Aïcha, Mélissa, Mathilde et Camelia
Le débat que nous souhaitons analyser est un extrait de l’émission Touche pas à mon poste ! (TPMP) publié sur YouTube le 24 avril 2024 et diffusé la semaine du 13 avril 2024. L’extrait est tiré de la séquence “Les buzz du jour” et le sujet porte sur la potentielle participation de Aya Nakamura à la cérémonie d’ouverture des JO Paris 2024. La question de départ posée aux chroniqueurs est “Aya Nakamura, c’est le plus merdique de la musique française : êtes-vous choqué par ces propos ?”, faisant écho aux déclarations insultantes d’Eric Naulleau lors de son passage à la radio RMC. Les principaux intervenants de ce débat sont d’un côté Éric Naulleau, invité sur le plateau et présenté comme un “écrivain et polémiste” et Cyril Hanouna, producteur et animateur de l’émission, qui sont tous deux contre la participation de la chanteuse, et de l’autre côté Gilles Verdez, chroniqueur, qui, lui, souhaite qu’elle chante à la cérémonie d’ouverture.
Avant d’aborder le débat en lui-même, il est essentiel de contextualiser afin de mieux comprendre les particularités de l’émission TPMP. Ce programme est un talk-show consacré à l’actualité médiatique, sociale et politique dans laquelle interviennent des chroniqueurs et des invités. Créée et animée par Cyril Hanouna, l’émission est diffusée en direct sur C8 et produite par H20 Production, société fondée par Cyril Hanouna lui-même, dont le groupe Bolloré détient 51% des parts. Dès la première diffusion, le 1er avril 2010, Cyril Hanouna avait donné le ton en déclarant : « On en a marre des émissions média sérieuses, on veut s’amuser », ce qui indiquait sa volonté de rompre avec le format conventionnel des émissions médiatiques plus formelles. Pourtant, l’extrait dont nous allons discuter ne laisse pas beaucoup de place à l’amusement : les opinions sont exprimées avec agressivité, les propos insultants sont omniprésents, gardant les échanges dans des confrontations permanentes. Nous allons donc tenter d’étudier avec ce débat comment ces rapports de luttes se construisent et se traduisent dans l’émission TPMP ?
Une mise en scène qui prend la forme d’une confrontation
“Oui” ou “non”, voilà les deux réponses possibles à la question “Aya Nakamura, c’est le plus merdique de la musique : êtes-vous choqués par ces propos ?”. Les chroniqueurs présents autour de la table disposent d’une pancarte sur laquelle est inscrit “oui” d’un côté et “non” de l’autre. Ici, 6 chroniqueurs répondent “oui” et 2 répondent “non”. Ces affirmations sont destinées à indiquer leur positionnement sur le sujet. Pendant toute la durée de la séquence, seuls deux chroniqueurs prennent la parole. Ainsi, le dispositif de pancartes devient le seul moyen de se faire une idée de l’avis de chacun. On constate dès lors qu’il y a un déséquilibre dans l’accès à la parole. La majorité des chroniqueurs est limitée à un seul mot tandis qu’une petite partie d’entre eux seulement peut exprimer oralement son point de vue. On peut alors interroger la pluralité du débat au sein de cet espace public. Dans le cadre de TPMP, cette question revient régulièrement. En effet, on peut se poser la question de la légitimité d’un débat où tous les partis ne sont pas entendus. Pour Habermas, un espace public idéal est censé offrir un lieu de débat rationnel et inclusif, où chacun peut s’exprimer de manière argumentée pour parvenir à un consensus éclairé, ce qui ne semble pas être le cas ici. Il n’est d’ailleurs pas anodin de noter qu’à d’autres échelles, des interrogations similaires sur la pluralité se posent. En effet, Vincent Bolloré, principal actionnaire de l’émission, suscite lui-même des débats quant à son influence croissante dans les médias.
Alors qu’Éric Naulleau réaffirme son opposition à la participation de Aya Nakamura aux JO Paris 2024, Cyril Hanouna fait le choix de laisser la parole, dans un premier temps, à Kelly Vedovelli. Il semble que la position de cette dernière soit ambivalente. En effet, bien qu’elle ait initialement affiché un “oui” avec sa pancarte et exprimé un désaccord avec l’invité, son avis se nuance au fur et à mesure de sa prise de parole. Finalement, elle en vient à montrer la tranche de sa pancarte, suggérant ainsi qu’elle est partagée et que sa position ne rentre pas forcément dans la case “oui” ou “non”. Ce premier positionnement face à l’invité sert de tremplin à la réponse très attendue du chroniqueur Gilles Verdez. Grâce au personnage qu’il s’est construit dans l’émission et la mise en scène du débat, on suppose déjà la controverse que son intervention va susciter.
En effet, la scénographie est savamment pensée grâce à des couleurs et des plans qui guident le débat. La lumière se colore différemment en fonction des interventions, ce qui accentue la divergence des avis. De plus, les couleurs sont plutôt révélatrices de la hiérarchisation des positions. Le côté du plateau où se trouve Gilles Verdez est rouge tandis que celui d’Éric Naulleau est bleu. On retrouve sur l’écran, derrière Cyril Hanouna, une photographie de Aya Nakamura sur un fond qui reprend ces couleurs qui sont mises en opposition par un éclair. Cette image de la chanteuse en tenue de soirée est reprise plusieurs fois et ponctue les discours des uns et des autres. Elle est notamment montrée lorsque Éric Naulleau parle de son apparence confrontant ainsi élégance et vulgarité. On retrouve également cette confrontation dans les plans. Ce sont souvent les deux personnes en train de débattre qui sont mises en parallèle à l’écran. Il s’agit presque toujours d’images d’Éric Naulleau face à un des chroniqueurs. On voit par exemple des plans sur le côté gauche du plateau en bleu, mis en parallèle avec le côté rouge, où se trouve Gilles Verdez. Là encore, on retrouve le jeu de couleurs bleu et rouge, qui fait d’ailleurs penser aux couleurs du drapeau français. Tout est mis en place pour arriver à un face-à-face entre Gilles Verdez et Éric Naulleau.
Gilles Verdez, qui depuis quelques années est devenu le bourreau de l’émission, est ici clairement montré sous un jour négatif. Il est celui qui a tort et incarne des discours “raciaux” qui n’ont selon Hanouna pas lieu d’être. En effet, Gilles Verdez défend l’idée que Aya Nakamura “incarne la diversité”. Il est le seul à soulever la possibilité que l’acharnement contre Aya Nakamura puisse avoir une dimension raciste : “Si Aya Nakamura choque Éric Naulleau, c’est parce qu’elle est noire”. Son intervention est entrecoupée de paroles allant à l’encontre de son avis. Cela ne lui laisse finalement qu’un temps de parole d’une minute environ.
Ici, l’espace public est mis en scène pour susciter les conditions d’une confrontation. La configuration du plateau, les plans séparés, les couleurs sont autant d’éléments qui favorisent la division et font ressortir le côté binaire du débat. Ce procédé factice ne laisse finalement que peu de place à la nuance.
Un débat sous forme de joutes verbales
L’image n’est pas la seule partie du débat construite de façon manichéenne : la façon dont se construit la discussion et les opinions exprimées ne laissent pas de place à la nuance. Le débat dure une quinzaine de minutes et plus de dix minutes sont occupées par Éric Naulleau et Cyril Hanouna et, bien qu’ils n’aient pas forcément le même avis sur la question, chacun exprime son opinion avec conviction et avec des propos parfois violents, à la limite de la diffamation. Pour Éric Naulleau, le problème vient du fait que Aya Nakamura “soit le plus merdique de la musique” française aujourd’hui. Pour se justifier, il parle de sa “vulgarité” en tant que personne et prétend qu’elle est le “déshonneur de la chanson française”. Il a un discours réactionnaire et stéréotypé de la culture française. Lorsque Hanouna souligne la grande popularité de Aya Nakamura en France, il répond en la comparant à Alexandre Dumas, un auteur populaire qu’il affirme apprécier. Cette analogie occulte cependant les réalités sociales spécifiques à notre époque. Pour Cyril Hanouna, le problème n’est pas Aya Nakamura, à qui il dit avoir apporté son soutien lors des premières rumeurs sur sa participation aux JO en mars 2024 (voir note 1), mais le fait que le combat ait été récupéré par les “wokes”. Hanouna dit ne “pas pouvoir supporter ce combat idéologique” qu’est devenue la présence d’Aya Nakamura à la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques Paris 2024. Ces deux protagonistes sont donc continuellement dans la confrontation, ici avec l’opinion générale, et n’hésitant pas à utiliser des propos durs et insultants afin de provoquer une réaction : “un déshonneur de la chanson française”, “le plus médiocre de notre production” (Naulleau sur Aya Nakamura), “tous les relous qui veulent chier le monde”, “je ne supporte plus ça” (Hanouna sur le combat “woke”). Pour autant, Hanouna et Naulleau ne sont pas dans la confrontation lorsqu’ils échangent, témoignant même une certaine forme de respect l’un à l’autre. Leurs temps de parole sont respectés et ils ne sont que très rarement coupés, ce qui n’est pas le cas du troisième protagoniste de ce débat : Gilles Verdez.
Très rapidement, on peut comprendre l’étiquette qui est posée sur le personnage de Gilles Verdez : il est le “woke” de la bande, bien qu’il se labellise lui-même de “progressiste”. Dès qu’il prend la parole pour donner son avis, l’équipe des chroniqueurs autour de la table vont se révolter et lui couper la parole lorsqu’il va mentionner la dimension raciste des propos d’Éric Naulleau. Ce dernier répond que le seul à “relever sa couleur de peau” est en réalité Verdez, essayant d’inverser les rôles et se plaçant dans une position de confrontation et non de discussion comme il avait avec Cyril Hanouna. Dans l’ensemble, ce débat est très éloigné de l’idéal habermassien qui repose sur une discussion rationnelle et argumentée. Ici, on observe plus un jeu de rôle qu’un réel débat. En effet, chaque chroniqueur semble avoir un rôle prédéfini, reproduisant la dynamique des “bandes de sitcoms”, comme l’étudie François Jost, sociologue des médias. Gilles Verdez est donc ici le bouc-émissaire de la bande, celui qu’on compare à “une rage de dent”, celui que l’on ne laisse pas s’exprimer, celui dont on dénigre l’opinion. Cyril Hanouna, de par son rôle dans l’émission, incarne le leader du groupe, celui que tout le monde va écouter et suivre. Même Naulleau, simple invité ponctuel, s’intègre parfaitement dans ce jeu de rôles en adoptant l’étiquette du rebelle : celui qui s’oppose à l’opinion publique avec une nonchalance calculée. Les chroniqueurs sont alors tellement caractérisés par ces étiquettes que le public s’attend qu’il agisse en fonction de celles-ci, rendant le débat prévisible. Naulleau et Hanouna s’en rendent compte eux-même car ils prédisent au milieu de l’émission que Gilles Verdez va être celui qui va parler de racisme. Ce sont ces mêmes étiquettes qui vont être vectrices des tensions entre les membres du groupe. De fait, la confrontation, qui semble être l’identité même du débat, se prolonge dans les relations que les chroniqueurs entretiennent entre eux.
Pour résumer, le débat semble être construit de façon binaire que ce soit à travers l’image, les propos, les relations. Mais en réalité, ce n’est que le résultat de la façon dont l’émission a été conçue. En effet, cette volonté de rendre l’analyse de l’actualité accessible mène à un manque de rigueur journalistique, où on remarque un manque de vérification de faits ou de contextualisation nécessaires à un travail journalistique. Les chroniqueurs, de leur côté, ne sont pas nécessairement des experts des sujets débattus, ce qui peut parfois donner lieu à une analyse trop superficielle et souvent personnelle. Cela est illustré par Éric Naulleau, qui ne se base que sur son opinion personnelle de la chanteuse. Cette superficialité est également renforcée par la brièveté des débats, souvent limités à 10-15 minutes, ce qui laisse peu de place pour réellement développer ses propos. Cela pourrait faire écho à ce que Habermas qualifie de colonisation de l’espace public par les logiques médiatiques et commerciales, où le spectacle prime sur la raison. De plus, Jean-Maxence Granier, spécialiste des médias, signale que les conflits dans TPMP reproduisent les dynamiques des débats sur les réseaux sociaux, en s’attardant sur les moindres échos de l’actualité, ce qui génère un flux constant de contenus comparables aux publications courtes sur Twitter. Ainsi, un lien se forme entre la télévision traditionnelle et les conversations numériques, en sachant aussi que les réseaux sociaux jouent un rôle non négligeable dans la prolongation de l’impact de l’émission.
Finalement, cette séquence illustre une transformation contemporaine de l’espace public, où les médias, soumis à des impératifs commerciaux, modifient les normes du débat. TPMP, en tant qu’espace public télévisuel, reflète ces changements à travers la spectacularisation du débat. Le débat est construit comme un produit de divertissement, intégrant des éléments visuels et narratifs qui accentuent la polarisation et la personnalisation des conflits. En outre, la fragmentation des discours et les interactions reflètent les tensions sociales et culturelles de notre époque, en les réduisant souvent à des slogans ou à des positions caricaturales, similaires aux débats en ligne sur les réseaux sociaux.
Note 1 : L’épisode mentionné est issu de l’émission Face à Hanouna diffusée le 9 mars 2024 où l’internaute Verlaine Djeni avait été convié sur le plateau pour exprimer son opposition à la participation de Aya Nakamura à la cérémonie d’ouverture des JO Paris 2024. Ses propos ont fortement déplu à la chanteuse qui a réagi sur la plateforme X en mentionnant Cyril Hanouna : “allez, désabonne toi, ça y est”, s’ensuivit une réponse d’Hanouna : “Ne crée pas des problèmes où y en a pas”, créant un froid entre les deux.
Bibliographie :
GRANIER, Jean-Maxence, “Un air du temps télévisuel”, Esprit, 2014, Février (2), p. 132-136
MANILEVE, Vincent, “Touche pas à mon post ou l’école des fanzouzes”, Slate, 2016, lien URL : https://www.slate.fr/story/113591/cyril-hanouna-fans-touche-pas-mon-poste (dernière consultation le 09/12/2024)
JÜRGEN, Habermas, “L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise”, Paris, Payot, 1978. Lien URL : https://shs.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2014-3-page-77 (dernière consultation le 09/12/2024).
LEMAIRE, Serge, “Recension – L’espace public de Jürgen Habermas (1962)”, Hémisphère Gauche, 2015. Lien URL : https://hemispheregauche.fr/recension-lespace-public-de-jurgen-habermas-1962 (dernière consultation le 09/12/2024)
BOURDIN, Aline, “Espace public et inclusion : la conception habermassienne de la démocratie”, Cités, 2019. Lien URL : https://shs.cairn.info/revue-cites-2019-2-page-57 (dernière consultation le 09/12/2024).
Cet article analyse le débat qui oppose Gilles Verdez à Cyril Hanouna et Eric Naulleau, au sujet de la possible participation de la chanteuse Aya Nakamura à la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris, et se concentre notamment sur la déclaration d’Eric Naulleau qualifiant Aya Nakamura du “plus merdique de la musique française”. L’ensemble est très bien structuré. Le texte se découpe en deux principales parties, encadrées d’une introduction et d’une conclusion. L’introduction replace parfaitement l’échange étudié dans son contexte social et politique, et nous rappelle l’histoire et la direction artistique de l’émission Touche Pas à Mon Poste.
Dans la première partie de l’article, les autrices analysent comment cette émission, présentée par son animateur comme un espace télévisuel divertissant, loin du sérieux des médias, recourt cependant à des artifices narratifs et visuels pour véhiculer un message idéologique. Nous avons particulièrement apprécié la pointe de cynisme en ouverture de la partie. L’analyse met en lumière comment le cadre du débat est manipulé par des choix de mise en scène, en particulier par l’usage de la caméra et du montage, afin de faire ressortir un climat oppositionnel fort. Pour enrichir cette réflexion, faire un lien avec la pensée de Richard Sennett sur les interactions entre architecture et espace public aurait été approprié.
La seconde partie de l’article se penche plutôt sur ce qui est dit dans l’émission, la manière dont c’est dit, et les personnes qui tiennent le discours. Profondément émotionnel, et par conséquent peu, voire pas du tout factuel, le débat est à l’antithèse de la raison habermassienne et la conception de l’espace public défendue par Habermas. Les remarques développées autour de la formulation de phrases volontairement polémiques sont très pertinentes, tout comme la stéréotypisation des protagonistes de l’émission qui semblent chacun jouer un rôle, analysée par le sociologue François Jost. L’idée selon laquelle Gilles Verdez serait en quelque sorte raciste de dénoncer le racisme est particulièrement intéressante et aurait mérité d’être davantage développée, par exemple en utilisant le travail de Judith Butler dans son ouvrage : Le pouvoir des mots, discours de haine et politique du performatif (1997) ou celui de Bonilla-Silva dans son livre Racism without Racists (2003). L’incorporation de la pensée de Nancy Fraser aurait également bénéficié à cet article portant sur un débat en non-mixité de genre et de race, laquelle est cruciale, d’après l’autrice, à un espace public idéal.
La conclusion de l’article est fascinante, mettant en parallèle l’importance qu’ont pris les réseaux sociaux, notamment Twitter, dans l’émission et la structure même de l’émission qui reprend les codes rhétorique de la plateforme. Ce débat télévisuel et l’analyse qui en a été faite montrent une forme d’évolution de l’espace public vers un espace “spectacle” où les échanges sont altérés par l’intermédiaire de la mise en scène et du montage, et se mettent à suivre des codes de débat en ligne, polarisant et fragmentant ainsi le discours.