Le samedi 19 septembre 2015, dans l’émission On n’est pas couché, nous assistons à un supposé débat, que l’on pourrait plus aisément qualifier de vif échange agressif, entre le philosophe Michel Onfray et le chroniqueur Yann Moix. Le philosophe français est invité sur le plateau afin de répondre aux accusations formulées par Laurent Joffrin. Dans son article dans Libération, journal qui le place en première page, Joffrin répond à l’interview que Onfray à accordé au journal Le Figaro, interview ayant fait polémique quelques jours plus tôt.
Un débat se définit traditionnellement par une discussion animée entre interlocuteurs exposant des avis opposées sur un sujet donné. Hannah ARENDT [1958] le décrit, dans son livre, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy Pocket, 1983 pp 63-64 :
« La pensée venait après la paroles, mais l’on considérait le langage et l’action comme choses égales et simultanées, de même rang et de même nature; et à l’origine, cela signifiait non seulement que l’action politique, dans la mesure ou elle ne participe pas de la violence, s’exerce généralement au moyen de langage, mais de façon plus fondamentale, que les mots justes trouvés au bon moment sont de l’action, quelle que soit l’information qu’ils peuvent communiquer. […] L’action et la parole se séparèrent et devinrent des activités de plus en plus indépendantes. On mit l’accent non plus sur l’action mais sur la parole, sur le langage comme moyen de persuasion plutôt que comme manière spécifiquement humaine de répondre, de répliquer, de se mesurer aux événements ou aux actes. »
C’est donc c’est un débat revisité auquel nous assistons dans cet emission.
Dans quelle mesure l’échange entre Moix et Onfray ne respecte pas les codes du débat en ne reflétant qu’un affrontement personnel basé sur l’affect des interlocuteurs ?
Invité pour exposer sa défense et ses arguments contre les accusations formulées par Joffrin, Michel Onfray va s’engager dans une joute verbale avec Yann Moix, son principal interlocuteur. Le débat s’ouvre sur cette grande question, adressée à Michel Onfray “Qu’est ce que le peuple ?”. Ce n’est en vérité qu’une accroche pour le journaliste qui va dès lors mêler à ses questions un jugement de valeur.
Il est difficile de savoir si la production de l’émission avait anticipé de mener l’interview de cette manière ; le fait est que Léa Salamé n’est quasiment pas présente au cours de l’échange et que Laurent Ruquier échoue totalement dans son rôle de médiateur et de modérateur.
Le philosophe exprime de l’étonnement face à l’affront de son interlocuteur et finit par se calquer sur son mode d’interaction qui guidera l’ensemble de l’échange.
Un affrontement personnel ou un espace public dégradé ?
Yann Moix et Michel Onfray aborderont finalement très peu l’article publié dans le journal Libération ; on assiste plutôt à un règlement de compte déclenché par Yann Moix. Bien que les deux interlocuteurs partagent environ le même temps de parole (44% pour Moix et 42% pour Onfray), ils ne cessent à leur tour de couper l’autre dans son raisonnement afin de l’attaquer à nouveau. Les mouvements rapides de caméras entre les deux protagonistes reflètent ces échanges entrecoupés et l’affront entre les journalistes et l’invité. Le journaliste insiste particulièrement sur sa déception face à l’évolution de carrière du philosophe, il ne cesse de parler du passé en disant notamment
“je n’arrive plus a stabilobosser des phrases de vous comme je le faisais il y a 10 ou 15 ans en me disant qu’est ce qu’il est brillant.”
Yann Moix mène cette interview d’une manière très affective en confrontant son interlocuteur à ses propres déceptions. Il utilise du vocabulaire très péjoratif en désignant la réflexion du philosophe avec par exemple “philosophie de comptoir”, “démagogie de bas étage” ou bien encore en lui disant “répondez avec des arguments intellectuels”.
Cet échange houleux parvient presque à exclure tout téléspectateurs de la réflexion, tellement les arguments choisis sont parfois connus seulement des deux interlocuteurs, comme par exemple lorsque Michel Onfray rétorque à Yann Moix
“vos arguments sont fabriqués rue des Saint Pères chez Grasset où nous nous sommes rencontrés”.
De même, les expressions faciales sont très révélatrices de la tension du débat. Le visage du chroniqueur Yann Moix est tantôt agressif, provoquant ou cynique face à celui de Michel Onfray qui reste plus calme tout en reflétant beaucoup de surprise face aux affronts du journaliste. On peut également facilement ressentir leur investissement personnel à travers leur gestuel : Moix semble nerveux, il bouge beaucoup, fait de nombreux mouvements avec ses bras. Aussi, bien que Onfray garde relativement bien son sang froid, la nervosité transparaît également à travers ses gestes.
Enfin, comme suggéré par Maud VINCENT [2007], dans son livre, La dégradation du débat public: le forum de l’emission “on ne peut pas plaire à tout le monde”, Hermès 47 pp 102 :
« La conflictualité des échanges et l’incommunication sont les caractéristiques centrales de la sociabilité observée. Intemperante, la parole est excluant : pas de consensus, ni de dialogue sur ce forum mais un pugilat. La plupart des réactions ne sont pas argumentées et se présentent comme de cris de colère, voire des injures. »
On N’est Pas Couché, le débat-spectacle
D’après Marcel Burger, spécialiste de la communication et de l’analyse des discours des médias, c’est un véritable “débat-spectacle” auquel nous assistons. Les débats-spectacles visent à divertir et à fidéliser les téléspectateurs considérés comme des consommateurs d’informations.
Bien que On N’est Pas Couché soit une émission de débat, d’intérêt général, voulant faire réfléchir des téléspectateurs considérés comme citoyens, la mise en scène de l’émission et l’absence d’échange concret et enrichissant démontre cette notion de mise en scène, de spectacle et surtout la visée commerciale de ce média d’information qui prime sur sa visée civique.
Suite à cet échange entre Yann Moix et Michel Onfray, le téléspectateur n’a guère plus d’informations concernant la polémique autour des propos de Michel Onfray livré au journal Le Figaro. Ce supposé débat devait offrir une chance au philosophe de présenter son point de vu et de clarifier sa pensé auprès des téléspectateurs. Cependant, le téléspectateur sort de ce débat tel qu’il aurait assisté à un combat de box. La portée éducative de cette émission est clairement inexistante dans le cas présent. Le programme On N’est Pas Couché préférerait-il donc prendre le parti de divertir plutôt que d’instruire ses téléspectateur comme l’émission le prétend ?
Camille Deberdt
Ellie Cote-Colisson
Gonzalo Pantoja
L’article composé sur le débat entre Yann Moix et Michel Onfray du 19 septembre 2015 dans l’émission « On n’est pas couché » s’appuie principalement sur la problématique de l’espace public dégradé, où l’émission choisirait de divertir plutôt que d’instruire les téléspectateurs. L’affrontement personnel évoqué, qui briserait un réel débat télévisé, serait-il une illustration du fonctionnement d’une société contemporaine exploitant essentiellement l’intimité de l’individu ?
Une forme de transformation de l’échange actif à l’échange passif s’établit lorsque Yann Moix engage le débat, il semble désirer une discussion “intellectuelle” avec Michel Onfray mais c’est lui-même qui se décrédibilise en appuyant sans cesse son mécontentement face ses attentes. Le journaliste s’embarque dans une lutte personnelle dont le débat est victime. La dramaturgie prépondérante de l’échange entre le journaliste et l’invité, la personnalisation de leurs échanges, engendrent-t-ils réellement un espace public en cendres?
L’article cite un “échange houleux parvient presque à exclure tous les spectateurs de la réflexion”, effectivement, le public est exclu du débat quant aux échanges personnels des protagonistes, et le débat ne suscite pas de réflexion, cependant n’y reste-t-il pas une forme d’intégration des téléspectateurs dans le débat?
La démarche volontaire de déstabiliser Michel Onfray produit nécessairement une réaction du public. Le sujet initial censé être abordé (accusations de Joffrin) devient totalement secondaire, le public assiste à un duel entre deux images de marque pourvus d’une influence notable. Les téléspectateurs représentent les récepteurs de cette expérience, ils peuvent par conséquent s’approprier cette expérience. Cela serait peut-être lié à la mise en place d’une économie de l’attention dans le cadre médiatique.
Sennett évoque une nouvelle conception de l’intimité où l’espace public serait rempli par un “spectacle de la marchandise”; [1]les protagonistes deviendraient les produits d’un spectacle. En ce sens, pour répondre à l’article, l’émission aurait en effet comme objectif de divertir plutôt que d’instruire, les interlocuteurs étant des produits médiatiques que le public consomme et juge. En outre, cela peut engendrer des réactions sur d’autres canaux médiatiques comme les plateformes web, non par rapport à un débat de fond mais aux interactions entre les protagonistes. La séquence du débat de l’émission montre un « débat » d’intérêts privés où le public semble malgré tout concerné.
Habermas et Arendt proposent une construction de l’espace public structuré autour du « logos », la parole, or ici le langage est limité entre les interlocuteurs. Se référant au forum de l’émission « On ne peut pas plaire à tout le monde », Maud Vincent indique :
« La dimension pulsionnelle, la violence et l’impolitesse des échanges s’imposent comme une norme comportementale et langagière au sein de l’espace public du forum »[2]
Comme évoqué dans l’article, il existe un langage corporel et verbal qui expose d’une certaine manière l’intimité des personnages, ici la langue véhicule des représentations politiques. Yann Moix montre des signes de véritables dérangements (visage, gestuelle), tout comme le fait Michel Onfray. Contrairement à Nancy Fraser qui évoque que dans une sphère publique bourgeoise, “la discussion des “intérêts privés” est interdite”, l’état des médias et plus particulièrement ce débat nous montre une implication de l’intimité des protagonistes qui forme leurs identités, de manière à ce que le média, de part sa technique et son pouvoir, ferait du public un consommateur pur. L’intimité est actrice d’un engouement médiatique et appartient à une logique marchande du capitalisme moderne.
[1] SENNETT Richard (1974) Les tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil, 1979
[2] VINCENT Maud (2007) « La dégradation du débat public : le forum de l’émission « on ne peut pas plaire à tout le monde ». Hermès 47 p99-109
Léa Fong
L’espace public au sens de Habermas est définit comme une sphère intermédiaire entre la société civile et l’Etat, où un échange discursif sur les problèmes d’intérêt général permet de dégager une opinion publique.
Si l’on transpose la définition d’Habermas à nos sociétés actuelles, on peut tout d’abord voir l’émission ONPC comme un pas entre l’état et la société civile : émission contrôlée par l’Etat, des invités qui vont présenter un projet quel qu’il soit face à des journalistes qui ont pour rôle de guider une discussion et qui sont en partie responsable (avec les invités) de la création d’une opinion publique.
De plus, les réseaux sociaux permettent au citoyen, peu importe qui il est, de donner son avis et de participer à la création de l’opinion publique.
Néanmoins, nous pouvons affirmer que l’espace public est dégradé dans le sens où au terme de ce débat, il est difficile de constater la formation d’une “opinion publique”. Peut être que l’expression “en cendre” est un peu forte pour qualifier les résultantes du débat mais la dégradation est tangible.
Aussi, la dégradation de l’espace public est aussi liée au détournement des rôles de chaque acteur. Le journaliste, censé guidé le débat afin de mener l’invité à produire un raisonnement destiné au téléspectateur ne joue finalement pas son rôle. Le public que l’on aperçoit derrière les acteurs du débat fait allure de faire valoir, de “témoin” à la production d’une opinion publique. En effet, il n’a aucune autre utilité que celle-ci dans la mesure où il ne peut intervenir dans la construction de l’échange.
Le public ne peut donc qu’intervenir sur les réseaux sociaux, qui ne sont pas non plus consultés pendant l’émission. Les avis et commentaires des téléspectateurs sont donc bien présents en ligne particulièrement sur Twitter mais il ne sont pas utilisés comme partie intégrante du dialogue entre le journaliste et l’invité. Les réseaux sociaux type Twitter ne participent ils pas plutôt à “faire de la publicité” à l’émission, raison pour laquelle ils auraient cette existence limitée ? D’où probablement la mise en scène “spectaculaire” de l’émission, qui est largement menée par le chroniqueur Yann Moix qui provoque très souvent ses invités en tenant des propos plutôt incisifs voire agressifs.
Aussi, la nouvelle conception de l’intimité du sociologue Richard Sennett et sa théorie du “spectacle de la marchandise” s’applique en effet parfaitement à cet extrait et participe à l’ébullition que l’on retrouve sur Twitter. Le spectateur commente et participe au clash des jugements de valeur que chacun oppose à l’autre et devient bel et bien un “consommateur pur” de l’intimité des protagonistes. De plus, nous pouvons nous demander si la construction d’un espace public en ligne ne tient pas plus du combat que du discours ; Patrick Flichy expose cet avis dans “Internet et le débat démocratique”: “d’autres chercheurs contestent également l’hypothèse de l’émergence d’un nouvel espace public en ligne. Ils constatent que les forums sont souvent le siège de ces guerres d’injures (flame wars) où les internautes défendent violemment des opinions dont ils ne veulent plus remordre. […] Les débats en ligne ne correspondent pas aux caractéristiques de l’espace public, […] le fait que grâce à internet le citoyen a potentiellement accès à une information plus riche qu’auparavant et qu’il peut participer à de nombreux débats, la controverse porte plutôt sur la question de savoir si l’internaute ne consulte que des sites ou de forums proches de ses opinions ou si au contraire internet lui offre des occasions de rencontrer des positions différentes. En d’autres termes, est-ce qu’internet freine ou renforce la démocratie délibérative ?”
Le commentaire du premier article réalisé peut nous mener à une reconsidération de l’état de l’espace public. Plutôt qu’être dégradé, il est détourné de l’objectif initial que l’on retrouvait dans la définition de Habermas. De nouvelles logiques dominent l’espace public, des logiques régient par les lois marchandes du capitalisme.
BIBLIOGRAPHIE:
-Richard Sennett, « Les tyrannies de l’intimité »
-Patrick Flichy, « Internet et le débat démocratique »
Camille Deberdt
Ellie Cote-Colisson
Gonzalo Pantoja