Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

Analyse du débat entre Caroline Fourest et Anne Bouillon

Le 7 décembre 2023, la diffusion sur France 2 du « Complément d’Enquête » intitulé « Gérard Depardieu : la chute de l’ogre », montrant notamment des images de l’acteur tenant des propos à caractère sexuel envers une jeune fille, suscite le choc et relance les débats sur l’importance d’un #MeToo du cinéma. Quelques semaines plus tard, sur le plateau de « C à vous », Emmanuel Macron prend la défense de l’acteur, déjà mis en cause par seize femmes pour viols et violences sexuelles, et dénonce une « chasse à l’homme » à laquelle il ne souhaite pas participer. Cette prise de position avait été largement critiquée, notamment par des collectifs féministes, qui l’avaient perçue comme une remise en question violente des avancées permises par le mouvement #MeToo. Un an plus tard, les débats sur ce risque de « chasse à l’homme » n’ont pas disparu, bien au contraire, ils continuent de polariser les opinions, et trouvent même un nouveau souffle avec la médiatisation importante de l’ouvrage de Caroline Fourest, Le Vertige MeToo, paru le 11 septembre 2024. 

La journaliste et essayiste y examine les effets du mouvement #MeToo, en explorant ses avancées et, surtout, en alertant sur ses excès. À travers quelques exemples concrets, elle met en garde contre les dérives d’un féminisme qu’elle perçoit comme trop manichéen ou expéditif, notamment lorsqu’il s’agit de juger des comportements sur la place publique. L’autrice invite à un débat plus nuancé, basé sur les faits, au risque de briser des vies et des carrières par de fausses accusations : « De nos jours, il suffit d’une seule rumeur devenue publique pour salir un être à jamais. » (Libération, le 21 septembre 2024). L’essai était dans le top des ventes de livres fin septembre 2024, porté par une médiatisation intense : rien qu’entre le 11 et le 22 septembre, Caroline Fourest a multiplié les apparitions dans les médias français, interviewée sur France Inter pour le « Grand Entretien », sur France Culture dans « Signes des temps », ou encore invitée sur les plateaux de BFMTV, de France 2 pour « Quelle époque ! », et de France 5 pour « C à vous » et « En société ». Ces interventions, parfois accompagnées de débats plus ou moins animés, ont suscité de vives réactions dans la presse et sur le net et ont contribué à renforcer l’écho de son ouvrage dans l’espace public, tout autant qu’à ranimer des controverses.

De la page à l’écran : la polémique en débat

Diffusée sur France 5 le dimanche 22 septembre 2024, alors que Le Vertige MeToo faisait parler de lui autant pour son succès commercial que pour les critiques qu’il suscite, l’émission TV « En société » a souhaité, au-delà d’offrir un espace de visibilité à Fourest, traiter plus directement des polémiques provoquées par son ouvrage. Pour ce faire, l’essayiste a été confrontée à Anne Bouillon, avocate spécialisée en droits des femmes. Dans ce face-à-face, c’est la confrontation des deux positions prédominantes dans le débat public #MeToo qui se joue : d’un côté, la critique d’un féminisme trop partisan risquant de fragiliser les principes fondamentaux de la justice, et de l’autre, le soutien inconditionnel au mouvement, symbolisé par le « je te crois » devenu slogan de #MeToo.

En nous reposant sur l’ensemble de ce débat d’une durée de 13 minutes, nous analyserons la manière dont la structure de l’émission, à travers la confrontation entre deux postures et une introduction volontairement polémique, interroge la pertinence de la démarche de Caroline Fourest, contrairement à de nombreuses autres émissions où elle a eu l’occasion de présenter et de défendre son livre avec une certaine maîtrise de la discussion. 

En effet, face à l’importance du mouvement #MeToo dans notre société, il est essentiel de se demander si l’émission « En société » réussit à créer un véritable espace public de délibération, tel que conceptualisé par Jürgen Habermas comme un lieu d’échange rationnel et égalitaire. Dans quelle mesure le dispositif scénique et la structure de l’émission répondent-ils aux exigences d’un débat constructif et pluraliste, permettant aux participants d’aborder ce sujet sensible de manière approfondie et équilibrée ?

Pourquoi ce débat et pourquoi ces voix ?

« En société », présentée par la journaliste Émilie Tran Nguyen accompagnée de Thomas Snégaroff, est diffusée chaque dimanche soir, entre 18 h 40 et 19 h 50, avant le forum de discussion « C Politique ». L’émission s’inscrit dans la mission d’intérêt général, et dans l’obligation du respect de la diversité des opinions, des chaînes du service public français, avec une ambition : explorer les grandes questions sociétales, en France et à l’international, et présenter « tous ceux qui marquent l’époque, interrogent, inspirent ou même dérangent la société ». Nous noterons que ce dernier segment explique tout particulièrement l’intérêt du livre polémique Le Vertige MeToo pour une émission comme « En société », outre le mouvement sociétal majeur que constitue #MeToo, remis au cœur de l’actualité avec la médiatisation des procès des viols de Mazan. En effet, l’extrait que nous avons choisi s’inscrit dans le cadre d’un épisode intitulé « Guerre au Proche-Orient, MeToo : l’heure du bilan, et le procès des viols de Mazan », dans lequel est proposé un segment spécifique, « MeToo, est-ce l’heure du bilan ? ». Le débat qui nous occupe, sous-titré « METOO / LE LIVRE QUI DÉRANGE », s’est concentré exclusivement sur les controverses entourant Le Vertige MeToo de Caroline Fourest. Anne Bouillon, quant à elle, était en passe de publier Affaires de femmes : Une vie à plaider pour elles : l’invitation conjointe de Fourest et de Bouillon s’explique aussi par les parutions parallèles de deux ouvrages s’ancrant dans le mouvement #MeToo et représentant deux postures différentes au sein du débat. En effet, ici, la logique n’est pas tant celle de présenter ou de promouvoir un livre récemment paru, mais de traiter les polémiques que Le Vertige MeToo a suscitées et de confronter deux points de vue. 

L’avocate face à l’autrice : le procès de Caroline Fourest ?

Dès le début de l’extrait, l’intérêt de l’ouvrage de Fourest, en raison de sa dimension polémique, est pleinement mis en lumière, tandis que celui de Bouillon n’est qu’à peine évoqué. Par contre, elle est présentée par la journaliste comme « l’une des avocates les plus puissantes de France, qui s’investit depuis plus de 20 ans dans la lutte contre les violences faites aux femmes », ce qui légitime d’emblée sa présence sur le plateau pour traiter d’un tel sujet, tandis que Fourest n’est présentée que comme l’autrice de ce livre, « le livre qui dérange dans cette rentrée littéraire ». De plus, le sous-titre « METOO / LE LIVRE QUI DERANGE » semble résumer et combiner les titres de deux articles projetés lors de l’introduction de l’émission : celui de La Tribune, « Caroline Fourest : la femme qui dérangeait les femmes », et celui de Libération, « Pourquoi le nouveau livre de Caroline Fourest sur #MeToo passe mal ». En arrière-plan, on aperçoit également le titre mis en exergue d’un billet de Nolwenn Le Blevennec dans Le Nouvel Obs : « Caricatures, dénigrements et arguments d’autorité : le gaslighting de Caroline Fourest sur MeToo ».

D’emblée, Émilie Tran Nguyen adopte une approche volontairement polémique, non seulement en reprenant ces références médiatiques critiques, mais aussi en citant les termes les plus controversés de l’ouvrage de Fourest — « guillotine », « chasse à l’homme », « bûcher », « machine à dénoncer ». Cette introduction est suivie d’une question incisive : « Mais vous dites quand même que vous soutenez ce mouvement, vraiment ? ». En formulant ainsi, la présentatrice renforce le contraste et polarise immédiatement le débat, instaurant une approche soupçonneuse vis-à-vis de Fourest : cette interrogation semble insinuer une contradiction entre sa critique virulente du mouvement et sa déclaration de soutien, voire remettre en question sa sincérité. Caroline Fourest se retrouve dans une situation où elle doit se défendre, d’autant plus qu’elle est face à une grande experte dont la présentation lui confère d’emblée une autorité incontestée. Ce cadrage place Fourest dans une posture plus fragile, et son agacement est palpable face à ce qu’elle perçoit comme une description « expéditive » de son livre, réduisant selon elle une démarche complexe à une simple polémique. C’est ici que se joue toute la physionomie du débat à venir : Fourest s’attelle à construire sa propre autorité.

L’essayiste, pour contrer cette introduction, tente d’emblée de mobiliser plusieurs stratégies discursives. Elle se rappelle subtilement lesbienne et ayant été victime d’homophobie ; elle insiste sur son long engagement féministe, affirmant qu’elle « défendra #MeToo jusqu’à la mort », se sentant obligée d’attaquer ce qu’elle décrit comme une « vision littéraliste » portée par une jeune génération « fanatique » ou par « des convertis un peu zélés » qui « s’improvisent féministes depuis 15 secondes » — des attaques ad hominem pour décrédibiliser ceux qui critiquent son livre —. Enfin, elle souligne son statut de journaliste et son expertise sur les mouvements de propagande, arguant qu’elle reconnaît les abus de pouvoir là où ils se manifestent. Par ces rappels, Fourest tente de clarifier sa position : elle ne rejette pas #MeToo, mais invite à une approche plus nuancée, revendiquant sa fidélité aux principes fondamentaux du féminisme tout en mettant en garde contre ce qu’elle perçoit comme des dérives idéologiques. 

Bien que l’approche de l’émission puisse initialement sembler partiale et défavorable à Caroline Fourest, la polémique autour de Le Vertige MeToo existe bien en dehors de ce débat, et les termes repris par la journaliste — « guillotine », « chasse à l’homme », « bûcher » — figurent effectivement dans l’ouvrage. Le format du débat, alternant prises de parole entre Fourest et Anne Bouillon avec un temps de parole presque équivalent (6 minutes 30 pour Fourest, 5 minutes 30 pour Bouillon), reflète une certaine équité, et les interventions des deux présentateurs sont peu nombreuses et tentent de limiter les interruptions, mais l’écart d’autorité perçu entre les deux femmes pèse lourd. Face à Bouillon, une avocate forte de vingt ans d’expérience et experte reconnue sur les violences faites aux femmes, Fourest ne peut opposer ses critiques aux « fanatiques » ou aux « féministes depuis 15 secondes » qu’elle évoque dans son discours ; elle se retrouve à défendre sa démarche contre une figure légitime et expérimentée, ce qui affaiblit son argumentaire.

Ce contraste se reflète également dans leurs attitudes respectives pendant l’échange. Bouillon, calme et concentrée, écoute Fourest avec attention, bras croisés ou prenant des notes, et ne l’interrompt jamais. Fourest, en revanche, intervient à plusieurs reprises lorsque Bouillon parle, laissant transparaître sur son visage des signes de frustration et d’inquiétude. Ces interventions, qui suscitent des réponses fermes mais calmes de Bouillon — « attendez » ou « je vais finir » — traduisent la difficulté de Fourest à obtenir l’ascendant dans le débat. À cela s’ajoutent des hochements de tête nerveux de sa part, en signe d’accord avec certains points soulevés par Bouillon, qui semblent davantage montrer une tentative de trouver un terrain commun ou de préserver sa légitimité face à une adversaire difficile à contredire sur les réalités et dynamiques actuelles de #MeToo. Par ailleurs, le contraste est renforcé par le ton passionné de Bouillon et son discours solidement ancré dans des affaires concrètes — qu’il s’agisse des questions de Thomas Snégaroff, qui souligne son rôle d’« avocate », ou de ses propres interventions, telles que « moi, je défends tous les jours des femmes » ou « moi, quand des femmes viennent me voir, et elles viennent tous les jours, je les crois ». Cette posture incarne un engagement tangible et gagne naturellement la confiance du spectateur. De son côté, le discours analytique et distancié de Fourest, bien que réfléchi, donne l’impression d’être déconnecté du terrain. 

Le dispositif scénique de l’émission accentue cette opposition de visions. Assises face à face autour d’une table incurvée, Caroline Fourest et Anne Bouillon sont séparées par la présentatrice Émilie Tran Nguyen, positionnée au centre, ce qui souligne la distance physique et symbolique entre elles. À la droite de Bouillon se trouve Thomas Snégaroff, tandis que Fourest, seule de l’autre côté de la table, occupe cette position logique puisqu’il lui incombe de s’expliquer sur les polémiques suscitées par son ouvrage. Ainsi, le dispositif scénique de l’émission favorise un échange où les deux intervenantes incarnent des approches contrastées : l’une, portée par l’engagement concret et l’émotion liée au terrain, l’autre, appuyée sur une analyse critique et une prudence face aux possibles dérives du mouvement. 

Débat et dissonances : vers une démocratie délibérative

Dès lors, nous assistons à une mise en pratique de ce que Jürgen Habermas appelle la démocratie délibérative : la confrontation d’opinions divergentes vise à éclairer le public à travers des échanges argumentés et contradictoires. Le face-à-face entre Caroline Fourest et Anne Bouillon, organisé de manière équilibrée en termes de temps de parole et de structure, reflète cette volonté de créer un espace de débat public. Toutefois, le dispositif scénique et le choix d’un angle ouvertement polémique ne doivent pas être vus comme des biais, mais plutôt comme une tentative délibérée de rééquilibrer la parole. Fourest, ayant bénéficié d’un traitement souvent favorable dans d’autres médias, est cette fois mise face à une avocate reconnue pour son expertise en droit des femmes. Ce dispositif permet ainsi d’enrichir la discussion en proposant un point de vue critique sur un livre qui a pu être défendu sans opposition sur d’autres plateaux télévisés. Dans cette perspective, En société incarne l’idéal habermassien de la démocratie délibérative : un espace où les opinions s’affrontent publiquement, sous le regard du public, et où les rôles de modérateurs (Émilie Tran Nguyen et Thomas Snégaroff) permettent de garantir un échange structuré et équilibré, malgré le ton engagé du débat. Ainsi, en offrant une plateforme où les idées peuvent être confrontées de manière constructive, l’émission permet d’explorer les arguments des intervenantes tout en examinant plus en profondeur la démarche de Caroline Fourest et sa contribution potentielle à l’enrichissement du débat sur le mouvement #MeToo. Dans ce cadre, le véritable lieu de la recherche du consensus devient l’esprit du public, qui est invité à réfléchir, juger et se positionner.

Sur le fond, Caroline Fourest insiste sur le fait qu’elle ne parle que de quelques cas isolés, non médiatisés, et affirme que dans 99 % des situations, il n’y a pas d’abus de pouvoir dans le cadre de #MeToo. Mais cette déclaration soulève immédiatement une question : pourquoi alors consacrer un ouvrage de plus de 300 pages à ces rares cas ? Elle précise ensuite que ces situations ne concernent pas directement le mouvement #MeToo mais qu’elles lui nuisent, un argument qui, là encore, est mis à mal par le titre même de son livre, Le Vertige MeToo, qui semble généraliser la critique au mouvement dans son ensemble. Fourest affirme chercher la justice, mais se trouve face à Anne Bouillon, dont l’autorité en tant qu’avocate spécialisée est incontestée, et qui souligne la limite de cette démarche en accusant Fourest de se positionner en « arbitre » de ce qui appartient ou non à #MeToo. Une position que Bouillon elle-même n’adopte pas, alors qu’elle en aurait pourtant peut-être davantage la légitimité. Fourest, de son côté, dit vouloir instaurer un dialogue constructif grâce à son essai, mais lorsque ce dialogue est amorcé dans l’émission et que Bouillon lui répond son point de vue, l’essayiste revient sans cesse au cœur de son livre pour réitérer son désaccord : elle justifie sa démarche par l’idée même qu’il est de bon ton d’énoncer des points de vue radicaux dans une société qu’elle juge trop conflictuelle, mais cette tentative d’auto-justification échoue à convaincre, car elle n’a pas réussi dans un premier temps à démontrer pourquoi sa démarche est pertinente. De plus, Fourest s’appuie sur des exemples très vagues, sans fournir de contexte clair ou précis, ce qui affaiblit encore davantage son propos.

Somme toute, Le Vertige MeToo s’érige en un discours qui dérange, relançant sur le plateau d’Émilie Tran Nguyen un débat autour d’un ouvrage déjà médiatisé à la télévision, mais souvent présenté sous un angle mélioratif, louant le courage et le sens de la nuance de Caroline Fourest. En confrontant Fourest à une critique frontale et légitime, l’émission permet finalement d’interroger plus en profondeur les idées portées par le livre et l’intérêt de sa démarche, ouvrant la voie à une réflexion plus nuancée sur son contenu et ses intentions. Ainsi, l’émission « En société » offre un espace de réflexion et de délibération qui permet non seulement de confronter des points de vue divergents, mais aussi d’approfondir la compréhension des enjeux liés au mouvement #MeToo. En donnant la parole à des voix critiques tout en les confrontant à des arguments solides, elle contribue à une discussion plus équilibrée et éclairée sur un sujet qui compte autant. Cela permet à Anne Bouillon, au cœur du débat, de poser une question fondamentale : « Il y a des abus sur les réseaux sociaux, très certainement, […] mais de quoi avons-nous besoin ? ». Cette interrogation recentre la discussion sur l’essentiel : se focaliser sur ces rares dérives est-il réellement constructif pour assurer la progression et l’enrichissement d’un mouvement en quête de sens et de renouveau ? 

Mahaut Bourtembourg
Axel Humbert
Awa Touré

Vidéographie

Bibliographie

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