Analyse de l’espace commentaire YouTube d’une émission de 28 minutes (Arte)
Le sujet de la cancel culture, qu’il soit traité sur des plateaux d’émissions ou sur les réseaux sociaux, est de ces sujets constamment inflammables. Les opinions divergent, et, bien souvent, les générations s’affrontent. Pourtant dans le cadre de l’espace de commentaire de l’émission qu’y a consacré 28 minutes, le débat ne prend pas, ou peu. L’homogénéité des positionnements du public commentateur est telle que nous n’avons pu que nous questionner sur l’existence de bulles de filtres dans cet espace public de débat supposé. 28 minutes prêche-t-il des web-spectateurs convaincus ?
Notre analyse porte sur l’espace de commentaire affilié à la vidéo « Culture : faut-il en effacer une partie ? » postée par la chaîne “28 minutes – ARTE” le 18 mars 2021. Cette chaîne est assez populaire, puisqu’elle compte 380 000 abonnés. A titre de comparaison, la chaîne “Vox Pop – ARTE” en compte 10 fois moins. La vidéo de notre émission comptabilisait 229 806 vues le 8 novembre dernier, ce qui en fait la 35ème vidéo de débat la plus regardée parmi les 380 répertoriées par la chaîne. Il s’agit également d’un très bon score au regard du nombre de vues des émissions publiées la même semaine : 20 fois plus qu’« Euthanasie : faut-il la légaliser ? – 28 Minutes – ARTE » et 1,5 fois plus que « Syrie : qui a gagné la guerre ? – 28 Minutes – ARTE » ; des sujets qui n’ont pourtant pas moins marqué l’actualité.
On note ce même phénomène pour le nombre de commentaires, bien plus significatif dans le cas de la vidéo abordant la cancel culture. Cette émission portant sur un terme relativement nouveau qui suscite couramment la polémique a donc provoqué un intérêt et une appropriation importante de la part des web-spectateurs sur YouTube. Nous nous sommes intéressés à la façon dont le public commentateur à réagi au traitement de cette question par 28 minutes, émission chantre de la nuance sur le petit écran.
Web-spectateurs et appropriation
La trace de l’appropriation de cette vidéo par les web-spectateurs qui va concentrer notre attention est celle des commentaires que certains ont pu laisser après (ou au cours de) leur visionnage. Les commentaires y sont nombreux – près de 1325, c’est pourquoi nous avons choisi d’effectuer un relevé mensuel du nombre de commentaires que l’émission a reçu. Nous pouvons en tirer les conclusions suivantes : le pic de commentaires a eu lieu dans les 2 à 3 mois qui ont suivi la publication de la vidéo. On peut donc parler d’une course à la réactivité lors de cette période.
Cependant, ce nombre a progressivement chuté dans les 6 mois qui ont suivi. Cette décroissance linéaire est bien souvent inévitable sur une plateforme telle que YouTube recevant un flot continu de nouveautés. Une chaîne comme 28 minutes publie d’ailleurs jusqu’à six nouvelles émissions par semaine. Pourtant, nous pouvons ajouter que bien que le nombre de commentaires diminue drastiquement, cette vidéo est toujours visionnée par les internautes et reste commentée de manière régulière. Par ailleurs, le débat est parfois réactualisé avec des références faites par les commentateurs à une actualité postérieure à la publication de la vidéo. Par exemple, nous avons pu relever récemment un commentaire peu élogieux vis à vis de la cancel-culture faisant référence à un fait d’actualité récent, : « Honteux ! Fiers d’être Français ! Zemmour président ! » – Bleu Blanc Rouge. Selon Dominique Boullier,
« La télé n’existe pas sans les conversations qu’elle suscite […]. La réception de la télévision n’est pas à rechercher ailleurs ».
Dominique Boullier
Les web-spectateurs, en se réappropriant un sujet tel que celui de la cancel-culture dans l’espace de commentaires d’une vidéo YouTube, participent activement à cette réception.
Temporalité (Depuis la sortie de la vidéo le 18 mars 2021) | Nombre de commentaires (1325 au total) |
Novembre | 7 commentaires |
Octobre | 8 commentaires |
Septembre | 4 commentaires |
Août | 7 commentaires |
Juillet | 41 commentaires |
Juin | 25 commentaires |
Mai | 234 commentaires |
Avril | 478 commentaires |
Mars | 416 commentaires |
Après avoir abordé la quantité et la fréquence de ces commentaires, nous allons effectuer une typologie présentant les différentes formes par lesquelles les web-spectateurs manifestent leur point de vue. Nous avons relevé l’existence de plusieurs types de commentaires.
- Le commentaire d’opinion qui relate directement l’avis du web-commentateur sur le sujet abordé au sein de l’émission.
“J’aime beaucoup quand la pro cancel culture finit par expliquer qu’il faut contextualiser cette lutte de la censure. Contextualiser ce combat mais pas des œuvres ? On doit bien contextualiser le fait de censurer mais pas Lovecraft et son racisme insolent typique de son époque ? La cancel culture est hypocrite en plus d’être dangereuse. Ce n’est pas en oubliant ses erreurs qu’on ne les répète pas“ – Adrian F.
- Le commentaire d’expertise, l’internaute vient ajouter dans les commentaires des savoirs qui ne figurent pas dans la vidéo.
“Y’a toujours un truc qui me dérange profondément, c’est que « nègre » n’a jamais été utilisé par Agatha Christie pour désigner des personnes ayant la couleur de peau noire, il s’agit d’une autre définition (pour ceux qui s’y intéressent, il s’agit de désigner une personne qui fait le travail pour une autre afin que cette dernière en profite et mette ce travail à son nom, si vous connaissez bien le roman vous comprendrez l’importance de ce détail), et ça m’attriste qu’on ait permis cet amalgame 🙁 “ – Berenice S.
- Le commentaire conversationnel est un type de commentaire dans lequel l’internaute répond et dialogue avec un autre internaute.
« @malluin malluin Je te rappelle que Platon était sexiste et esclavagiste. Tu ne voudrais pas l’annuler, lui-aussi? Et sinon, pourquoi? » – Nervi fanatique de Michel Drac
- Le commentaire critique où le web-spectateur vient fournir une critique sur un ou plusieurs éléments de la vidéo.
“L’intervenante universitaire a une gestuelle corporelle très agaçante en réponse des interventions d’autrui.” – Léo
- Le commentaire de remerciement où l’internaute manifeste sa reconnaissance envers les créateurs et les participants de l’émission.
“Merci pour cet épisode super intéressant ! “– Emma M.
- La citation, commentaire qui comme son nom l’indique n’est composé que d’une simple citation.
“Celui qui ne connaît pas l’histoire est condamné à la revivre” Karl Marx – The cookie Director
Ces six types de commentaires ne s’excluent pas les uns les autres, ils peuvent bien souvent s’additionner. Les plus courants sont dans notre cas les commentaires d’opinion, donnée que nous ne manquerons pas de relever plus tard dans notre analyse ; la rareté des commentaires de type conversationnel menant au débat étant une preuve du déficit de contradiction de l’espace public que nous étudions.
Les 3 commentaires les plus likés reflètent parfaitement l’ensemble des réponses émises sous la vidéo. Ils proposent tous un avis au sein du débat télévisé, avec la plus grande cordialité, expliquant à leur façon, qu’ils sont d’accord avec les propos des intervenants. Il y a d’abord l’approbation par la citation. Plusieurs internautes valident l’opinion articulée par les intervenants en ajoutant une pensée d’auteur allant dans leur sens et qui se suffit à elle-même, plutôt qu’en émettant un avis avec leurs propres mots (1). D’autres en revanche, affirment leur accord en prolongeant le débat avec leurs propres pensées (2). Enfin, certains web-spectateurs ne prennent pas forcément part au débat, mais tiennent à applaudir la qualité instructive et intéressante du débat et la capacité d’écouter des intervenants entre eux (3).
- “Celui qui ne connaît pas l’histoire est condamné à la revivre ». Karl Marx” -The Cookie Director avec 1200 likes
- “Justement c’est raciste de cacher la vérité. C’est “grâce “ a ces événements, ces actes qu’on s’eduque, qu’on évolue. Vivre dans un mensonge = contre” – Gaelle a avec 1000 likes
- “Je tiens à souligner qu’aucune des personnes ne se sont coupé la paroles et en plus de s’écouter on donner à voir des visions différentes des choses et éléments tous intéressants. Merci 28 minutes !Merci ça fait vraiment du bien” -Jonas Weber avec 795 likes
Après avoir distingué les différentes manières dont les web-commentateurs de notre vidéo s’emparent de l’espace de discussion numérique, nous allons maintenant nous intéresser aux relations qui existent entre le programme et ses commentaires. Avant cela, commençons par rappeler une des caractéristiques du dispositif YouTube en le comparant à celui d’une plateforme comme Twitter. Bien souvent, et c’est notre cas ici, l’entièreté du programme est mise en ligne sur YouTube alors que ne sont visibles que de simples extraits sur Twitter. Cela signifie que dans notre cas, nous pouvons supposer que les commentateurs ont vu tout ou au moins une partie significative du programme qu’ils commentent. À l’inverse du visionnage fragmenté de Twitter où la focalisation sur la petite phrase ou sur le dérapage est courante, nous pouvons supposer que nos web-commentateurs auront une vision d’ensemble et feront des références précises au programme et à ses exemples. Est-ce vraiment le cas ?
L’implication intense des internautes
L’implication des web-spectateurs dans les discussions autour de la cancel culture est montrée à plusieurs reprises à travers la récurrence des mots ou des références cités. D’abord, le troisième mot le plus utilisé est le mot débat ; rien que l’importante utilisation de ce mot montre à elle-seule les nombreuses discussions que ce sujet provoque, et dont les web-spectateurs sont indéniablement conscients. Parmi elles, le mot racisme est écrit 85 fois, cancel culture 138 fois, nègre(s) 33 fois, ou esclavage 39 fois. Ce sont tous des mots abordés dans l’émission et des mots sujets à des débats politiques houleux et tranchants, qui ont également retenu l’attention des internautes puisqu’ils les ont repris et ont fait naître à leur tour de nouvelles discussions dans le fil des commentaires.
Les web-spectateurs poursuivent le débat télévisé en mentionnant des références utilisées au cours de l’émission : Pépé le putois ou Les dix petits nègres d’Agatha Christie sont repris respectivement 16 et 33 fois dans les commentaires. Les ajouts d’exemples non abordés par les intervenants reflètent également la prolongation du débat au-delà de l’émission : les web-spectateurs citent à plusieurs reprises 1984, Les Aristochats, ou Mein Kampf pour appuyer leur propos autour de la cancel-culture. Pour citer un second exemple, 7 personnes citent le mot autodafé : c’est un terme précis et pourtant non-employé dans l’émission. La relation entre commentaires et émission est donc intéressante : au-delà de poursuivre la discussion à travers des exemples mentionnés, les web-spectateurs s’impliquent en agrémentant les conversations de leurs propres références. Cela montre une nouvelle fois qu’ils s’approprient le sujet et donnent leur avis.
Cette implication est également illustrée à travers l’utilisation de la chronométrie pour faire référence à un point précis dans l’émission. D’abord, c’est une manière de lancer une discussion, puisque les web-spectateurs peuvent visionner le moment en question, et ainsi se forger un avis et y répondre. Par ailleurs, c’est aussi un moyen d’émettre un avis comme s’ils répondaient directement à l’intervenant, à un instant précis et participaient eux-mêmes à l’émission.
Par exemple : “21:04 : À moins que les vaches et les cerfs soient en voie d’extinction ou espèces menacées je vois pas en quoi ça contredit les dires de Lacoste pour la sauvegarde des espèces -_-” – Kilian S.
Ou : « Ecrire l’histoire avec une gomme » (6:56). Belle expression, j’adopte!” – New Touch
Par le biais d’une analyse quantitative et qualitative des commentaires, nous avons cherché à montrer l’implication des web-commentateurs dans la discussion et les modalités par lesquelles elle se met en œuvre.
Cordialité de la discussion
Cette implication se fait dans un certain respect et avec une cordialité qui méritent selon nous d’être pointés, au vu de leur rareté dans ce type d’espace d’échange en ligne. Tout d’abord, mentionnons qu’une grande partie des web-commentateurs est admirative de l’émission. Un nombre important de commentaires évoque la qualité du débat, soulignant notamment la fluidité de la distribution de la parole et sa constructivité.
“Je tiens à souligner qu’aucune des personnes ne se sont coupé la paroles et en plus de s’écouter on donner à voir des visions différentes des choses et éléments tous intéressants. Merci 28 minutes !Merci ça fait vraiment du bien” commentaire de Jonas W. ayant récolté 799 likes
“je voudrais féliciter ce plateau télé car personne ne s’est coupé la parole ou s’est violement énervé. Cela fait vraiment du bien, ainsi tout le monde peut parler et apporter son avis. Plus de plateau télé comme celui ci s’il vous plait !” – commentaire de Twenty ayant récolté 101 likes
Il est intéressant de remarquer que ce type de commentaires ne suscite pas de réaction parmi les commentateurs ni même de réelles discussions. D’ailleurs, on ne recense que 219 commentaires constituant des réponses à d’autres commentaires sur les 1322 commentaires de notre corpus.
Les attaques personnelles ont habituellement une place importante dans les discussions sur Youtube. Dans les commentaires que nous avons étudiés, nous remarquons qu’elles sont en minorité. En effet, peu d’insultes et d’attaques contre la personne sont à déplorer, miroitant le respect observable entre les participants de l’émission. Au sein de l’émission télévisée justement, le débat est cordial et se déroule sans animosité à l’inverse de nombreux débats télévisés où très vite le débat peut s’enflammer et où le ton monte. Ici, le temps de parole de chaque invité est respecté. Ainsi, de nombreux commentaires saluent et remercient l’émission sur sa forme.
Venons-en aux commentaires, où la cordialité dans les discussions est intensifiée par l’utilisation d’émojis : 31 personnes en utilisent à plusieurs reprises. Ces-derniers sont souvent utilisés pour appuyer un propos ou une affirmation voire montrer un consensus “?” ou “?” :
» il ne faut pas soustraire, il faut additionner. ? il ne faut pas effacer le passé, il faut créer le meilleur futur?”. – Charles T
ou “Je suis bien d’accord avec toi ?” – Hansha
En effet, selon Chloé Léonardon, doctorante linguiste à l’université Paris-Nanterre, les émojis sont des “moyens nouveaux de faire passer les émotions et les sentiments”. Ici, ils expriment l’acquiescement. Ce sont les émojis que l’on peut qualifier de “polis” et qui intensifient la cordialité du débat.
Mais l’émoji le plus utilisé dans notre corpus est celui “qui pleure de rire” (27 fois). Dans les commentaires sous une émission dont le thème est plus que sérieux et sujet au débat, l’utilisation de ce type de smileys a de quoi étonner. Si la plupart des commentaires sont sérieux, certains n’hésitent pas à lancer des réponses ironiques :
“Comme le dit edelman , il faut prendre du recul … Et laisser Pépé tranquille !!??” – MISTER GRoOVEMAN
ou “ vous êtes des sketches ambulants, au nom de l humour, merci d exister ?” – Nervi fanatique de Michel Drac
Ces figures de commentateurs ne semblent pas ici s’apparenter à du troll, mais montrent plutôt un accord sur le sujet à travers plus de légèreté via un humour bienveillant et respectueux. Nous sommes bien loin du débat houleux et agressif que ce sujet aurait pu provoquer. La majeure partie des contributions est donc bienveillante, c’est pourquoi nous allons maintenant interroger les raisons de ce constat.
Un consensus parmi les commentateurs
Cette cordialité et cette bienveillance dans un espace de discussion en ligne sont plutôt inhabituelles et nous interrogent, en particulier autour d’un sujet aussi inflammable que la cancel culture. Il nous semble que les commentaires sous cette vidéo forment plutôt un espace de discussion que de débat. Ce phénomène peut s’expliquer par la forte homogénéité dans les positionnements des commentateurs que nous avons pu observer. Nous avons également constaté un manque de visibilité des opinions contraires à celles de la majorité, étant donné que les commentaires qui apparaissent en premier sont ceux qui ont le plus de likes.
Nous avons décidé de prendre en exemple un commentaire et ses réponses pour illustrer ce consensus général qui tend vers une opinion anti-cancel culture.
“Quand le porno et les meurtres sont moins choquant que l’humour et des dessins.” – Bird Big
Ce commentaire a reçu 633 likes et 26 réponses. Parmi toutes les réponses au commentaire, nous relevons 13 réponses qui adhèrent au propos exprimé ou bien qui s’inscrivent dans le même cheminement de pensée.
“mais tellement vrai! ça en revanche ça choque plus personne, que le porno soit accessible à des enfants, la libéralisation de tout quoi…tellement d’hypocrisie, en fait on sélectionne ce qui gène personnellement surtout..” – Noix2 Kjou – 55 likes
“Ta tout dis ????” – Charlotte
“ @Okok Delphine l’industrie porno tue.” – S
A l’inverse, seulement une faible minorité composée de 5 commentaires au total s’oppose directement au commentaire initial dans les réponses.
Par exemple : “Rien à voir. Mais alors rien.” – Touillette
Nous avons voulu prendre en exemple, un autre commentaire qui a aussi eu beaucoup de réponses, 31 au total et qui s’avère être le deuxième commentaire le plus liké.
“Justement c’est raciste de cacher la vérité. C’est “grâce” à ces événements, ces actes qu’on s’eduque, qu’on évolue. Vivre dans un mensonge = contre” – Gaelle A
Les réponses à ce commentaire se divisent en deux parties. D’un côté, nous avons la moitié des commentaires qui montrent un consensus avec le propos énoncé. De l’autre, les commentaires restants constituent des discussions indépendantes du sujet de l’émission. Par exemple, certaines réponses à ce commentaire dévient sur un débat au sujet du mouvement Black Lives Matters et du terme SJW (social justice warrior), sujets qui n’ont pas de lien direct avec ce qui est abordé dans l’émission. La contradiction est totalement absente de cet échange qui porte pourtant sur une opinion très polarisée.
À travers ces deux exemples issus de fils de commentaires, nous avons cherché à pointer une tendance générale, à savoir la rareté de la confrontation des opinions. D’où vient cette homogénéité ? Il nous semble que cet espace commentaire est un bon miroir de l’émission et de la position qu’elle favorise dans ce débat autour de la cancel culture. Son titre induit une certaine prise de position dans ce débat, en posant les termes à la façon d’une question rhétorique : « Culture : faut-il en effacer une partie ? ». Il est alors très tentant pour les web-commentateurs de répondre « non » à la question que pose le titre de l’émission et par extension le titre de la vidéo, ce que beaucoup ne se privent pas de faire.
On peut émettre l’hypothèse que les web-spectateurs qui ont choisi de regarder cette émission sont des habitués de 28 minutes et d’Arte et adopteraient assez systématiquement une position anti-cancel culture. Loin d’être des “haters” ou des contradicteurs, la grande majorité des web-commentateurs abonde dans le sens privilégié par l’émission, ce qui nous amène à les affubler du sobriquet de “convertis”. Toutefois, il est important de souligner que tous ne partagent pas une même vision et que des degrés de rejet différents de la cancel culture s’expriment. C’est pour toutes ces raisons qu’il nous semble que l’expression espace de discussion plutôt qu’espace de débat est préférable, la divergence et le pluralisme d’opinions étant finalement assez rares sur la globalité de notre corpus.
De nombreux auteurs ont travaillé sur ces phénomènes d’encastrement des débats qui sont renforcées sur les plateformes numériques, contrairement à ce que les utopies liées à l’émergence de l’internet pouvaient espérer. À ce propos, Virginie Julliard écrit :
“ Sur l’internet, les opinions semblables ont tendance à s’agréger et à communiquer entre elles plutôt qu’à débattre avec des opinions différentes. ”
Virginie Julliard
Cela nous renvoie au concept de bulle de filtres1 défini par le militant Eli Pariser critiquant l’ampleur de la personnalisation de l’information sur Internet. Comment la relation au média peut-elle être vertueuse si cette “forme de négociation face à la proposition télévisuelle” chère à Boullier lui est inaccessible ?
On peut supposer que les web-spectateurs n’ont pas atterri sur cette vidéo par hasard. Une personne favorable à la cancel culture aurait eu bien plus de chances de tomber sur une vidéo conforme à ses opinions et dont l’espace de commentaire aurait reflété la tendance. Ce phénomène est relativement dangereux car le discours est un enjeu crucial et l’échange de points de vue différents est constitutif du bon fonctionnement de la démocratie. Ainsi, “Ceux qui vivent dans une bulle de filtres, cependant, ne trouveront guère d’arguments contre leur point de vue, mais une approbation excessive. (…) Au lieu de considérer sa propre opinion comme une opinion parmi tant d’autres, la bulle de filtres ne fait que la confirmer, de sorte que l’on remarque à peine qu’il y en existe d’autres.” Tel pourrait être le piège d’un espace commentaire sur YouTube.
Ainsi, nous avons commencé par remarquer une certaine implication de la part des web-commentateurs et une volonté de réagir, de prendre part au débat, et dans une moindre mesure d’échanger avec autrui. Nous avons ensuite remarqué la cordialité qui caractérise ces prises de parole. Enfin, nous avons associé cette cordialité à un positionnement homogène de la part de commentateurs qui échangent entre convaincus, l’espace de débat ressemblant plutôt à un simple espace de discussion. Nous pouvons conclure en rappelant la part de responsabilité du dispositif spécifique à YouTube dans ce constat. En effet, l’encastrement du débat est favorisé sur YouTube par le fait que le commentaire s’écrit dans le cadre d’un groupe commun qui a vu une même vidéo. Il faut rentrer à l’intérieur d’une vidéo pour accéder à ses commentaires. Il est nécessaire de passer cette porte pour avoir accès aux discussions qui en ont découlé.
À l’inverse, une plateforme comme Twitter expose les prises de parole sur la place publique et offre l’opportunité de les multiplier, agissant comme une caisse de résonance. Les discussions liées à un sujet précis peuvent être retrouvées par le biais de mots clés, favorisant (on peut le supposer) la rencontre entre points de vue divergents.
Lara, Mathilde, Simon
- Selon Eli Pariser, une « bulle de filtres » désigne le filtrage de l’information qui arrive jusqu’à l’internaute par différents filtres et l’état d’« isolement intellectuel » et culturel dans lequel il se retrouve quand les informations qu’il recherche sur Internet résultent d’une personnalisation mise en place à son insu.
Avertissement : nous tenons à préciser que les commentaires récoltés sur YouTube ont été retranscrits sans modification de notre part.
L’émission « Culture : faut-il en effacer une partie ? » sur YouTube
- Dominique Boullier, La télévision telle qu’on la parle. Trois études ethnométhodologiques, Paris, Éd. L’Harmattan, coll. Champs visuels, 2003, 240 p.
- William Audureau, “Ce que les émojis disent de vous”, janvier 2020, Le Monde, https://www.lemonde.fr/pixels/article/2020/01/26/ce-que-les-emojis-disent-de-vous_6027243_4408996.html
- Virginie Julliard, “#Theoriedugenre : comment débat-on du genre sur Twitter ?”, Dossier. Arènes du débat public, p. 135-157
- “L’ère de la bulle de filtres : un petit monde au sein d’un grand réseau”, IONOS, janvier 2020, https://www.ionos.fr/digitalguide/web-marketing/analyse-web/la-bulle-de-filtres/
C’est avec beaucoup d’attention que nous avons pris soin de lire votre article. Nous soulignons la qualité de l’analyse, ainsi que la clarté de votre réflexion qui ont rendu notre lecture agréable.
Cela étant dit, nous souhaitons revenir sur quelques points évoqués dans votre article sur lesquels nous nous questionnons, ou sur lesquels nous souhaitons apporter des précisions.
Dans un premier temps, nous avons apprécié la typologie des commentaires que vous avez réalisé. Cependant nous regrettons qu’il n’y ait pas de représentation graphique du nombre de commentaires selon la typologie établie. En effet nous pensons qu’il aurait été intéressant de se rendre compte visuellement du pourcentage que représente chaque type de commentaires dans cet espace.
Ensuite, vous avez noté que dans votre terrain d’enquête, il y avait peu de commentaires qui suscitaient des discussions et des réactions et ce malgré le fait que, comme mentionné dans votre introduction, le sujet de la cancel-culture est habituellement propice à la polémique. Vous précisez également que les web-spectateurs sont nombreux à publier des commentaires montrant leur admiration quant à la qualité du débat. Nous pouvons expliquer cela par le fait que les espaces de discussion numérique tels que celui-ci, ont surtout une visée expressive, comme le montre Vincent Maud (« La dégradation du débat public : le forum de l’émission On ne peut pas plaire à tout le monde, 2007). Ainsi, on remarque qu’il n’y a pas de nécessité de prise en compte de la parole de l’autre. Les commentaires admiratifs de l’émission illustrent également une fonctionnalité de « tableau d’affichage » où il s’agit simplement d’exprimer un ressenti sans attente de réponse, donc sans recherche débat.
Nous avons trouvé cela très intéressant que vous releviez le manque de visibilité des points de vue opposés à celui de la majorité, induit par le dispositif d’écriture de commentaire propre à YouTube. En effet, sur YouTube, les premiers commentaires qui apparaissent sont ceux qui reçoivent le plus de likes ce qui favorise l’homogénéité des positionnements que vous évoquez. Il est important de prendre en compte le dispositif en lui-même car celui-ci participe également à la manière dont les web-spectateurs vont s’exprimer.
Aussi, la théorie de la bulle de filtres de Pariser est dans ce cas très pertinente. En effet il y a toute une dimension algorithmique de YouTube à prendre en compte, qui, basée sur les données des utilisateurs et donc sur une connaissance de leurs goûts de leurs opinions, conduit l’internaute à cette vidéo plutôt qu’une autre. On suppose qu’il y aura certainement une adhésion au point de vue dominant défendu dans l’émission et aussi dans les commentaires. On retrouve ici la thèse des communautés d’intérêt : « Internet permet de rencontrer des gens qui pensent comme vous » (Flichy ; 2008)
Cependant, s’il y a peu de commentaires aux opinions divergentes au sein de cet espace, nous nous demandions si vous aviez retrouvé des commentaires qui seraient stigmatisant envers le camp des pro cancel culture ? Le consensus semble clair entre les participants, mais émettent-ils des avis sur le camp opposé ?
Finalement, les éléments que vous apportez dans votre article nous font nous interroger sur les effets de cet espace commentaires sur le débat. Ce consensus formel entre les commentateurs exprimé de façon si cordiale, où le conflit est inexistant, ne constituerait-il pas un appauvrissement du débat et donc une artificialité de l’espace public en question ?
Merci pour votre analyse de cet espace de discussion, elle nous a permis de répondre à des questions que nous nous posions et de nous en poser de nouvelles. Elle constitue donc un élément précieux pour l’avancée de notre réflexion sur la place laissée au débat sur les grandes plateformes numériques.
BEY Camille, DINASQUET Raphaël, PLAZIAT Marion, TAZARO Margerie
Nous vous remercions d’avoir pris le temps d’écrire ce commentaire et de partager vos réflexions. Tout d’abord, pour vous répondre, nous concédons qu’une représentation graphique du pourcentage de commentaires selon la typologie aurait été d’un grand intérêt pour notre analyse. Mais passer au peigne fin et classifier un total de 1300 commentaires aurait été une opération fastidieuse.
Nous avons trouvé votre remarque sur la visée expressive des espaces de discussions numériques très intéressante car au cours de notre travail d’analyse nous avons lu l’article de Maud Vincent. Cet article, comme vous le dites, nous permet d’aborder l’espace de discussion comme un “tableau d’affichage”. Nous aurions pu traiter de manière plus approfondie cet aspect de YouTube qui favorise l’homogénéité des positionnements. Nous avons essayé de prendre en compte ce dispositif propre à Youtube mais après en avoir discuté en groupe, nous nous sommes rendu compte que cela pourrait risque d’être hors sujet car nous analysons ici les commentaires liés à une vidéo et non pas l’espace de commentaire en général. L’article de Franck Babeau intitulé La participation politique des citoyens « ordinaires » sur l’Internet, La plateforme Youtube comme lieu d’observation (2014) nous explique qu’ “Internet a confié ce rôle de filtrage à la masse des utilisateurs qui par leurs activités de censure et de consultation hiérarchisent la visibilité des contenus via le mécanisme des algorithmes.” Et comme vous nous l’avez dit dans votre commentaire en citant Patrice Flichy, internet et en particulier les réseaux sociaux avec leurs algorithmes ont tendance à pousser les internautes à l’entre-soi et “à consulter des sites fréquentés par des individus d’une opinion similaire, entraînant un renforcement des croyances ainsi qu’un auto référencement.”(Frank Babeau).
Dans l’espace commentaire de cette vidéo de 28 minutes, les participants qui sont en accord avec l’orientation idéologique de l’émission vont généralement stigmatiser les pro-cancel culture au sein de leurs commentaires. Par exemple, un commentaire publié sous la vidéo par Adrian Faivre dit : “J’aime beaucoup quand la pro cancel culture finit par expliquer qu’il faut contextualiser cette lutte de la censure. Contextualiser ce combat mais pas des œuvres ? On doit bien contextualiser le fait de censurer mais pas Lovecraft et son racisme insolent typique de son époque ? La cancel culture est hypocrite en plus d’être dangereuse. Ce n’est pas en oubliant ses erreurs qu’on ne les répète pas” Cet exemple de commentaire montre que la cancel culture est ici confondue avec la censure.
Pour répondre à votre question sur les participants qui vont émettre des avis sur le camp opposé, la majorité des commentaires populaires sont des participants qui donnent leurs avis directement sur le camp opposé en les critiquant, en les stigmatisant ou encore en les contredisant.
Le consensus formel entre les commentateurs constitue en effet un appauvrissement du débat. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons préféré le terme d’espace de discussion plutôt que de débat dans notre article.
En vous remerciant encore une fois, pour votre commentaire qui nous a permis de prendre du recul sur notre analyse et d’y réfléchir une nouvelle fois.
Lara, Mathilde et Simon