Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

Le 11 septembre, la journaliste du Figaro Magazine Judith Waintraub retweet le contenu d’une vidéo BFM. En découle une polémique en ligne et des menaces de mort à son encontre. La cause : l’association d’Imane Boun, jeune femme voilée sur la vidéo de BFM, au terrorisme. Si l’événement est une “polémique” en ligne, il est aussi le reflet d’une impossible égalité au sein d’un l’espace public qu’est twitter. Une conception semblable à celle de Nancy Fraser, confortée par un espace occupé par la sphère politique.

Tweet de Judith Waintraub publié le 11/09/2020 sur son compte twitter

Une analyse relevant de la critique des théories d’Habermas 

La conception d’un “espace public” résulte d’un processus où paroles et idées permettraient d’être équitablement réparties selon Jurgën Habermas. Or, il paraît important dans le cas présent de s’attarder sur les échanges qu’a créé cet événement. Entre la vidéo initiale de BFM TV, le tweet de Judith Waintraub (voir ci-dessus), et son passage à la télévision, l’espace numérique et public qu’est twitter  semble se constituer à l’inverse de cette tendance habermassienne. C’est pourquoi cet article cherchera à comprendre en quoi l’inégal accès à la parole se forge, comme se maintient dans un espace public numérique. La thèse principale, basée sur les théories de Nancy Fraser, étant que cette présence en ligne ne peut se forger, car reflétant également les inégalités présentes dans l’espace social.  
Il sera par conséquent évoqué dans un premier un rappel des faits et des différentes sphères en présence. Il sera ensuite rappelé les théories des limites d’un espace public habermassien, par les travaux de Nancy Fraser et de Patrice Flichy, avant de se concentrer sur une analyse croisée de ces concepts avec le présent cas. Ce travail s’appuie également sur l’analyse d’un corpus de commentaires twitter. Une centaine ont été analysés sous la vidéo de BFM TV, plus de cent-vingt sous le tweet de Jutih Waintraub, et une cinquantaine durant l’émission TV de LCI. L’analyse de la séquence de cette même émission (20 minutes) a également été effectuée.

Des recettes de cuisine à la haine en ligne

Le 11 septembre dernier, BFM TV diffusait sur internet une vidéo intitulée « Pour cuisiner sans four et pour un budget de 60 euros par mois ». L’interviewée, Imane Boun donne des idées de recettes pour des étudiants précaires à partir de contenus présents sur sa page Instagram “Recettes échelon7”. Suite à cette séquence où la jeune femme apparaît voilée, Judith Waintraub, journaliste au Figaro Magazine, fait polémique sur twitter après avoir retweeté la vidéo en question accompagnée du commentaire : « 11 septembre. ». Avec ce tweet, la journaliste est accusée d’associer le voile au terrorisme (en référence au 11 septembre 2001), et d’islamophobie. Ce geste engendre de nombreuses réactions sur ce même réseau et espace qu’est twitter. Au paroxysme de celles-ci, des menaces de mort comme « On va te rafaler ta mère comme 2 frères sur Charlie ». La journaliste a par la suite reçu des messages de plusieurs personnalités politiques.

La ministre Nadia Hai s’est, dans un premier temps, indignée du tweet de Judith Waintraub en postant le commentaire suivant : « Tout dans cette vidéo n’est que générosité : le sourire de cette étudiante, la cuisine qu’elle partage, l’idée de recettes peu coûteuses… Mais parce qu’elle s’appelle Imane et porte un foulard, @jwaintraub fait une allusion triste et indigne ». 

Tweet de Nadai Hai, ministre déléguée à la ville, le 11/09/2020

Après quoi, Manuel Valls à, lui, apporté son soutien à la journaliste : « Soutien total à @jwaintraub… Face aux indignations il n’y a pas de place pour le « mais » et le relativisme… Et surtout de la part d’un(e) ministre ». Suite à ce message de la part de l’ancien premier ministre, Nadia Hai a dans un second temps, elle aussi apporté son soutien à Judith Waintraub face aux menaces de mort : « Je continue de trouver choquant et indigne le tweet de Judith Waintraub. Mais les menaces de mort dont elle est victime n’ont pas leur place dans notre République. Je les condamne. Ensemble, refusons la violence ». Face à l’ampleur de la polémique, Imane Boun finira par clôturer son compte twitter, en remerciant les personnes qui la soutiennent. 

Tweet de Manuel Valls du 13/09/2020
Capture d’écran du compte Twitter de la Ministre de la ville Nadia Hai. 


Après avoir déclenché cette polémique sur les réseaux sociaux, la journaliste est invitée trois jours plus tard, lundi 14 septembre, dans l’émission « Ça donne le Ton » sur LCI pour s’exprimer, et s’expliquer de son geste (Imane Boun, quant à elle, ne sera pas invitée pour donner le sien). Lors de cette émission, Judith Waintraub a bénéficié d’un temps de parole d’environ cinq minutes contre approximativement deux minutes pour ses interlocuteurs (Daniel Cohn-Bendit, Arnaud Stéphan, Claude Veil, Virginie Legay). Cette dernière s’est alors défendu en en argumentant par exemple le fait qu’Imane Boun serait une “influenceuse”, et donc promouvrait, à travers ses vidéos, le port du voile. Voile qui, aux yeux de Judith Waintraub, symbolise la soumission de la femme à un système qu’elle nomme “d’Islam politique”. Il est cependant important de rappeler ici que la vidéo d’Imane Boun, diffusée sur BFM TV, n’était à la base qu’un tutoriel de cuisine et n’ayant rien à voir avec l’Islam.

Dans cet article nous tenterons d’analyser cette polémique en la mettant en lien avec les notions d’espaces publics en nous appuyant sur les textes des auteurs suivants : Jürgen Habermas, Patrice Flichy et Nancy Fraser. La conception d’espace public selon Habermas étant au cœur et à l’origine de la notion “d’espace public” et ce qui le compose. 

Les théories de Nancy Fraser en lien avec ce cas

Jürgen Habermas définit l’espace public comme un espace (collectif) de raison mais ne propose pas vraiment de définition claire du concept. Il s’intéresse particulièrement à la “sphère publique bourgeoise” et la définit “comme la sphère de personnes privées rassemblées en un public”. Cet espace est donc pour lui créé par l’extension du public comme une audience. Ensuite, la sphère publique bourgeoise naît de la transformation progressive d’espaces prévus pour la discussion littéraire. Le rôle des médias prend de l’importance notamment au travers des journaux à disposition dans les cafés. Elle est l’outil qui permettra à la bourgeoisie d’étendre sa domination économique au domaine politique. La sphère publique bourgeoise veut faire passer ses intérêts particuliers pour l’intérêt général. Dans cet espace de discussion politique, il s’opère un “usage public de la raison”, donnant lieu à une opinion publique. En réalité, la bourgeoisie qui affirme se battre contre la domination de l’aristocratie ne cherche qu’à installer sa propre domination.

Les concepts habermassiens, sans être niés, ont été critiqués notamment par Nancy Fraser. On remarque que, comme elle le reproche à Habermas, si on considère que le plateau est représentatif de “l’espace public bourgeois”, il contient une dimension excluante. Comme énoncé précédemment, Imane Boun est absente du débat. Cette même discussion tourne d’ailleurs assez rapidement autour des conséquences que la publication de Judith Waintraub a eu pour elle, et non une discussion autour du déclencheur de la polémique qui était le propos en lui-même. Avec son temps de parole plus long, Judith Waintraub a donc aussi plus de place pour exposer son argumentaire. Elle développe une “vision de la France” qu’elle assure être celle qu’elle “souhaite en tant que femme”. À noter aussi  une phrase relevant du champ lexical guerrier. La journaliste affirmant sa volonté de ne pas “lâcher le combat, en tant que femme et en tant que journaliste” sur le port du voile en France, et renvoie régulièrement la position d’Imane à son statut de femme voilée (et non au contenu de sa vidéo). 

Face à cette émission, il est compliqué de passer à côté du rapport fait par Fraser avec les inégalités. Une inégalité de position car le débat se déroule entre les éditorialistes. Aucune personne voilée n’est présente sur le plateau. Qui plus est, il s’agit d’un espace uniquement “journalistique”.Cela renforce et soutient ce que des sociologues des médias comme Vincent Goulet nommément de “champ journalistique”, et accentue l’effet d’un “vase clos”. Étaient présentent à ce débat Arnaud Stéphan, communicant et ancien conseiller de Marion Maréchal Le Pen; Nicolas Domenach, Éditorialiste à Challenge, Journaliste et écrivain; Claude Veil, éditorialiste, journaliste et écrivain, ancien directeur de la rédaction du Nouvel Observateur; Virginie Legay, cheffe adjointe au service politique de Paris Match et Daniel Cohn Bendit, ancien eurodéputé Europe Ecologie Les Verts.Les représentants des idées “pour/contre” sont donc choisis assez maladroitement et on constate un vrai débat politique sur un sujet qui ne l’était pas à l’origine.

Capture d’écran de l’émission « Ça donne le Ton », émission matinale de LCI.

Enfin, la question du mépris de classe se pose. Ce dernier se définit comme l’ensemble des pratiques et discours qui visent à stigmatiser une population que l’on juge d’une classe inférieure à la sienne. Dans le cas présent, le concept présenté par Imane était de d’offrir des recettes et astuces pour les étudiants boursiers qui n’ont pas de gros revenus et cet aspect n’a pas été étudié lors de l’émission. Ne sont abordés que sa condition de femme mise en lien avec le port du voile malgré le fait que la vidéo BFM d’origine n’aspirait à aucune revendication politique ou religieuse. Imane Boun n’est donc vue que comme femme musulmane et Judith Waintraub apporte une critique relative à ses croyances. Fraser reproche à Habermas notamment le fait qu’il prétend pouvoir suspendre les inégalités dans le débat alors que celles-ci existent et qu’il faut les prendre en compte. Sur le plateau, on suspend les inégalités.

Il s’agissait ici du cadre télévisuel auquel il est important d’ajouter une analyse des réactions qui ont eu lieu en ligne, afin de pleinement appréhender le sujet. Pour analyser ces réactions, la pensée de Patrice Flichy semble adéquate. Il observe un oscillement entre “dramaturgie cérémonielle” et télévision. Selon lui, les espaces comme Twitter ne sont que le reflet de ce qui a été présenté dans l’émission de LCI ce qui mène à une “balkanisation” en ligne.

Une “balkanisaiton”  de l’espace public sur twitter

Dans les conceptions d’un espace médiatique en ligne comme twitter, les théories de Patrice Flichy sont tout à fait compatibles avec le cas étudié. Pour lui, les espaces en ligne sont tout sauf la formation d’une cohésion sociale. Il s’opère des divisions plutôt qu’une union, prenant forme par des groupes aux opinions divergentes. Il s’opère ainsi des “bulles informationnelles”. Patrice Flichy évoque aussi le terme de “Flame wars” (Schneider). C’est-à-dire que la parole est confisquée, au détriment d’un autre espace. Il va ainsi se créer un cadre désordonné, et des espaces aux contours flous selon Flichy. Soit des espaces de discussions “sans aucun cadrage, et qui ne sont en aucun cas l’agora athénienne rêvée”.

Cette conception se retrouve bel et bien en ligne. L’étude menée ayant permis de dégager de nombreux profils d’internautes. Pour la vidéo d’Imane sur BFM, les cent premiers commentaires lui apportent un soutien à plus de 30 % des soutiens, et plus de 16 % dénonçant les contenus haineux envers Imane Boun. Cela se manifeste par des termes comme “bravo”, “super”, “très bonne idée !”, ou “n’écoute pas les fachos”, “ce sont des nuls” etc.
À l’inverse, 14 % des commentaires relevaient d’une haine de la religion musulmane, ou des remarques liées au port du voile. Des profils, qu’on retrouvera davantage sous le tweet de Judith Waintraub (“11 septembre.”). La liste des mots employés exposant un refus du port du voile dans l’espace public, appuyé par du racisme. Cela se manifetse régulièrement par l’association du mot “voile” à celui “d’islam” ou de “terrorisme”. “Voile” est en effet employé des dizaines de fois. Les profils de ces utilisateurs étant davantage anonymisés, ou associés à une photo de profil de drapeau tricolore français (une trentaine d’entre eux sur les cent-vingt commentaires analysés). À l’inverse de la vidéo BFM, les commentaires en soutien à Imane seront aussi moins nombreux. 

Pour Patrice Flichy, “Internet (…) n’est pas un acteur de ces grands rituels collectifs qui permette de réaffirmer régulièrement les identités collectives« . (p.168). Les échanges en ligne seraient donc l’inverse d’une “colle sociale”. Néanmoins, il convient de constater que des profils en ligne, par l’intermédiaire du tweet de Judith Waintraub et de l’importance accordée à celui-ci par la sphère politique, ont donné davantage de visibilité à ses soutiens. Ces profils sont tout à la fois assimilables à ce que Flichy nomme « d’individualismes connectés”. Par leur ampleur, ils laissent de côté les autres formes de paroles. Tout ceci contribuant aussi à une “balkanisation” de l’espace en ligne.
Dans ce qui contribue à forger ce phénomène, on observe, avec les corpus étudiés, qu’elle se manifeste en différentes étapes. La première étant identifiée comme “une vision de la France et de ce qu’elle doit être”. La seconde relevant de la vision personnelle et privée de Judith Waintraub, en accord avec cette “vision de la France”. La troisième étape est celle énoncée précédemment : plus de place sur twitter par l’importance de la figure de Judith WAintraub et de la visibilité de son tweet. La dernière étape de cette “balkanisation” de l’espace en ligne selon nous étant que les “voix dissidentes” (Flichy) vont perdre en présence et ne plus pouvoir intervenir en contradiction. Cela va ainsi renforcer ce phénomène de “Flame Wars” rappelé par Patrice Flichy. Il va aussi se consolider le fait que “les communautés virtuelles encouragent, au contraire, la multiplicité de points de vue rigides plutôt que la flexibilité”, et par conséquent, l’ouverture et le débat. L’inégalité n’en sera donc que renforcée.

Une arène uniquement asymétrique ? 

Analyser une polémique qui s’est déroulée dans l’espace public revient à s’interroger immanquablement sur ce qu’est cet espace public. Après avoir remis de l’ordre dans la chronologie et synthétisé les réactions, le prisme théorique offre un regard fécond sur les événements : l’espace public, une fois l’idéalisation dépassée, apparaît comme une arène asymétrique et retranchée. Mais conclure sur un constat absolument négatif serait malhonnête. Les inégalités observées existent bien dans l’espace de débat utopiquement égalitaire. Cependant, peut-on avec certitude affirmer que le web n’a pas offert une voix à ceux qui n’y avaient pas accès ? La situation ici, à ce niveau est éloquente : Imane Boun a pu aussi compter sur une foule de soutiens anonymes.

Cébille Maxime / Deman Thimothé / Gignon Jérémie / Hénin Élisa / Larcade Flavien / Hernandez Mariana


Pour aller plus loin : focus méthodologique et complément de données 

Cet article a pour objectif de comprendre en quoi une sphère comme twitter reste un espace inégal d’accès à la parole. Cette même inégalité se retrouvant, et se construisant également sur l’émission de LCI dans laquelle Judith Waintraub reste amenée à justifier la publication de son tweet, et répondre aux menaces de morts à son encontre. L’argumentaire, s’appuyant sur des travaux de Jurgen Habermas, Nancy Fraser et de Patrice Flichy, croisé avec des données empiriques.

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