Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

France 2, principale chaîne du service public, présente le samedi 10 septembre 2016 une édition de l’émission On N’est Pas Couché (ONPC) en prime-time, alors qu’habituellement, elle est diffusée en seconde partie de soirée.
Pour ce format original, l’animateur Laurent Ruquier et ses deux chroniqueurs Yann Moix et Vanessa Burggraf reçoivent l’humoriste Patrick Timsit, le réalisateur Jacques Weber, le chanteur Julien Doré, l’actrice Virginie Efira et le politicien Jean Luc Mélenchon. L’émission a été suivie par 2,13 millions de téléspectateurs soit 12,9% de part de marché.


Nous avons choisi d’étudier un passage déjà mis en exergue par ONPC sur sa chaîne YouTube, sous le titre « Vif échange entre Jean-Luc Mélenchon et Vanessa Burggraf ». Cet extrait éditorialisé par France 2, indique un contenu que la linguistique appelle une surassertion³. C’est une opération de mise en saillance d’un fragment de texte par l’énonciateur. Ici, on s’attend à un contenu polémique entre intervieweur et invité : le temps fort du programme, la séquence qui pourra être reprise dans les autre médias (zapping, articles). L’annonce faite au téléspectateur est-elle déceptive ?
Nous analyserons dans un premier temps la mise en scène du dispositif médiatique afin de montrer quels ethos discursifs sont adoptés par nos deux protagonistes et quels sont les enjeux de ce « vif échange ».

Spectacularisation de l’espace public

Avec ONPC, France 2 propose a priori une émission qui évoque le modèle intellectuel habermassien et Arendtien d’un espace public construit autour du Logos (Arendt imaginait une agora  et Habermas un café). Avec ONPC, nous avons un espace de discussion organisé via la médiation de Laurent Ruquier et de ses deux chroniqueurs où se tienne chaque semaine des débats littéraires, politiques ou artistiques. Les chroniqueurs ont un double rôle. Celui de relais d’opinion : ils ont été spectateurs, lecteurs ou récepteurs des oeuvres et paroles défendues mais ils sont aussi intervieweurs, ce qui peut conférer une dimension experte à leurs interventions. Il y a une ambivalence créée par le statut de ce consommateur de produits culturels mais qui n’est pas omnipotent et admet ne pas les consommer tous. Est-il un expert, un relais d’opinion du public ou seulement de sa propre opinion ?

Guy Debord, la société du spectacle (1967)

Dans l’espace public, la discussion se fait à plusieurs : l’émission a donc un public qui est également présent sur le plateau et sert de représentant au téléspectateur. On matérialise avec lui l’acte de regarder l’émission et on légitime le spectacle (le public est là, il est intéressé : nous, spectateurs le voyons). Ce public non-expert peut servir de thermomètre d’opinion en huant, applaudissant… Cependant, avant cet extrait (2:23:45-2:23:57), quand il s’exprime en applaudissant Jean-Luc Mélenchon, Vanessa Burggraf met en garde le téléspectateur sur la fiabilité d’un public qui serait  acquis au politicien : « c’est insupportable, le fait que vous ayez le public, que vous demandiez au public de vous appuyer dans votre démonstration ». Ainsi, dans notre extrait, quand le public applaudit à nouveau Jean-Luc Mélenchon, l’intervieweuse lève les bras avec exaspération en disant « voilà ! ». Là encore, il y a ambivalence dans le rôle du public qui ne peut s’exprimer que par des signes para-linguistiques mais qui est critiqué quand il le fait. La dernière ambivalence nait de la confrontation entre ce modèle d’espace public et la scénographie instituée se rapproche de celle d’un « tribunal 4».

Le modèle du tribunal apparaît à la fois avec le dispositif scénique et du point de vue des rôles des protagonistes distribués souvent dès le départ. Un invité vient parler de ses idées, de son travail, dans le fauteuil bleu dans lequel, comme dans un tribunal, il y est mis en accusation. (…) Les polémistes tiennent les rôles des avocats de l’accusation, ils portent un œil critique sur le travail de l’invité. Arguments, ton lapidaire mais parfois belles surprises construisent la séance. Au milieu des deux camps, l’animateur redistribue la parole quand on ne s’entend plus et joue le président de séance. Les autres invités-jurés de l’émission sont conviés à donner leur avis : ils ont donc des rôles ambivalents, sont tantôt interrogés, tantôt critiques.

Lucie Alexis, doctorante en Information et Communication, dans son article « Dispositifs télévisuels et mises en scène du désaccord : les cas d’On n’est pas couché et de Ce soir (ou jamais !) ».

L’émission induit l’idée, que de la polarisation naîtrait forcément le débat. Il y a une démarche de spectacularisation qui rappelle Jean Baudrillard (La Société de consommation) : « Tout est spectacularisé, c’est-à-dire, évoqué, provoqué, orchestré en images, en signes, en modèles consommables. » Dans ONPC, l’Espace public est spectacularisé, à l’image de cet extrait mis en exergue par la chaîne, intéressé par cet échange polémique.

Une guerre d’ethos

Vanessa Burggraf : – Jean-Luc Mélenchon, vous dites dans votre livre, « aujourd’hui c’est ça être de gauche, il y a les bla-bla, il y a les chiffres, ils ne parlent jamais de la vie ». Moi j’ai envie de retourner les choses, vous parlez beaucoup de la vie, de l’humain, de remettre le partage de la richesse au centre du jeu, mais vous ne parlez pas de chiffes Jean-Luc Mélenchon. Tout à l’heure, Laurent Ruquier vous posait la question des dix mesures que vous appliqueriez demain si vous étiez Président de la République, j’en ai évoqués tout à l’heure. C’est l’augmentation du SMIC de 1400€ à 1700€, la retraite à 60 ans à taux plein, le remboursement intégral des dépenses de santé. Il y a beaucoup de dépenses dans votre programme, est-ce que vous pouvez nous donner un chiffre, parce que j’imagine que vous avez calculé votre programme de dépenses, à combien vous chiffrez tout ça, est-ce que vous avez le chiffre, parce que c’est important quand on est au sommet de l’état d’avoir un chiffre.

Jean-Luc Mélenchon : – Oui, oui, oui, bien-sûr, bien-sûr, le moment du chiffrage va venir, ne vous inquiétez pas. Tous les ans nous présentons un contre-budget.

Vanessa Burggraf commence l’échange en réaffirmant son ethos préalable : celui de journaliste, d’intervieweuse. L’intervention est longue, elle cite l’interviewé pour introduire sa question : « Jean-Luc Mélenchon, vous dites que dans votre livre, ‘‘aujourd’hui c’est ça être de gauche, il y a les bla-bla, il y a les chiffres, il ne parle pas jamais de la vie’’. Moi j’ai envie de retourner les choses (…) ». Cette pratique sert à mettre en avant le travail préparatoire qu’elle a effectué et affirme la légitimité de sa question. On note également l’usage du champ lexical du chiffrement : « richesse », « chiffres » (cette occurence apparait 4 fois lors de sa première intervention), « augmentation », « 1400€ à 1700€ » « remboursement » et « dépense ». En insistant sur ce vocabulaire, elle se pose à la fois comme experte dans son domaine et souligne un manque de précision sinon de transparence chez Jean-Luc Mélenchon.

La réponse de Jean-Luc Mélenchon tranche immédiatement par sa brièveté et par son contenu. Il ne répond pas à la question, et semble même la traiter avec dérision. Le rire (indice para-linguistique) de Jean-Luc Mélenchon, lors de son intervention, semble confirmer cette hypothèse. Le redoublement des lexies « Oui » et « bien-sûr », « ne vous inquiétez pas » signale l’insistance de la journaliste. Jean-Luc Mélenchon semble à la fois vouloir l’apaiser et la tourner en dérision en hystérisant son propos. Il construit son ethos en fonction de celui de la journaliste : il se présente comme un homme éloigné des considérations triviales (le chiffrement) qui n’est pas un rêveur pour autant : « le moment du chiffrage va venir (…) Tous les ans nous présentons un contre-budget. » Par ce positionnement, il refuse d’établir Vanessa Burggraf dans son rôle d’intervieweuse et dans son rôle d’experte. Il remet en cause sa légitimité ce qu’il lui dit explicitement par la suite :

JLM : Ne vous déguisez pas en journaliste quand vous professez une opinion.

De même quand il dit : « sortez dans la rue vous allez voir où elle est votre envolée lyrique ». Il induit l’idée que, lui, cette « rue », il la connait et qu’il s’inscrit dans la réalité contrairement à la journaliste, qui ne peut donc être le relais légitime de l’opinion de la « rue ».

L’intervention de Laurent Ruquier pour enjoindre Jean-Luc Mélenchon à répondre apparaît alors comme une tentative de médiation pour rétablir sa chroniqueuse dans sa fonction.

Laurent Ruquier : – La dette ! Ça c’est une question concrète. Réponse !

J-L. Mélenchon : – C’est pas une question concrète du tout..

Laurent Ruquier & Vanessa Burggraf : – Mais si !

Le cadrage médiatique comme enjeu des affrontements 

Cadrage mains, Photo de Ciclic

 

Au-delà de la lutte rhétorique qui consisterait à gagner la joute oratoire, c’est le cadrage médiatique qui est remis en question :

JLM : – C’est fini la rigolade où c’est vous qui fixiez les cadres !

Si on accepte les trois catégories de débats proposés par Shattuc (1997), Charaudeau et Ghiglione (1997) et Haarman (2001). On peut s’imaginer que le modèle d’émission créé par la chaîne appartient à celui du débat-spectacle : un show-médiatique où la gestion du débat serait à la charge des animateurs (ici, Laurent Ruquier et ses chroniqueurs).

[L’animateur] prend parti et provoque la confrontation d’opinions pour en exploiter la dimension spectaculaire au détriment de la qualité de l’argumentation. (…) En règle générale, le débat n’est pas motivé par l’émergence d’une opinion consensuelle destinée à instruire le public : seul compte le divertissement.

Marcel Burger, « Le cadrage de la communication dans les médias », Communication, Vol. 27/2 | 2010, 18-50.

En défiant Vanessa Burgraff, en remettant en cause sa légitimité, ce n’est pas qu’une attaque ad hominem à laquelle cherche à se livrer Jean-Luc Mélenchon. C’est le cadrage médiatique dans lequel ils évoluent qui est mis en cause à travers elle.

Yann Moix : – Tu auras un sketch mais tu n’auras jamais tes chiffres.

JLM : – Non… Mais si, il y aura des chiffres.

Yann Moix : – Mais au moins n’importe quel chiffre… N’importe quoi mais dites un chiffre…

JLM : – Non… non

YM : – Allez, 2 !

Vanessa Burgraff : – Allez, n’importe quoi !

JLM : – Non, pas n’importe quoi.

Échange situé entre 3m et 3m.15s de l’extrait étudié

Après cet échange, Jean-Luc Mélenchon fait une démonstration (de 3:15 à 4:16) pour expliquer son idée avant d’être interrompu par Vanessa Burggraf. On retrouve le champ lexical de la connaissance : « vous savez », « scientifique », « entrer dans la technique ». On peut se demander si la forme que tente d’imposer l’invité ne serait pas celle d’un débat-civique.

Le débat-civique fait intervenir à des fins de confrontation d’opinions des experts dans un domaine social (par exemple la politique, la culture, la santé, etc.). On attend d’eux qu’ils marquent un cadre pédagogique permettant à l’audience d’accroître ses connaissances d’une problématique d’intérêt général. Quant à l’animateur, il est un journaliste qui veille à ancrer le propos dans l’espace public et laisse s’exprimer les débatteurs, qui constituent le centre d’attention. Dans ce sens, l’animateur-journaliste intervient surtout pour relancer l’expression des opinions et pour synthétiser le propos à l’adresse du public. Dans ce type de débat, le média endosse le rôle de rapporteur d’opinions et manifeste une préoccupation citoyenne.

Marcel Burger, « Le cadrage de la communication dans les médias », Communication, Vol. 27/2 | 2010, 18-50.

Si l’annonce faite au téléspectateur n’est pas déceptive car le contenu de l’extrait a un caractère polémique, celle-ci est surprenante car elle s’attache au cadrage de l’émission comme débat-spectacle.


Notes 

 

1 : Ethos pré-discursif : La notion d’ethos désigne l’ensemble des qualités liées à un orateur mais aussi son être social et ses engagements. L’ethos ethos prédiscursif [ou préalable] va concerner ce que l’auditeur connait de son orateur avant son discours et comment cela peut en conditionner la réception. (Cf : Dominique Maingueneau, voir Bibliographie).

2 :  Sur le site mélenchon.fr , il écrit «le système médiatique est l’adversaire central de la bataille pour la révolution citoyenne» ( 4 septembre 2017 ). Dans une interview à Marianne ( 15 septembre 2017 ), il déclare : « Les outrances du système médiatique visent à me rendre clivant. J’utilise sa force négative pour coaliser en notre faveur. »

3 : Surassertion : « Opération qui consiste pour l’énonciateur à marquer dans un texte un fragment, le plus souvent une phrase, comme détachable, à le formater en quelque sorte pour une reprise citationnelle. La surassertion est ainsi étroitement liée à la détachabilité. ». (Cf : Dominique Maingueneau, voir Bibliographie).

4 : Samedi 7 novembre 2017, sur Grandes Gueules de RMC, Jean-Pierre Foucault disait d’ONPC : « Je n’ai pas envie d’être face à un tribunal parce que je n’ai rien à me reprocher. »


Bibliographie 

 

-Alexis, L., Dispositifs télévisuels et mises en scène du désaccord : les cas d’On n’est pas couché et de Ce soir (ou jamais !).

-Arendt, H., (1983), Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy.

-Baudrillard, J., (1987), La Société de consommation, Gallimard, coll, p. 308.

-Burger Marcel, « Le cadrage de la communication dans les médias », Communication, Vol. 27/2 | 2010, 18-50.

-Habermas, J., (1987), Théorie de l’agir communicationnel, tomes 1 et 2, Paris, Fayard, 448 p. et 480 p.

-Maingueneau, Dominique, (2014), « Retour critique sur l’ethos », Langage et société, no 149, p. 31-48.

-Maingueneau, Dominique, (2016), « Analyser des textes de communication », 18. 1. La surassertion, p.205-211.

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