Le 11 septembre, la journaliste du Figaro Magazine Judith Waintraub retweet le contenu d’une vidéo BFM. En découle une polémique en ligne et des menaces de mort à son encontre. La cause : l’association d’Imane Boun, jeune femme voilée sur la vidéo de BFM, au terrorisme. Si l’événement est une “polémique” en ligne, il est aussi le reflet d’une impossible égalité au sein d’un l’espace public qu’est twitter. Une conception semblable à celle de Nancy Fraser, confortée par un espace occupé par la sphère politique.
Une analyse relevant de la critique des théories d’Habermas
La conception d’un “espace public” résulte d’un processus où paroles et idées permettraient d’être équitablement réparties selon Jurgën Habermas. Or, il paraît important dans le cas présent de s’attarder sur les échanges qu’a créé cet événement. Entre la vidéo initiale de BFM TV, le tweet de Judith Waintraub (voir ci-dessus), et son passage à la télévision, l’espace numérique et public qu’est twitter semble se constituer à l’inverse de cette tendance habermassienne. C’est pourquoi cet article cherchera à comprendre en quoi l’inégal accès à la parole se forge, comme se maintient dans un espace public numérique. La thèse principale, basée sur les théories de Nancy Fraser, étant que cette présence en ligne ne peut se forger, car reflétant également les inégalités présentes dans l’espace social.
Il sera par conséquent évoqué dans un premier un rappel des faits et des différentes sphères en présence. Il sera ensuite rappelé les théories des limites d’un espace public habermassien, par les travaux de Nancy Fraser et de Patrice Flichy, avant de se concentrer sur une analyse croisée de ces concepts avec le présent cas. Ce travail s’appuie également sur l’analyse d’un corpus de commentaires twitter. Une centaine ont été analysés sous la vidéo de BFM TV, plus de cent-vingt sous le tweet de Jutih Waintraub, et une cinquantaine durant l’émission TV de LCI. L’analyse de la séquence de cette même émission (20 minutes) a également été effectuée.
Des recettes de cuisine à la haine en ligne
Le 11 septembre dernier, BFM TV diffusait sur internet une vidéo intitulée « Pour cuisiner sans four et pour un budget de 60 euros par mois ». L’interviewée, Imane Boun donne des idées de recettes pour des étudiants précaires à partir de contenus présents sur sa page Instagram “Recettes échelon7”. Suite à cette séquence où la jeune femme apparaît voilée, Judith Waintraub, journaliste au Figaro Magazine, fait polémique sur twitter après avoir retweeté la vidéo en question accompagnée du commentaire : « 11 septembre. ». Avec ce tweet, la journaliste est accusée d’associer le voile au terrorisme (en référence au 11 septembre 2001), et d’islamophobie. Ce geste engendre de nombreuses réactions sur ce même réseau et espace qu’est twitter. Au paroxysme de celles-ci, des menaces de mort comme « On va te rafaler ta mère comme 2 frères sur Charlie ». La journaliste a par la suite reçu des messages de plusieurs personnalités politiques.
La ministre Nadia Hai s’est, dans un premier temps, indignée du tweet de Judith Waintraub en postant le commentaire suivant : « Tout dans cette vidéo n’est que générosité : le sourire de cette étudiante, la cuisine qu’elle partage, l’idée de recettes peu coûteuses… Mais parce qu’elle s’appelle Imane et porte un foulard, @jwaintraub fait une allusion triste et indigne ».
Après quoi, Manuel Valls à, lui, apporté son soutien à la journaliste : « Soutien total à @jwaintraub… Face aux indignations il n’y a pas de place pour le « mais » et le relativisme… Et surtout de la part d’un(e) ministre ». Suite à ce message de la part de l’ancien premier ministre, Nadia Hai a dans un second temps, elle aussi apporté son soutien à Judith Waintraub face aux menaces de mort : « Je continue de trouver choquant et indigne le tweet de Judith Waintraub. Mais les menaces de mort dont elle est victime n’ont pas leur place dans notre République. Je les condamne. Ensemble, refusons la violence ». Face à l’ampleur de la polémique, Imane Boun finira par clôturer son compte twitter, en remerciant les personnes qui la soutiennent.
Après avoir déclenché cette polémique sur les réseaux sociaux, la journaliste est invitée trois jours plus tard, lundi 14 septembre, dans l’émission « Ça donne le Ton » sur LCI pour s’exprimer, et s’expliquer de son geste (Imane Boun, quant à elle, ne sera pas invitée pour donner le sien). Lors de cette émission, Judith Waintraub a bénéficié d’un temps de parole d’environ cinq minutes contre approximativement deux minutes pour ses interlocuteurs (Daniel Cohn-Bendit, Arnaud Stéphan, Claude Veil, Virginie Legay). Cette dernière s’est alors défendu en en argumentant par exemple le fait qu’Imane Boun serait une “influenceuse”, et donc promouvrait, à travers ses vidéos, le port du voile. Voile qui, aux yeux de Judith Waintraub, symbolise la soumission de la femme à un système qu’elle nomme “d’Islam politique”. Il est cependant important de rappeler ici que la vidéo d’Imane Boun, diffusée sur BFM TV, n’était à la base qu’un tutoriel de cuisine et n’ayant rien à voir avec l’Islam.
Dans cet article nous tenterons d’analyser cette polémique en la mettant en lien avec les notions d’espaces publics en nous appuyant sur les textes des auteurs suivants : Jürgen Habermas, Patrice Flichy et Nancy Fraser. La conception d’espace public selon Habermas étant au cœur et à l’origine de la notion “d’espace public” et ce qui le compose.
Les théories de Nancy Fraser en lien avec ce cas
Jürgen Habermas définit l’espace public comme un espace (collectif) de raison mais ne propose pas vraiment de définition claire du concept. Il s’intéresse particulièrement à la “sphère publique bourgeoise” et la définit “comme la sphère de personnes privées rassemblées en un public”. Cet espace est donc pour lui créé par l’extension du public comme une audience. Ensuite, la sphère publique bourgeoise naît de la transformation progressive d’espaces prévus pour la discussion littéraire. Le rôle des médias prend de l’importance notamment au travers des journaux à disposition dans les cafés. Elle est l’outil qui permettra à la bourgeoisie d’étendre sa domination économique au domaine politique. La sphère publique bourgeoise veut faire passer ses intérêts particuliers pour l’intérêt général. Dans cet espace de discussion politique, il s’opère un “usage public de la raison”, donnant lieu à une opinion publique. En réalité, la bourgeoisie qui affirme se battre contre la domination de l’aristocratie ne cherche qu’à installer sa propre domination.
Les concepts habermassiens, sans être niés, ont été critiqués notamment par Nancy Fraser. On remarque que, comme elle le reproche à Habermas, si on considère que le plateau est représentatif de “l’espace public bourgeois”, il contient une dimension excluante. Comme énoncé précédemment, Imane Boun est absente du débat. Cette même discussion tourne d’ailleurs assez rapidement autour des conséquences que la publication de Judith Waintraub a eu pour elle, et non une discussion autour du déclencheur de la polémique qui était le propos en lui-même. Avec son temps de parole plus long, Judith Waintraub a donc aussi plus de place pour exposer son argumentaire. Elle développe une “vision de la France” qu’elle assure être celle qu’elle “souhaite en tant que femme”. À noter aussi une phrase relevant du champ lexical guerrier. La journaliste affirmant sa volonté de ne pas “lâcher le combat, en tant que femme et en tant que journaliste” sur le port du voile en France, et renvoie régulièrement la position d’Imane à son statut de femme voilée (et non au contenu de sa vidéo).
Face à cette émission, il est compliqué de passer à côté du rapport fait par Fraser avec les inégalités. Une inégalité de position car le débat se déroule entre les éditorialistes. Aucune personne voilée n’est présente sur le plateau. Qui plus est, il s’agit d’un espace uniquement “journalistique”.Cela renforce et soutient ce que des sociologues des médias comme Vincent Goulet nommément de “champ journalistique”, et accentue l’effet d’un “vase clos”. Étaient présentent à ce débat Arnaud Stéphan, communicant et ancien conseiller de Marion Maréchal Le Pen; Nicolas Domenach, Éditorialiste à Challenge, Journaliste et écrivain; Claude Veil, éditorialiste, journaliste et écrivain, ancien directeur de la rédaction du Nouvel Observateur; Virginie Legay, cheffe adjointe au service politique de Paris Match et Daniel Cohn Bendit, ancien eurodéputé Europe Ecologie Les Verts.Les représentants des idées “pour/contre” sont donc choisis assez maladroitement et on constate un vrai débat politique sur un sujet qui ne l’était pas à l’origine.
Enfin, la question du mépris de classe se pose. Ce dernier se définit comme l’ensemble des pratiques et discours qui visent à stigmatiser une population que l’on juge d’une classe inférieure à la sienne. Dans le cas présent, le concept présenté par Imane était de d’offrir des recettes et astuces pour les étudiants boursiers qui n’ont pas de gros revenus et cet aspect n’a pas été étudié lors de l’émission. Ne sont abordés que sa condition de femme mise en lien avec le port du voile malgré le fait que la vidéo BFM d’origine n’aspirait à aucune revendication politique ou religieuse. Imane Boun n’est donc vue que comme femme musulmane et Judith Waintraub apporte une critique relative à ses croyances. Fraser reproche à Habermas notamment le fait qu’il prétend pouvoir suspendre les inégalités dans le débat alors que celles-ci existent et qu’il faut les prendre en compte. Sur le plateau, on suspend les inégalités.
Il s’agissait ici du cadre télévisuel auquel il est important d’ajouter une analyse des réactions qui ont eu lieu en ligne, afin de pleinement appréhender le sujet. Pour analyser ces réactions, la pensée de Patrice Flichy semble adéquate. Il observe un oscillement entre “dramaturgie cérémonielle” et télévision. Selon lui, les espaces comme Twitter ne sont que le reflet de ce qui a été présenté dans l’émission de LCI ce qui mène à une “balkanisation” en ligne.
Une “balkanisaiton” de l’espace public sur twitter
Dans les conceptions d’un espace médiatique en ligne comme twitter, les théories de Patrice Flichy sont tout à fait compatibles avec le cas étudié. Pour lui, les espaces en ligne sont tout sauf la formation d’une cohésion sociale. Il s’opère des divisions plutôt qu’une union, prenant forme par des groupes aux opinions divergentes. Il s’opère ainsi des “bulles informationnelles”. Patrice Flichy évoque aussi le terme de “Flame wars” (Schneider). C’est-à-dire que la parole est confisquée, au détriment d’un autre espace. Il va ainsi se créer un cadre désordonné, et des espaces aux contours flous selon Flichy. Soit des espaces de discussions “sans aucun cadrage, et qui ne sont en aucun cas l’agora athénienne rêvée”.
Cette conception se retrouve bel et bien en ligne. L’étude menée ayant permis de dégager de nombreux profils d’internautes. Pour la vidéo d’Imane sur BFM, les cent premiers commentaires lui apportent un soutien à plus de 30 % des soutiens, et plus de 16 % dénonçant les contenus haineux envers Imane Boun. Cela se manifeste par des termes comme “bravo”, “super”, “très bonne idée !”, ou “n’écoute pas les fachos”, “ce sont des nuls” etc.
À l’inverse, 14 % des commentaires relevaient d’une haine de la religion musulmane, ou des remarques liées au port du voile. Des profils, qu’on retrouvera davantage sous le tweet de Judith Waintraub (“11 septembre.”). La liste des mots employés exposant un refus du port du voile dans l’espace public, appuyé par du racisme. Cela se manifetse régulièrement par l’association du mot “voile” à celui “d’islam” ou de “terrorisme”. “Voile” est en effet employé des dizaines de fois. Les profils de ces utilisateurs étant davantage anonymisés, ou associés à une photo de profil de drapeau tricolore français (une trentaine d’entre eux sur les cent-vingt commentaires analysés). À l’inverse de la vidéo BFM, les commentaires en soutien à Imane seront aussi moins nombreux.
Pour Patrice Flichy, “Internet (…) n’est pas un acteur de ces grands rituels collectifs qui permette de réaffirmer régulièrement les identités collectives« . (p.168). Les échanges en ligne seraient donc l’inverse d’une “colle sociale”. Néanmoins, il convient de constater que des profils en ligne, par l’intermédiaire du tweet de Judith Waintraub et de l’importance accordée à celui-ci par la sphère politique, ont donné davantage de visibilité à ses soutiens. Ces profils sont tout à la fois assimilables à ce que Flichy nomme « d’individualismes connectés”. Par leur ampleur, ils laissent de côté les autres formes de paroles. Tout ceci contribuant aussi à une “balkanisation” de l’espace en ligne.
Dans ce qui contribue à forger ce phénomène, on observe, avec les corpus étudiés, qu’elle se manifeste en différentes étapes. La première étant identifiée comme “une vision de la France et de ce qu’elle doit être”. La seconde relevant de la vision personnelle et privée de Judith Waintraub, en accord avec cette “vision de la France”. La troisième étape est celle énoncée précédemment : plus de place sur twitter par l’importance de la figure de Judith WAintraub et de la visibilité de son tweet. La dernière étape de cette “balkanisation” de l’espace en ligne selon nous étant que les “voix dissidentes” (Flichy) vont perdre en présence et ne plus pouvoir intervenir en contradiction. Cela va ainsi renforcer ce phénomène de “Flame Wars” rappelé par Patrice Flichy. Il va aussi se consolider le fait que “les communautés virtuelles encouragent, au contraire, la multiplicité de points de vue rigides plutôt que la flexibilité”, et par conséquent, l’ouverture et le débat. L’inégalité n’en sera donc que renforcée.
Une arène uniquement asymétrique ?
Analyser une polémique qui s’est déroulée dans l’espace public revient à s’interroger immanquablement sur ce qu’est cet espace public. Après avoir remis de l’ordre dans la chronologie et synthétisé les réactions, le prisme théorique offre un regard fécond sur les événements : l’espace public, une fois l’idéalisation dépassée, apparaît comme une arène asymétrique et retranchée. Mais conclure sur un constat absolument négatif serait malhonnête. Les inégalités observées existent bien dans l’espace de débat utopiquement égalitaire. Cependant, peut-on avec certitude affirmer que le web n’a pas offert une voix à ceux qui n’y avaient pas accès ? La situation ici, à ce niveau est éloquente : Imane Boun a pu aussi compter sur une foule de soutiens anonymes.
Cébille Maxime / Deman Thimothé / Gignon Jérémie / Hénin Élisa / Larcade Flavien / Hernandez Mariana
Pour aller plus loin : focus méthodologique et complément de données
Cet article a pour objectif de comprendre en quoi une sphère comme twitter reste un espace inégal d’accès à la parole. Cette même inégalité se retrouvant, et se construisant également sur l’émission de LCI dans laquelle Judith Waintraub reste amenée à justifier la publication de son tweet, et répondre aux menaces de morts à son encontre. L’argumentaire, s’appuyant sur des travaux de Jurgen Habermas, Nancy Fraser et de Patrice Flichy, croisé avec des données empiriques.
Commentaire sur l’émission :
Dans un premier temps, merci pour cet article qui met en lumière de réels enjeux actuels. Le choix du débat lors de cette émission est très pertinent ainsi que son analyse et sa mise en relation avec les théories d’Habermas et Fraser concernant l’espace public. Ce débat ne peut être analysé autrement qu’en termes de situation d’entre soi, caractérisée par l’unique présence d’individus éditorialistes. Cet entre soi journalistique ne peut mener à la réalisation d’un débat que l’on pourrait qualifier d’égalitaire.
Judith Waintraub semble vouloir argumenter le fait qu’elle ne fait qu’ affirmer son opinion et son engagement dans des luttes qui lui tiennent à cœur. Celle-ci est accusée de faire partie des associations d’idées qui ne sont que des amalgames et ne font que soutenir des idées sans argumentaire construit. Son avis serait que le port du voile impliquerait la promotion de celui-ci et donc on peut l’associer aux évènements terroristes qui ont eu lieu le 11 septembre 2001. C’est ce qu’Arnaud Mercier appelle « expressivité de soi ». « Les réseaux socionumériques sont perçus et vécus comme des technologies d’affirmation de soi, permettant de laisser libre cours à l’exposition de son intimité, de ses goûts, de sa personnalité, sans censure, au risque même de l’impudeur. » Sous couvert d’affirmer son opinion la journaliste alimente « depuis les attentats terroristes du 11 septembre perpétrés aux États-Unis par un réseau d’activistes islamistes, un amalgame peut s’effectuer entre l’islam et le terrorisme (…) Ces préjugés s’avèrent le fruit d’une méconnaissance ». In fine, ce principe de liberté d’expression pourrait aller à l’encontre des principes démocratiques. Il n’y a pas de liberté illimitée. La conception de la liberté d’expression est un sujet qui est remis en question régulièrement dans l’actualité. Effectivement les réseaux sociaux et les médias sont des lieux de liberté d’expression et de communication. C’est un droit de liberté fondamentale dans notre démocratie que la déclaration des droits de l’homme affirme dans sa loi sur la presse de 1881. Il est nécessaire d’imposer des limites à ce concept de liberté, afin de prévenir et contrer les abus qui mériteraient d’être sanctionnés. Dans cette situation il faut protéger les personnes qui seraient atteintes à raison de leur appartenance par exemple à une religion dans la situation dans laquelle nous nous trouvons. La liberté d’expression ne peut être un prétexte pour défendre certains propos. Faire un amalgame est un acte que la journaliste commet et est le fruit de cette polémique qui pourtant n’est pas la raison du débat.
Débat qui par ailleurs à une atmosphère bon enfant, où les intervenants se connaissent tous. Les rires et les plaisanteries entre eux montrent que le débat est erroné. Peut-être que si celui-ci avait eu lieu dans une émission différente comme TPMP avec des intervenants non éditorialistes, le débat tournerait autour du véritable problème, c’est à dire l’amalgame que fait Judith Waintraub. Qu’en pensez vous ?
Enfin nous aimerions vous posez une autre question à propos de la fin de l’émission, plus précisément de l’intervention de Claude Veil. Celui-ci proclame que le véritable problème est le fait que les individus sur twitter peuvent être anonymes. Ils utilisent des pseudos et donc ne portent pas la responsabilité de leur propos comme les menaces de mots envers Judith Waintraub. Claude Veil se bat contre le pseudonyme sur internet, qui est pour lui un véritable problème dans la sphère publique des réseaux sociaux. Ne sommes nous pas ici face à la sphère publique capitalistique dont nous parle Sennett ? Une volonté de vouloir rendre transparent tous les espaces publics afin d’avoir un contrôle sur eux ? Faut-il que les réseaux sociaux, qui sont des espaces publics modernes, deviennent des lieux où l’anonymat n’existe plus ?
C’était un article très intéressant à lire, notamment votre analyse des bulles informationnelles de Patrice Flichy. On voit en effet que les tweets viennent de groupes bien distincts et opposés et que ces bulles leur permettent de tweeter en ayant l’approbation de nombreuses personnes derrière. Ainsi, les personnes islamophobes se permettent plus facilement de tweeter sous un tweet qui l’est ouvertement plutôt que sous une vidéo de BFMTV à la vue de tous-tes et inversement. Le débat est ainsi difficilement présent puisqu’il n’y a aucune discussion qui s’opère mais bien un campement des “positions” qui se veulent sans arguments puisqu’elles sont fondées uniquement sur la haine d’une religion.
Votre question finale est intéressante puisqu’on peut voir que les inégalités se reproduisent inlassablement dans les espaces publics numériques puisqu’une simple émission sur la cuisine a mené à une immense vague de haine islamophobe et mysogine. Même si la parole semblait plus diversifiée, notamment via les soutiens à Imane Boun (et à sa forte augmentation de followers suite à cette émission), elle a été contrainte de désactiver son compte twitter, tandis que Judith Waintraub a au contraire eu le soutien de personnages politiques et plutôt influents tel que Manuel Valls. Ainsi, le web, même s’il reste un espace supposé accessible à tous-tes, montre tout de même des failles pour être un espace démocratique, justement par ces « individualismes connectés” et par une prise de parole qui, selon le nombre de followers, et selon si l’on est une personnalité publique ou non permet une visibilité plus grande et donc un écrasement des autres opinions.
Le fait qu’Imane Boun ait désactivé son compte twitter et que, à l’inverse Judith Waintraub a vu son nombre de followers augmenté, peut au premier abord affirmer une certaine tendance « dans l’opinion public ». Comme vous le soulignez, il s’agit d’une « arène asymétrique et retranchée », impliquant des réactions et contre-réactions diverses des participant-es. Les tweets et messages privés haineux qu’elle a reçu sont nombreux, mais moins que ceux qui la soutenaient. Outre l’impact psychologique souvent plus fort de propos ultra-négatifs, ces réactions sont plus « directes » et la plupart lui étaient adressées en privée, ce qui n’est pas systématiquement le cas des commentaires positifs, qui restent sur la Time Line, et se font sans mentionner le compte de la personne concernée. Le harcèlement qu’a subi Imane Boun est caractéristique des méthodes d’actions de l’extrême droite ou plus généralement, des « trolls ». Les attaques ad-hominem et les menaces peuvent être malheureusement très efficaces même quand leur nombre est proportionnellement moins élevé que les propos de soutiens. Cela conduit à plusieurs constats : les groupes socio-politiques ont des choix d’actions différents et de ce fait, le débat ne sera jamais « équitable » puisqu’aucune base de discussion n’est possible. Il y a alors une illusion de disproportion dans les opinions qui surgissent puisque les attaques et propos haineux produisent, en public, beaucoup de réactions et en privé, des réactions immédiates, dont celle du retrait, et c’est la solution qu’a choisi Imane Boun pour se préserver. Sans l’analyse des chiffres, il est alors simple de conclure qu’une grande partie des internautes étaient en accord avec les tweets de Judith Waintraub et/ou, partageaient des idées islamophobes.
RÉPONSE COMMENTAIRE TV :
Bonjour,
Nous vous remercions de l’intérêt porté à notre travail, ainsi que de vos retours sur cette partie.
Comme vous le soulevez si justement, l’intention d’entre soi n’explique en effet qu’une part du procédé télévisuel lié à twitter. Il nous paraissait important de revenir sur ce cadre que propose ce dispositif télévisuel. Nous commencerons avec votre première interpellation (celle concernant le changement de public, par exemple s’il avait été question de TPMP).
Concernant cette affirmation, nul·le n’est devin, et ne peut prévoir quels arguments auraient été mis en avant dans le cadre d’un autre programme de télévision. Le fait est aussi que le ton de l’émission était donné dès le départ par la présentatrice de l’émission, Marie-Aline Meliyi. Un rappel des faits précise le contexte (que nous avons présenté dans le cadre de cet article auquel nous vous renvoyons) ne s’attardant quasiment pas sur Imane Boun. Le principal du contenu porte plutôt sur les propos des ministres Nadia Hai et Gérald Darmanin, et les menaces de mort à l’encontre de Judith Waintraub.
La question suivante est également donnée en guise d’ouverture par la présentatrice : “Est-ce que, dans le cas précis, si une personne est menacée de mort, est-ce que le “oui mais” est acceptable de la part d’un ministre ?“. Cette question, relativement vague, laisse à libre interprétation le sens voulu aux personnes autour de la table. La question ne renvoie de plus qu’à la parole des ministres et personnalités politiques, et non ce qui peut concerner Imane Boun. Elle aurait très bien pu être posée dans un autre contexte, un autre plateau, une autre émission, etc. C’est une grille de lecture qui est donnée ici à voir dès le début.
Concentrons nous ensuite sur votre deuxième interpellation. Celle concernant les théories de Sennett et de leur application à la notion d’anonymat ou non sur les réseaux sociaux. Nous tenons à préciser qu’elle s’ancre particulièrement bien dans les notions abordées au cours de ce semestre, au point qu’elle aurait pu faire en soi l’objet d’un article, ou même d’une dissertation. Nous tenterons donc de vous répondre dans le peu d’espace que nous permet le cadre d’un commentaire.
Si Sennett conçoit bel et bien la notion d’un espace public, il nous paraît, selon le cas et la question énoncée, que c’est toute l’approche liée à l’intime sur laquelle nous devons revenir. Si l’on reprend les termes de Richard Sennett : “les être humains ont besoin de se retrouver protégés des autres pour être sociables” (1974). Même s’il n’évoque pas ici à proprement parler les réseaux sociaux, il dégage toutefois une notion intéressante quant à la manière dont ceux-ci peuvent se concevoir. Sennett évoquant ainsi une “société intimiste”, laquelle se forge premièrement par la place d’un « narcissisme », ainsi que d’une manifestation des sentiments. Cette même société intervenant donc en interaction avec une part de “public”. Or, c’est tout ce que nous avons pu observer dans les échanges en ligne par exemple. Concernant certains profils anonymisés, il s’opère une possible “survalorisation de l’intimité” (Sennett). Mais ce n’est pas pour autant que la notion d’identité en serait absente. Même si un compte sollicite un avatar.
Nous vous renvoyons ainsi à cette définition de Fanny Georges, pour qui un outil en ligne reste le fruit d’une construction technique. Elle dépend donc de la manière dont ces plateformes régulent les échanges, et du fait de nous forger cette même identité en ligne. Celle-ci prenant trois formes distinctes. Elle est premièrement “déclarative” (ce que nous même décidons de dire de nous même). Elle est ensuite “agissante” (par ce que révèle la plateforme en ligne), et, pour finir, elle est “calculée”. C’est à dire ici totalement régie par les processus de fonctionnement de cette même plateforme. Selon Fanny Georges, l’identité partira à chaque fois de cette même conception.
Après lecture de ces idées, et application à ce que prétend vouloir Claude Veil, les espaces sociaux ne peuvent être en aucun cas “anonymes”. Car, si l’on applique ici la théorie de Fanny Goerges, il s’opère au mieux ce qu’elle nomme une décentration de soi, mais en aucun cas une suppression de l’identité.
En revanche, de là à entreprendre la manière dont ces mêmes identités peuvent éventuellement se réguler, il nous est impossible de réellement y répondre autrement.
Bien à vous,
L’équipe en charge de la rédaction de cet article.
RÉPONSE COMMENTAIRE « TWITTER » :
Bonjour,
Tout d’abord, merci encore pour l’intérêt porté à notre travail , et pour vos retours avec ce deuxième commentaire.
Il ne faut pas oublier que sur Twitter, et encore plus à travers les données que nous avons soulevées, il existe davantage de monologues que de vrais “échanges”. Il est donc difficile de voir les tweets comme de vraies interactions. Twitter n’est ainsi pas vraiment une plateforme où le débat, avec des arguments pour convaincre l’autre, sera possible. Il s’agirait davantage d’un espace pour que l’utilisateur puisse décrire ses interprétations et ses pensées sur la réalité qu’il entrevoit, les faits. Twitter est un espace public où chacun donne son avis, mais n’«écoute» pas vraiment l’autre. On peut donc dire que Twitter est pour ses utilisateurs, un espace pour exprimer sa propre approbation (avec un thème ou un symbole religieux et social dans le cas d’Imane Boun).
D’autre part, pour poursuivre sur le thème de la religion dans le cas étudié, il faut reprendre l’importance accordée à la question de la laïcité. La laïcité est très débattue et diverses positions ont été défendues dans le cas étudié.
Il existe plusieurs manières de définir la laïcité qui est une notion très discutée. Ici, nous l’envisageons comme une séparation nette de l’Etat et de la religion. Ceci n’empêche pas la pratique de la foi, mais la cantonne plutôt de manière publique, en la renvoyant à la sphère privée (car tout simplement non incluse selon l’État à nos échanges, ou à ce qu’Hannah Arendt qualifie de “public” car “vu et partagé de tous”).
En d’autres termes, l’individu a le droit de croire, mais ne doit pas le mêler à sa position sociale (dans le sens du lien à autrui). Appliqué ici, le voile d’Imane Boun, est bien un signe de conviction religieuse, selon l’argumentaire soutenu par Judith Waintraub. Imane Boun avait imposé son «espace privé» à l’espace «public» (Twitter) ou «libre accès» en affirmant sa foi (en portant le voile) dans un espace censé appartenir à tout le monde, et pas seulement aux musulmans.
La limite de notre étude a été justement de ne pas pouvoir prendre en compte ces paramètres. Il a été impossible de voir à quel moment la notion du port du voile entre dans le débat et est discuté de manière cohérente. Nous avons décider de ne pas entrer dans ce débat sur le port du voile en France car le sujet nous paraissait déjà trop traité et cela aurait risqué de nous éparpiller.
La polémique qui se forme vient du tweet du «11 septembre» réalisé par la journaliste Judith Waintraub qui se confond avec la notion de racisme et non l’honnêteté d’Imane de s’exprimer dans une vidéo de prescription publique avec un voile, montrant un signe identifiable de votre religion.
Comme nous l’avons énoncé précédemment, en tentant de comprendre cette polémique, le voile s’identifie comme relevant de “l’espace privé”. Cette notion s’insère dans “un espace public” (twitter), selon Judith Waintraub. Ainsi, par “11 Septembre” elle tenterait de dénoncer la présence d’un élément considéré comme religieux, dans un contenu à destination de l’espace public. D’après l’analyse des commentaires, il apparaît que la question du racisme est venue se greffer au thème du voile.
Comme vous le soulevez, sur le Web, il subsiste des failles pour les controverses. Elles se forment dans les espaces numériques, que l’on pensait être un espace “démocratique”. Mais, en raison des inégalités d’accès à l’espace public (vécues dans le cas de Judith Waintraub et Imane Boun), la démocratie n’a toujours été en faveur que d’un “entre deux”.
Pour conclure, nous entendons la réalité difficile à entreprendre une analyse complète des éléments tels que les commentaires twitter. Néanmoins, nous vous renvoyons à notre point de méthodologie initié pour entreprendre ces échanges en ligne. Une centaine de commentaires twitter ne relèvent, il est vrai, qu’une certaine part des échanges en ligne. En revanche, nous appuyons le fait qu’une étude « à grande échelle » ne nous était possible dans le temps et avec les moyens dont nous disposions. Il serait maintenant en effet intéressant de revenir sur le travail évoqué avec des données plus poussées, et ce pour répondre au mieux à votre interpellation.