Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

Twitter espace d’expression de soi par tous et pour tous 

     La démocratisation d’internet sur les téléphones mobiles personnels a permis le développement exponentiel des réseaux sociaux allant de pair avec une individualisation dans l’usage de ceux-ci, une utilisation très différente de celle de l’ordinateur familial au milieu des salons. Les réseaux sociaux ont pris une place centrale au sein des débats publics et semblent y avoir autant, si ce n’est plus, d’importance que les médias dits « classiques » (presse, radio, télévision). Twitter occupe une place d’espace public numérique alimenté par une pluralité de citoyens partageant leur espace privée, c’est-à-dire leurs opinions, croyances, valeurs pour participer au débat public. Ainsi Twitter devient une plateforme autant publique que privée. On observe un phénomène de débats naissant sur les réseaux sociaux, principalement Twitter, et qui alimentent par la suite le contenu des médias classiques, les unes des journaux télévisés et des émissions de débats. Cela donne l’occasion à des personnes qui ne sont pas habituellement invitées sur les plateaux télévisés de donner leur avis sur des sujets divers, de participer à des débats publics, de pouvoir créer le débat et d’être entendues. Patrice Flichy parle d’Internet comme d’un « outil idéal pour une démocratie participative où le citoyen pourrait intervenir très régulièrement dans le débat public », Twitter permet en effet à chacun de s’exprimer sur un sujet de société sans qu’un quelconque référendum ne soit organisé. On observe que la parole de chaque citoyen peut peser, parfois même plus que celle d’un politicien, obligeant ceux-ci à présenter des excuses et a pu déclencher des procédures judiciaires, des convocations du CSA… Le poids de la parole des internautes est peu quantifiable, mais devient un réel acteur dans l’espace public. On observe un bouleversement de la hiérarchie dans cet espace public, cette nouvelle structuration rappelle la notion d’espace public arendtien dans les cités grecques antiques avec l’expression et le poids politique de chaque individualité. Si l’on suit Arendt, la constitution d’espaces publics comme Twitter est l’essence même de la politique, qui pour la philosophe est caractéristique de liberté, ainsi Twitter serait un médium dans la liberté des individus.

Dans cet article nous nous intéressons particulièrement au cas de l’émission L’heure des Pros du 21 octobre 2019. Au sein du débat houleux sur la place du voile dans l’espace public, Pascal Praud invitait ce jour-là dans son émission Sara El Attar, jeune communicante. C’est l’une des premières fois qu’une femme voilée est invitée à participer au débat public sur un média classique, elle le souligne elle-même durant l’émission. Cette émission a généré de fortes réactions, principalement sur Twitter, ce qui nous permet dans cet article d’aborder le sujet de la sphère privée au sein de l’espace public numérique. L’individualisation des réseaux sociaux peut se traduire comme un espace privé et personnalisé où l’on observe que chaque compte est un « résumé » de son propriétaire avec ses passions, ses hobbies et son positionnement par rapport à divers sujets d’actualité. Dans le cas des réactions de l’émission de Pascal Praud, la consultation de profils, le type de réactions et de tweets émis par ces internautes : le pseudo, la photo de profil, la bannière, les abonnements, les abonnés, la bio (descriptif de quelques mots sur le profil) donne d’importantes indications sur ce que la personne pourrait dire avant même que l’on ne lise son tweet. Ces informations sont très codifiées et parlantes pour une majorité des utilisateurs de Twitter sans que celles-ci ne soient explicitées nulle part. On remarque par exemple que l’usage de drapeau français notamment est particulièrement utilisé par les « anti-voiles » et ceux qui se scandalisent de l’intervention de Sara El Attar. On fait alors appel pour se définir à des symboles partagés et compréhensibles par autrui. On retrouve ici le concept d’ «individualisme expressif» développé par Laurence Allard et Frédéric Vandenberghe. D’après eux « en tant que dispositifs de « figuration de soi » par définition singuliers, les sites personnels représentent des formes culturelles autocentrées, délimitant ce que nous nommerons une self culture ou culture sur mesure et que nous relierons à un individualisme expressif contemporain. ». En effet La timeline (la page d’accueil où s’affiche les tweets des personnes suivies) rassemble des tweets avec des opinions similaires aux nôtres qui développent l’appartenance à des groupes ou communautés mais favorisent donc peut-être l’entre-soi. On ne se confronte pas ou peu aux avis des autres, on cherche surtout à être confortés dans nos idées et trouver nos « semblables ».

Twitter : entre vie public et vie privé, une puissante machine politique

     Les débats sur le voile, de manière générale, sont récurrents et clivants. Sur Twitter le taux d’engagement (retweets,réponses,like) est toujours important concernant ce sujet. Dès qu’un fait se produit en rapport avec ce sujet, un débat naît presque systématiquement, par exemple avec l’affaire Mennel candidate de l’émission the Voice, Myriam Pougrtoux et l’Unef, le voile et Décathlon, les mères voilées accompagnatrices en sortie scolaire, la manifestation contre l’islamophobie. Les politiciens notamment interviennent en se positionnant publiquement sur le sujet, en partageant leurs avis personnel, comme Twitter nous invite à le faire, bien que leur statut les contraignent à une certaine neutralité et objectivité. Or le voile est un symbole religieux et relève donc juridiquement de l’espace privé des citoyens. L’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Hommes et du Citoyen stipule que «Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. ». La loi de 1905 sur laïcité quand à elle vient renforcer ce principe et légifère sur la séparation de l’Eglise (domaine privé religieux) et de l’Etat (domaine public) en s’appuyant sur 3 piliers : « la liberté de conscience et celle de manifester ses convictions dans les limites du respect de l’ordre public, la séparation des institutions publiques et des organisations religieuses, et l’égalité de tous devant la loi quelles que soient leurs croyances ou leurs convictions ». Ainsi on observe une cristallisation dans l’espace public d’un sujet qui a priori relève du domaine privé et sur lequel la législation a déjà tranché.

L’ampleur que prend le débat sur la plateforme expose toute la complexité et l’ambiguïté de ce type d’affaire qui passionne et se heurte au flou général entre la frontière du public et du privé sur Twitter. On remarque sur cette plateforme des interprétations personnelles des textes de loi pour soutenir un propos. Twitter, on le disait avec Arendt, en tant qu’espace public numérique renverse les structures établies et confère une forme de liberté à ses utilisateurs, ici par l’idée de braconnage culturel (De Certeau) et de retournement des lois à leur profit et cela selon leur subjectivité. Les internautes participent donc activement au débat. Ces arguments prennent cependant une dimension importante car à la vue de tous et par déformation c’est une définition qui devient parfois plus importante que celle d’origine. Après l’intervention de Sara El Attar, on remarque beaucoup de références à la loi de 1905 sur la laïcité mais chacun l’utilise à son profit sans se référer fidèlement au texte de loi. Ainsi le voile devient pour certains un acte bafouant la laïcité quand les défenseurs du voile eux disent que celui-ci s’inscrit parfaitement dans le cadre de cette dernière. Une seule loi sert donc d’argument à des avis radicalement opposés.

Une seule loi sert donc d’argument à des avis radicalement opposés. Certains affirment que c’est une manière de faire la promotion du voile que d’inviter une femme voilée. D’autres, comme le dit Sara El Attar elle-même, rappellent qu’une centaine de débats ont déjà eu lieu sur ce même sujet sans la présence des premières concernées. Jusque-là on parlait en leurs nom , sans que ces dernières ne soient concertées. Ainsi beaucoup d’internautes saluent l’intervention de Sara El Attar et expriment un grand soulagement d’entendre la voix de ce que l’on écoute rarement voir jamais. Elle s’oppose radicalement aux clichés que certains politiciens et médias font circuler sur les femmes voilées, elle permet de montrer une autre image de ces dernières. On observe dans les tweets et dans une majorité d’interventions médiatiques ce discours sur les femme voilée “forcées”, “soumises” et “incultes”. D’autres voient dans son discours très organisé et construit, un formatage et une soumission à un “’islam politique”. Certains soulèvent l’argument qu’une femme voilée veut forcément revendiquer quelque chose. Elles sont dans ces tweets décrites comme entité, organisées, coordonnées, uniformes, sans personnalité ou objectifs personnels avec des propos tels que : « les femmes voilées veulent », « les femmes voilés sont » et que leur but serait de faire parler d’elles pour ainsi d’imposer à tous leur religion et leur voile.

D’autres voient dans son discours très organisé et construit, un formatage et une soumission à un “’islam politique”. Certains soulèvent l’argument qu’une femme voilée veut forcément revendiquer quelque chose. Elles sont dans ces tweets décrites comme entité, organisées, coordonnées, uniformes, sans personnalité ou objectifs personnels avec des propos tels que : « les femmes voilées veulent », « les femmes voilés sont » et que leur but serait de faire parler d’elles pour ainsi d’imposer à tous leur religion et leur voile.

Le propos sur Twitter prend donc une forme complexe et mouvante où chacun se réapproprie l’espace public et tient comme vrai chacun de ses propos. La sphère privée des opinions fait office d’argument irréfutable au sein de l’espace public numérique, avec peu de fact-checking mais aussi peu d’interactions entre les différents camps, ce qui ne permet pas de remettre en question ses propos.

Le voile et Twitter : la polémique incessante

  Twitter dans son essence est une plateforme qui facilite la polémique car les interactions sont rapides et facilitées par l’interface du réseau. Le sujet du voile est un sujet hautement polémique en France et Twitter le traduit bien. La fonction polémique de Twitter expliquée par Arnaud Mercier dans son texte Twitter espace politique, espace polémique est bien représentée ici car le débat né sur le réseau a été repris par les médias classiques. En effet, après avoir été filmé entrain de demander à une mère accompagnatrice de sortie scolaire de quitter la salle à le conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, sous prétexte que son voile n’était pas approprié à un tel lieu et à une tel date (3 jours après l’attentat de la préfecture), Julien Odoul, jusque là méconnu du grand public s’est saisi de la puissance de Twitter en matière de polémique pour l’instrumentaliser en sa faveur. Il a lui-même par la suite avoué sur le plateau de Laurence Ferrari que cette femme était dans son droit (alors même qu’il affirme le contraire dans sa vidéo lors du conseil régional). La polémique a rapidement grandi et a très vite cristallisé la majorité des débats télévisés sur le sujet. Le Sénat s’est emparé de celle-ci pour voter une loi interdisant aux femmes voilées l’accompagnement scolaire dès le 29 octobre (la polémique datant du 13). Une même loi avait déjà été voté en avril 2019 par le Sénat mais refusée par le Conseil Constitutionnel car discriminante envers une communauté donnée. Il semblerait que la polémique numérique ait donc ce pouvoir de relancer le débat et de lui faire prendre un poids conséquent au niveau institutionnel. Cette fonction polémique pourrait ainsi permettre à Twitter de détrôner les médias classiques décrits par Mccombs et Donald Shaw comme ayant la fonction d’agenda-setting, c’est-à-dire décider du moment auquel un sujet doit être abordé dans l’espace public, un des piliers du pouvoir chez Weber. Les internautes semblent parfois avoir conscience de cela et alertent dans les commentaires de la vidéo de l’émission que pendant dix jours les sujets de discussions ne tournaient qu’autour de cela au point que le Sénat s’en empare. On remarque une tendance à dénoncer le fait que d’autres questions attendent des années avant d’être légiférées ou encore que des réformes pouvant avoir plus d’incidence sur la vie quotidienne des citoyens (chômage, retraites…) ont été votées pendant ce temps et sont passées sous silence car l’attention était portée ailleurs. On observe également une tendance à la paranoïa et au complotisme quand les questions d’agenda sont abordées.     

Nombre de personnalités se sont emparées de la polémique autour du voile, car idéale pour créer le buzz autour de son émission, de sa chaîne ou de son parti politique. La chaîne CNews a-t-elle délibérément fait ce choix en publiant un extrait de l’émission sur twitter le 21 octobre avec pour titre « Une femme voilée invitée par Pascal Praud participe au débat sur le port du voile »? C’est la vidéo de l’émission qui a eu le plus de réaction car énormément relayée, mettant ainsi en avant le compte twitter officiel de la chaîne. Ce sujet est longtemps resté en Top Tendance France et a été visionné plus de 550 000 fois. Nombreux internautes se sont indignés du fait que la chaîne déshumanise la jeune fille et ne la montre que par sa « fonction » de femme voilé, niant son identité, sa personnalité, son histoire personnelle. Est-ce une volonté de faire le buzz? De créer un indignement? Il semble probable qu’un titre comme celui-ci est choisi dans un but précis surtout dans un contexte actuel de polémique.

     L’effet polémique sur la plateforme est en grande partie permis par des internautes particulièrement réactifs, violents dans leurs propos et très vindicatifs, sans réelle envie il semble, d’entendre l’avis d’autrui. Leurs opinions sont relayées comme vérité générale. En effet Twitter dans sa structure facilite le lynchage, le harcèlement et une forme de bashing dématérialisé car tout le monde peut créer un compte et de manière plus ou moins anonyme. Ces comptes sont particulièrement actifs en matière d’insultes, de discriminations et de harcèlement sur des personnalités comme Sara El Attar qui prennent la parole publiquement. Il y a beaucoup de haine dans les propos de ces internautes : la haine de l’autre, le rejet, l’opposition eux/nous, certains vont jusqu’à parler de déchéance de nationalité, à lui demander de : ‘’rentrer chez elle” si elle n’est pas contente. Ces arguments violents exposent un racisme parfois assumé par le biais des débats sur la religion musulmane.

Des internautes sont allés jusqu’à tracer Sara El Attar sur les réseaux sociaux afin de trouver des choses compromettantes à son sujet, technique de décrédibilisation très pratiquée sur la plateforme. La candidate de The Voice, Menel avait subi le même sort avait dû renoncer à son aventure après la re-parution d’anciens de ses tweets. Les internautes ont ainsi retrouvé une page Linkedin, réseau social réservé au milieu professionnel, une homonyme de Sara El Attar (avec une photo où l’on voit que ce n’est pas elle son un parcours professionnel est différent). Les commentaires criant au complot avec des captures d’écran du profil ont très vit déferler sur la plateforme. La jeune fille aurait selon leurs dires mit le voile uniquement pour l’émission, “sinon elle n’aurait été pas été choisie” et ce pour propager l’Islam et normaliser le port du voile à la télévision.

Twitter est donc un terreau très fertile à la polémique notamment par sa structure où tout le monde peut s’exprimer très rapidement, rendant le fact-checking et le travail des modérateurs extrêmement complexe.

   Lorsque des sujets aussi polémiques que celui du voile sont débattus sur Twitter, qui est à la fois un espace d’expression de soi, politique et polémique, on remarque que le débat ne tourne pas réellement autour de l’émission de Pascal Praud et des arguments de chacun mais du débat sur le voile dans sa généralité. C’est surtout une sorte de façon de continuer le débat télévisé sur la plateforme, pour que chacun puisse convaincre les autres, mais on observe un phénomène de monologues plus que de réelles interactions. Les arguments développés semblent facilement démontables, douteux et faibles en matière de fiabilité, relevant même parfois d’une paranoïa assez profonde. On se rend compte que Twitter n’est pas vraiment une plateforme où on peut débattre de façon construite, convaincre l’autre mais plutôt un endroit pour « vider son sac » où chacun donne son avis mais n’écoute pas celui de l’autre. On “impose” un point de vue, une idéologie, coûte que coûte, même si rationnellement l’argument est faible, l’impression de la nécessité d’avoir le dernier mot et de gagner est ce qui ressort davantage.

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