias ne retiennent souvent qu’une ou deux phrases clefs de leurs discours. Ainsi, les deux chroniqueurs vont aborder des sujets particulièrement sensibles qui sont celui de l’immigration et de l’identité française. Précisons aussi que les politiciens en général tiennent tous un rôle qu’ils tiennent devant les citoyens et plus encore dans une émission qui se veut politique. Comme vous l’avez précisé au début, Nadine Morano à ce moment là n’est pas simplement invitée en tant que tel mais bien parce qu’elle est candidate à la primaire des Républicains, ce qui veut dire que son choix de passer dans cette émission est donc évidemment calculé et orienté. Depuis que Nadine Morano est politicienne, sa marque de fabrique est simple : choquer, parler de valeurs spécifiques ( dans la lignée des français de souche) et rapporter toujours le sujet via des commentaires racistes, homophobes et antisémites. Soyons honnêtes, nous ne connaissons que trop Nadine Morano et ses répliques déplacées aux tendances lourdes douteuses et polémiques. Comment ne pas en attendre tant d’elle dans une émission politique qui lui confère l’image et la visibilité qu’elle attend ? Aucun de ses discours ne passe par des paroles de cet ordre. Les internautes réagissent en fonction de ce qui leur est donné. Par exemple, il leur serait difficile de mettre de côté ou de passer sous silence les attaques de Nadine Morano puisqu’elle même ne met que cela en avant : pendant les débats, les discours, sur tous ses réseaux sociaux etc. Son jeu, sa marque de fabrique est justement d’avoir des propos toujours plus polémiques, déplacés qui seront repris et relayés dans les médias… et donc augmentent les audiences. La plupart d’entre nous connaissent Nadine Morano au moins pour ces propos, plus que d’autres politiciens, même plus que certains œuvrant actuellement au gouvernement.
Dans ce contexte, la tenue d’un débat de qualité est donc compromise. Nous savons également d’emblée que chacun restera ferme dans sa position. En effet, comme le montre l’analyse de l’équipe TV (Équipe 7Bis), “le dialogue ne s’ouvre pas entièrement car finalement, les deux parties ne s’écoutent pas”.(4). Nous avons donc à la base un problème de la conception même du débat à la télévision qui se reflète également sur Twitter. Comme vous l’avez justement remarqué sur Twitter, le “balkanisation du débat” (Flichy) ou l’idée que les gens s’expriment individuellement sans chercher à construire un échange avec les autres est également vérifiable dans l’analyse de notre séquence. Ce dialogue de sourd se retrouve aussi dans le débat télévisé.
Votre texte a donc permis une analyse pointue des spectateurs et internautes mais qui aurait dû prendre plus en compte l’émission et plus particulièrement la tenue du débat entre les différents internautes. Un aspect qui aurait aussi pu être abordé est l’observation de ce débat au niveau des comptes parodiques réservés à Nadine Morano dont un en particulier nommé @NadineMorano et avec comme légende “Compte parodique de Nadine Morano. Je tape plus vite que mes doigts mais je corrige aussi vite que ma pensée 🙂 #SarkozyCourtToujours #BalkanyVole”. Ce compte à ce jour est toujours très actif et bien que ciblant l’actualité de Madame Morano, il se consacre aussi à l’actualité politique en général. Quoi qu’il en soit, il est plus que probable que ce compte ait relayé les propos de l’interviewé. Ce compte sert aussi parfois de désintox face aux propos tenus par les politiciens. C’est sous le ton de l’ironie que sont repris les propos de Nadine Morano.
Références :
(1) Kaufmann Jean-Claude, « Tout dire de soi, tout montrer », Le Débat, 2003/3 (n° 125), p. 144-154. DOI : 10.3917/deba.125.0144.
(2) Flichy Patrice, “Internet et le débat démocratique”, Réseaux, 2008/4 n°150, p159-185. DOI : 10.3166/réseaux.150.159-185
(3) Goffman, E. (1973), La mise en scène de la vie quotidienne – Les relations en public – tome 2, Paris, Minuit.
Bonsoir,
Merci de venir nuancer les propos précédemment publiés. Nous répondons avec plaisir à vos observations et sommes contents de vous avoir intéressées avec cette étude de cas. Vos retours permettent de faire avancer un sujet qui nous semble incontournable et c’est pourquoi nous aimerions compléter vos propos.
Dans un premier temps, revenons sur vos observations quant à notre deuxième partie.
L’identité digitale
Il est effectivement tout à fait primordial de développer le raisonnement sur l’identité digitale puisque celle-ci se retrouve plus que jamais à la croisée de nouveaux enjeux sociopolitiques. Cette nouvelle forme d’identité remet en question les frontières entre espace public et espace privé et certains internautes semblent parfois totalement tomber dans le « Tout dire, tout montrer » de Kaufmann (1). Ce comportement quasi exhibitionniste réduit à néant la conception d’espace intime que se fait Hannah Arendt dans La Condition de l’Homme Moderne (2). C’est pourtant précisément dans cet espace intime que pourrait se développer la pensée critique de tout individu, essentielle à l’initiation de tout débat public. Pour Arendt, la pensée de la vie a besoin de ne pas être publique en permanence. Pour développer et faire mûrir son appréhension et sa compréhension du monde, il s’agirait de se retirer de ce monde en question afin d’intégrer l’expérience qu’on a fait de celui-ci, de la rationnaliser. C’est pour ce motif qu’il serait, selon nous, difficile de se satisfaire d’une quelconque « quête d’intensité » ou d’une « quête de soi », puisqu’avant de vouloir intégrer un groupe d’opinion, il serait bon de développer sa pensée critique de manière plus profonde, en soi. Choisir d’exposer sa pensée sur Twitter en temps réel, en réaction à une image médiatique que l’on ne prend pas le temps d’intégrer, c’est risquer de tomber dans « l’absence de pensée », fuir sa responsabilité d’être humain.
Or, comme vous le mentionnez un peu plus loin, tweeter s’apparente souvent à la recherche de « reconnaissance de soi via les retweets ou les likes ». Depuis quand la « pensée » est-elle devenue synonyme de réhausseur d’estime de soi ? Comment expliquer ce glissement de la raison vers la recherche de la célébrité ? La stratégie du « buzz » vient totalement remettre en question la portée du débat public, dont l’intérêt n’est peut-être plus le bien commun mais un intérêt tout à fait personnel. Si l’on ajoute à ce comportement égoïste le trait de caractère « malhonnête » de l’individu que vous avez souligné – l’individu omettant la totalité de ses traits de caractère pour ne se concentrer que sur un seul dans le but d’intégrer une communauté qui partage le même que lui – comment encore faire confiance à l’internaute ? Il semblerait que l’intention du tweet ne se situe pas exactement dans l’initiation d’un débat démocratique.
De plus, nous aimerions rebondir sur une question intéressante que vous avez posé, à savoir : « Quel effet [l’individu sur Twitter, ndrl] cherche-t-il à produire? ». Le CNRTL (3) définit le mot « effet » de la manière suivante : « ce qui est produit par une cause physique ou morale ». Le fait que l’internaute puisse vouloir créer un quelconque « effet » sur le reste de la communauté via la publication d’un tweet le dévie toute intention démocratique et montre encore une fois que nous nous situons dans le cadre de la conversation sociale et non de la conversation liée à la résolution de problème (Schudson, 1997 (4)). L’internaute qui cherche à produire un « effet » s’inscrit bel et bien dans le registre de l’émotion et de la spontanéité plutôt que dans celui du Logos.
Un pamphlet 2.0?
Toutefois, il est tout de même nécessaire de souligner que la majeure partie des tweets ayant été le plus retweetés sont de type humoristique. En ce sens, nous pourrions aller plus loin et voir Twitter comme l’espace d’une nouvelle expression de contre-pouvoir et se demander si ces tweets ne sont pas la suite logique de formes d’écritures telles que le pamphlet – genre ayant connu son âge d’or fin XIXème, années de la transition démocratique et de l’apparition de la notion de Liberté de la presse (Passard, 2015 (5)). Cette production littéraire, dont le but est de contester le pouvoir ou un homme de pouvoir par la dénonciation, la caricature ou le dénigrement est souvent décrite comme un écrit incendiaire, vindicatif, voire haineux. Les tweets concernant le passage de Nadine Morano à ONPC ont bien montré une certaine parenté avec style décapant. A ce sujet, Michaël Fortier décrit le pamphlétaire comme « un professionnel de la transgression et du franc-parler, qui intervient dans le débat public avec sa plume et sa passion de la justice, mais sans autre mandat que celui qu’il s’est donné à lui-même de dire la vérité quelles qu’en puissent être les conséquences » (6). Pour Passard, cette figure du pamphlétaire a été indispensable à la transition entre Ancien Régime et démocratie : « la transgression par les mots a pu […] constituer un mode transitoire et paradoxal de la gestion des passions politiques qui aurait favorisé l’apprentissage social de la patience démocratique ». Mais tout individu est-il capable de faire honneur au genre du pamphlet ? Tremper sa plume dans le vitriol relève d’un exercice d’écriture maîtrisé et la simple insulte – comme ici beaucoup de propos sexistes et misogynes – semblent tout de même loin du compte.
Dans un deuxième temps, vous semblez regretter le fait que notre analyse se soit trop focalisée sur le comportement des internautes sans recréer de connexion avec le débat d’ONPC en lui-même. Il est effectivement tout à fait incontestable de dire que ces deux arènes d’opinion fonctionnent en cœur et nous aurions effectivement pu nous pencher sur la responsabilité de l’émission quant à la génération de ce débat sur la toile. L’objectif de notre article était ici de tenter de savoir si Twitter pouvait être pensé comme une continuation du débat plus que comme un « reflet » de la nature des échanges qui ont eu lieu en direct et d’interroger la qualité de cet « au-delà » du débat. Or nous avons très rapidement constaté que nous ne pouvions, à aucun moment, parler d’un quelconque débat puisque la conversation – si encore eut-elle lieu – était derechef nécrosée par le comportements des internautes en question. Le rapport avec l’émission était ici pensé chronologiquement, puisque nous nous sommes tout de même attachées à utiliser les trois « moments forts » de l’émission – entendre ici les moments dits les plus « polémiques » – comme repères de tendances sur Twitter [cf partie I, 2]. De plus, vous analysez les deux espaces comme se répondant l’un à l’autre. Si Twitter répond indéniablement à ONPC via ses réactions « à chaud » à ce qui est dit sur le plateau, à quel moment estimez-vous que l’émission réponde aux internautes ?
ONPC vs. C dans l’air
Vous parlez un peu plus loin d' »objectifs d’audience » à atteindre pour une émission comme celle de Laurent Ruquier. Mais logique d’audience et débat démocratique sont-ils seulement compatibles ? Selon vous, les chiffres de ce genre d’émission reposeraient ainsi sur les « bons clients » comme Nadine Morano pour booster ses chiffres. Cependant, si l’on regarde ses audiences, l’émission semble être en constante baisse. La saison 2016-2017 avec Vanessa Buggraff et Yann Moix a été la pire de toutes depuis la création de l’émission avec 1.26 millions de téléspectateurs (écart de 270.000 spectateurs avec la saison d’avant). Depuis la rentrée 2017 avec la saison 12, les chiffres ne semblent pas s’améliorer. Les dix premiers épisodes semblent confirmer une tendance vers l’écroulement de l’audience avec 1.11 millions de téléspectateurs en moyenne. (7) En réponse à cette baisse, Laurent Ruquier défend son émission et accuse une modification des habitudes télévisuelles des Français, largement modifiées depuis la création de l’émission en 2007. Il faudrait désormais prendre en compte les 120.000 personnes qui regardent l’émission via le replay chaque semaine (8). Mais si l’on compare ONPC à une autre émission politique comme C dans l’air, l’argument de la modification des comportements télévisuels s’essouffle. En effet, l’émission de France 5 comptabilise en moyenne une audience de 1.5 millions de spectateurs (9) – malgré le départ du fondateur, Yves Calvi, qui quitte l’émission pour LCI en 2016 – et signe sa meilleure saison historique. Ce record montre que le concept l’emporte sur le présentateur et que le public regarde l’émission pour son contenu plutôt que pour ses personnages (10). C dans l’Air promet à son public du décryptage. Or on remarque en ce moment que cette demande va en augmentant au fur et à mesure que l’actualité politique se complexifie. C dans l’Air fait beaucoup moins parler d’elle car elle ne recherche pas le « buzz » et pourtant, celle-ci n’a jamais aussi bien marché – et tout cela sans travestir le débat en divertissement. Il serait donc peut-être temps de revoir la conception que se font certaines émissions de l’attente du public, qui se retrouve infantilisé par des productions qui pensent qu’il préférera l’infotainement à la rationalisation du débat.
Les nouveaux chiens de garde ?
Pour aller plus loin, il nous faut avouer que cette tendance générale à considérer les invités politiques « sulfureux » comme de « bon clients » nous gêne beaucoup. Même si cette constatation est plus vraie que jamais à l’heure de la peopolisation des politiques – le « remake » de la Croisière s’Amuse avec les aventures de Nicolas Sarkozy sur le yacht de Bolloré et celui des Feux de l’Amour avec François Hollande et les femmes de sa vie n’ont jamais été d’aussi bons arguments de vente pour les magazines people – comment la figure politique est-elle devenue un produit d’appel pour des émissions TV ? Comment peut-on faire d’un dérapage raciste – ou autre – un booster d’audience ? La règle du débat démocratique aurait voulu que Yann Moix ou Léa Salamé remette Nadine Morano à sa place par un discours rationnel, en lui montrant pourquoi l’utilisation du terme « race blanche » est inacceptable. Mais il n’en a pas été le cas. On finit par penser qu’il n’y avait là aucune volonté d’argumenter contre elle mais qu’il s’agissait juste d’exhiber ses propos racistes, d’en faire quelque chose de « risible ». C’est un comportement absolument intolérable de la part des médias, qui tombent plus que jamais dans l’attitude des Nouveaux Chiens de Garde, que dénonçait déjà Serge Halimi en 1997 (11). Les médias ne semblent plus s’ériger comme des défenseurs de l’intérêt commun et de la démocratie mais font collusion avec le pouvoir politique et économique, avilissant ainsi la vie publique.
Aller au-delà des jugements préfabriqués
Contrairement à ce que vous dites, nous pensons que nous ne pouvons résumer Nadine Morano à des « propos toujours polémiques ». Ce jugement de valeur que l’on porte sur son personnage est dû à la construction d’une image médiatique constamment négative répétée par des médias comme ONPC. Le problème étant que cette image médiatique négative vient lourdement influencer l’opinion publique, biaisant immédiatement l’attention qui sera portée à l’ensemble de ses idées lorsque celle-ci sera l’invitée d’une émission. Le public va ainsi filtrer tout ce qu’elle dit et ne retiendra plus que ses propos « chocs ». Pourtant ici, la durée de son passage dans l’émission était de 1h30, heure au cours de laquelle beaucoup d’autres sujets ont été évoqués mais qui ne semblent pas avoir été assez « violents » pour retenir une quelconque attention du public. Cette idée qu’elle ne met en avant que ses « attaques » est donc fausse : les gens ne veulent retenir que ces idées en question, pas les autres, car ces propos chocs deviennent une excuse pour la décrédibiliser.
Il est effectivement facile d’accuser Morano de tous les torts, la meilleure preuve étant vos propres jugements la concernant, je cite : « Depuis que Nadine Morano est politicienne, sa marque de fabrique est simple : choquer, parler de valeurs spécifiques (dans la lignée des français de souche) et rapporter toujours le sujet via des commentaires racistes, homophobes et antisémites ». Nous ne remettons d’aucune façon votre accusation de propos racistes, preuve en étant son commentaire sur la « race blanche ». Toutefois, Nadine Morano n’a jamais été connue pour son homophobie ou son antisémitisme. La députée européenne s’est par exemple distinguée à maintes reprises sur ses déclarations concernant le mariage gay et l’adoption par les couples de même sexe dans une lignée beaucoup plus progressiste que certains membres de sont partis comme NKM, qui se retrouve être beaucoup plus conservatrice qu’elle (12). A Nadine Morano de déclarer : « Je suis très attachée aux droits de tous les enfants », y compris « ceux qui sont élevés par des couples de même sexe […] Je fais partie de ceux qui, dans ma famille politique, ont une vision beaucoup plus moderne et réaliste de la société. » Elle a également vivement critiqué la campagne de prévention contre le sida de 2016, la jugeant « homophobe » en ce qu’elle relayait une caricature : « on a tendance à traiter les homosexuels avec cette caricature de « coups d’un soir », d’une « sexualité débridée » déclare-t-elle à RMC. Quant à vote accusation d’antisémitisme, Nadine Morano n’a jamais montré une quelconque hostilité face aux juifs. Ce phénomène prouve la diabolisation exacerbée du personnage par un matraquage médiatique exacerbé qui mélange beaucoup de choses et fausse par la même occasion l’avis du public. Et le fait Nadine Morano vienne d’être élue « personnalité politique la plus détestée des Français en 2017 » ne nous rassure vraiment pas pour la suite en ce qui concerne le traitement de l’information politique en France.
Conclusion
En somme, nous voulions surtout mettre en lumière le lynchage médiatique à visée « commerciale » de certaines personnalités politiques et l’absence de pensée qu’il génère par la suite sur les réseaux.
Dans leur rôle de contre-pouvoir, les médias ont besoin de pluralité et d’objectivité. Même si certaines convictions dérangent, nous nous devons au moins de les écouter ; et si nous souhaitons agir face à elles, il s’agit de démontrer en quoi cette vision des choses n’est pas acceptable par la force du discours, et non par la violence – verbale comme physique – qui fait glisser la démocratie vers un totalitarisme de la pensée. Je suis très loin d’adhérer aux propos tenus par Nadine Morano sur l’immigration et l’identité nationale, mais je ne suis pas pour qu’on la jette dans la fosse au lion. Ce n’est ni une bête de foire ni un défouloir, elle représente bel est bien une frange de la population que nous nous devons de respecter. Il ne faut pas oublier que cette femme a sa légitimité, qu’elle a successivement été députée française, conseillère régionale, secrétaire d’état chargée de la Famille, Ministre déléguée chargée de l’Apprentissage et de la Formation professionnelle et député européenne. Le fait que les deux partis ne s’écoutaient pas dès le départ pendant l’émission d’ONPC est d’autant plus critiquable. Le problème de l’absence de débat sur Twitter vient effectivement du fait qu’il n’y a pas eu de débat sur le plateau. Toutefois, que la population se voit influencée malgré elle – via cette insupportable rengaine anti-Morano par exemple – est une chose, mais que les médias eux-mêmes présentent des émissions où ce badbuzz est à la fois fond de commerce et inhibition du débat est tout bonnement inacceptable.
A force de susciter trop de polémiques, ONPC perd de la vitesse dans son audience mais aussi de sa crédibilité auprès de certains invités qui boycottent désormais l’émission qui fut pourtant un incontournable dans la promotion d’auteurs, de politiques et d’artistes. Nombreux sont ceux qui dénoncent un « tribunal » (13) et une « malhonnêteté intellectuelle » (14). Impossible alors de penser voir naître de ce débat stérile et souvent violent une extension du débat politique public, lorsque celui-ci bafoue en lui-même les grands préceptes démocratiques.
Léa Robert
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NOTES
(1) KAUFMANN Jean-Claude, « Tout dire de soi, tout montrer », Le Débat, 2003/3 (n° 125), p. 144-154. DOI : 10.3917/deba.125.0144.
(2) ARENDT Hannah (1958), Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy Pocket, 1983, chapitre 2 Le domaine public et le domaine privé
(3) Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales
(4) SCHUDSON Michael (1997), « Why conversation is not the soul of Democracy« , Critical Studies in Mass Communication, 1997, vol. 14, p. 297-307
(5) PASSARD Cédric, L’âge d’or du pamphlet (1868-1898), Paris, CNRS, 2015, 357 p.
(6) FORTIER Michaël, « Cédric Passard, L’âge d’or du pamphlet », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2016, mis en ligne le 11 janvier 2016
(7) http://tvmag.lefigaro.fr/programme-tv/on-n-est-pas-couche-audiences-en-baisse-boycott-des-stars-le-concept-s-essouffle-t-il-_6f417536-c626-11e7-a746-54c3b98d380a/
(8) http://www.toutelatele.com/bilan-audience-tv-on-n-est-pas-couche-laurent-ruquier-accuse-un-serieux-repli-en-saison-2016-2017-91835
(9) http://www.programme-tv.net/news/tv/120151-bilan-d-audiences-une-saison-a-succes-pour-c-dans-l-air-france-5/
(10) http://www.ozap.com/actu/-c-dans-l-air-plus-fort-qu-yves-calvi/508698
(11) HALIMI Serge, Les Nouveaux Chiens de Garde, Paris, Liber., 1997, 104 p.
(12) http://leplus.nouvelobs.com/contribution/606048-nkm-nadine-morano-et-le-mariage-gay-la-plus-reac-n-est-pas-celle-que-vous-croyez.html
(13) http://www.ozap.com/actu/jean-pierre-foucault-sur-on-n-est-pas-couche-je-n-ai-pas-envie-d-etre-face-a-un-tribunal/541457
(14) http://www.ozap.com/actu/patrick-sebastien-sur-onpc-il-faut-fuir-cette-malhonnetete-intellectuelle/540797