Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

Le choix du programme

La pandémie de la COVID-19 qui frappe au monde entier, a mis en évidence l’importance du flux d’information entre les populations et les gouvernements. Dans le contexte de la deuxième vague du virus en France, nous avons décidé d’analyser, à travers une enquête, la réception et l’attitude du public face aux premières mesures sanitaires communiquées par le gouvernement. Pour ce faire, nous avons choisi de nous concentrer sur le débat qui a eu lieu le 15 octobre 2020 dans l’émission C dans l’air ayant pour titre: “Couvre-feu, colères et perquisitions” afin de determiner quel débat à été produit autour du couvre-feu ?

C dans l’air est une émission quotidienne française de débat et de décryptage liée à un sujet d’actualité. Ce programme accueille donc des invités, récurrents ou non, spécialistes du sujet traité ayant des opinions ou, venus de domaines d’activité différents. 

Cette émission, lancée en 2001, est produite par Maximal Productions qui appartient au groupe Lagardère, aussi propriétaire de Paris Match et Europe 1. C dans l’air est rapidement devenu l’une des émissions phares de la chaîne France 5. Le programme est diffusé à 17h45 ce qui nous indique une grande place dans la grille de programmation de la chaîne. En conséquence de cet horaire, ce programme a, depuis des années, régulièrement établi les records annuels d’audience de la chaîne et rassemble quotidiennement près d’un million de téléspectateurs. 

Les invités de l’épisode “Couvre-feu, colères et perquisitions” sont au nombre de cinq, respectivement deux du corps médical ainsi que trois autres journalistes spécialistes en politique. Notre séquence d’analyse au sein de cette émission revient principalement sur la mesure d’un couvre-feu pour certaines grandes villes, prise par le Président de la République plus tôt.

Une émission propice au débat.

Trois sujets sont traités dans l’extrait de l’émission que nous avons analysé. Ces sujets sont abordés sur le plateau par l’intermédiaire de Caroline Roux, la présentatrice.

Le premier sujet revient sur la mesure prise par le Président de la République. Caroline Roux pose la question “ Il n’y avait pas d’autres solutions que ce couvre-feu ?”  à deux invités successivement. D’abord, Bruno Jeudy rédacteur en chef du service politique de Paris Match , puis Anne-Claude Crémieux professeure de maladies infectieuses à l’hôpital Saint-Louis à Paris et Membre de l’Académie de Médecine. ( Annexe 1 ) 

Annexe 1 : Prise de parole durant le premier sujet.

Le second sujet traité relève des critiques de l’opposition et des politiques en général sur la gestion de la crise. Bertrand Guidet, professeur et chef de service de réanimation de l’hôpital Saint-Antoine à Paris, qui est donc quotidiennement au contact des cas graves de la COVID-19 ainsi que Françoise Fressoz, éditorialiste politique du “Monde” ont été amenés à s’exprimer sur le sujet. ( Annexe 2 ).

Annexe 2 : Prise de parole durant le second sujet

Enfin, le dernier sujet traité de notre séquence est la situation de nos voisins européens face à la crise sanitaire afin de légitimer la mesure du couvre-feu à l’échelle européenne. Sur ce sujet, sont invitées à prendre la parole Nathalie Mauret journaliste politique du groupe EBRA ainsi qu’Anne-Claude Crémieux une seconde fois. ( Annexe 3 )

Annexe 3 : Prise de parole durant le troisième sujet

Ainsi, une structure récurrente nous apparaît en analysant les sujets traités ainsi que les personnes invitées à en parler. Chaque information est analysée à la fois par un expert en politique, mais également par un expert médical. Ce désir d’analyse politico-sanitaire a contraint l’émission, faute de place sur le plateau, à faire parler Anne-Claude Crémieux sur deux sujets différents. Aucun sujet n’est donc traité uniquement d’un point de vue sanitaire ou politique assurant alors toute la cohérence d’un débat autour d’une mesure politique autour d’enjeux sanitaires. 

Du point de vue des temps de parole, nous pouvons remarquer une certaine dominance masculine sur le plateau. ( Annexe 4 ) En effet, les intervenantes féminines ont presque deux fois moins parlé que leurs homologues masculins, excepté pour Anne-Claude Crémieux qui intervient sur deux sujets lui donnant un temps de parole similaire. Néanmoins, nous pouvons remarquer un temps de parole égal donné aux professionnels de santé ainsi qu’aux journalistes.Caroline Roux a, quant-à-elle, une place prépondérante dans le temps de parole de la séquence présentant l’émission et conduisant la discussion entre les différents intervenants. 

Annexe 4 : répartition du temps de parole entre les intervenants en pourcentage

Dans la forme de l’émission, un débat est bien possible de par la répartition du temps de parole entre les invités et le domaine d’activité qu’ils représentent est relativement respecté. Aussi, la pluralité des intervenants et leurs différents horizons politiques et professionnels permettent a priori la construction d’un débat confrontant différents points de vue, mais est-ce réellement le cas ? 

Une discussion légitimante

L’analyse sémantique de la séquence nous permet de voir les grandes lignes de l’argumentation sur le plateau. Les différentes questions posées par Caroline Roux supposent différentes réponses de la part des intervenants, mais plusieurs se contentent, en premier lieu, de légitimer la décision gouvernementale. Aussi, l’analyse sémantique permet de dire à qui ce message est adressé, on voit bien que le terme “les Français” est de nombreuses fois évoqué, supposant qu’ils souhaitent s’adresser à une frange majoritaire de la société civile. 

Tout d’abord, les médecins tentent une légitimation du couvre-feu par « la vérité des chiffres » comme le rappelle Bertrand Guidet. Ainsi, les mesures de restrictions étaient inévitables pour ne pas arriver à saturation de la capacité d’accueil des hôpitaux. Il utilise de nombreux chiffres pour appuyer ses propos sans jamais répondre aux critiques évoquées par Caroline Roux sur de risques potentiels de contagion dans l’entreprise ou les transports en commun. Anne-Claude Crémieux, quant-à elle, cherche à légitimer le couvre-feu en tant que mesure contre les « rassemblements privés ». Ce terme est très présent dans le discours de Mme Crémieux ( Annexe 5 ) et vient presque mettre la faute sur ces rassemblements « qu’on n’arrive pas à contrôler ». Afin d’étayer son propos dans ce sens, elle fait référence à la publication de l’Institut Pasteur prouvant une efficacité d’une restriction des rassemblements privés en Guyane grâce au couvre-feu. 

Annexe 5 : Relevé d’expression durant le discours des intervenants ( part 1 )

Cette légitimation vient également du côté des journalistes politiques. Bruno Jeudy qui est invité à s’exprimer sur les autres mesures possibles, n’hésite pas à parler abondamment d’un (re)confinement ( Annexe 5 ). Le discours de Bruno Jeudy donne l’impression qu’il faudrait se satisfaire du couvre-feu puisqu’il n’est pas “l’ultime mesure” du (re)confinement général. Françoise Fressoz, quant-à-elle, vient légitimer la décision du gouvernement en raisonnant de manière négative : elle exclut un confinement total et une isolation des personnes fragiles. La seule solution possible était un couvre-feu restraignant la sphère privée. 

Enfin la troisième manière de légitimer la mesure est peut-être la plus explicite puisqu’elle est commune à presque tous les intervenants et fait partie d’un des temps de l’émission : la situation à l’étranger. Les références aux pays étrangers sont conséquentes dans les discours des intervenants ( Annexe 5 ). Le discours produit par ces derniers cherche à remettre dans un contexte de circulation européenne pour ne pas isoler les mesures françaises. Anne-Claude Crémieux va d’ailleurs souligner la situation sanitaire en Allemagne qui empire et va prédire la prise de mesures de restriction des rassemblements privée d’ici peu. 

Annexe 5 : Relevé d’expressions durant le discours des intervenants ( part 2 )

Un double mouvement de légitimation politico-sanitaire est donc bien à l’œuvre dans cette séquence. Malgré de nombreux intervenants aucune délibération n’est proposée ici ou plutôt, les invités ne construisent pas leurs interventions sur les points de vue d’autres, mais exposent leur opinion de façon plus ou moins unidirectionnelle. 

On remarquera tout de même, la volonté d’ouvrir une discussion plus ouverte de la part des journalistes politiques. Bruno Jeudy évoque la responsabilité du gouvernement couplée à celle des Français, argument qui vient nuancer les propos des médecins sur les rassemblements privés et leur responsabilité dans la deuxième vague.  

La question d’une sociabilité salariale devenue supérieure à la sociabilité privée dans les mesures gouvernementales, est présentée par François Fressoz. Elle affirme que la hiérarchisation de l’aspect économique est assumée par le gouvernement, mais évoque aussi les difficultés que le rétrécissement de la vie sociale des salariés peut représenter.  

Une vision fraserienne du débat.

Selon la critique de l’espace public habermassien par Nancy Fraser (2001), il y a certains sujets de la rhétorique de l’intimité domestique qui sont exclus comme sujet du débat public. À cause de la pandémie, le thème de nos interactions personnelles est ouvert à discussion dans la sphère publique. Actuellement, elles sont sujettes au bien commun qui a été établi par l’État. Le débat tourne autour de l’acceptabilité des mesures par la population ainsi que de la responsabilité de la sociabilité privée sur l’avancement du virus.  

L’émission C dans l’air correspond à la description de l’espace public de Habermas dans le sens que c’est un espace où la participation politique se concrétise au moyen de discussions. (Habermas, 1961) Cependant, la possibilité de critique de l’état que l’espace public habermassien supposé, n’est pas exploité au sein de cette émission. Cette absence d’opinions controversées ou critiques, peut supporter le principe de véracité et d’objectivité que ce format d’émission suppose pour le spectateur. 

L’émission présente certaines limites que Fraser (2001) signale sur l’espace public de Habermas. Elle fait appel à des professionnels renommés, qui ont des métiers respectés par le public (médecins, scientifiques) pour des débats. La participation de la population “normal” est reléguée aux questions sélectionnées par la production et à la voix du peuple que Caroline Roux prétend incarner. Ces questions ont des réponses d’ordre didactique et ne sont pas incorporées au débat. C dans l’air reste un espace de débats assez excluant pour la population.    

Il est aussi intéressant de remarquer que l’émission est diffusée dans une chaîne publique, donc le problème lié à la finalité lucrative du secteur privé qui signale Fraser (2001) ne devrait pas se présenter. Néanmoins, le fait que le Lagardère News, groupe attaché à de nombreux intérêts privés, soit propriétaire de la production de l’émission vient questionner une certaine neutralité lucrative supposée d’un débat. 

Pour conclure, nous considérons que C dans l’air est une émission qui a pour objectif de faciliter la formation des opinions informées au public. Cependant, le sujet de la pandémie touche à la population amplement pour cette raison le débat sur ce sujet peut bénéficier d’une participation plus active de la société civile. L’enquête nous a donc montré que la séquence choisie au sein de cette émission ne propose pas réellement de débat en cherchant davantage à expliquer aux téléspectateurs la nature inévitable de la mesure choisie. 

Pour completer l’analyse de cette émission du point de vu de sa réception sur Twitter vous pouvez cliquer juste ici.

Bibliographie

  • HABERMAS, Jurgen (1961) L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la sphère bourgeoise. Payot, 1978 (extraits). 
  • FRASER, Nancy (2001) Repenser la sphère publique: une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement. Hermès, 21, 2001, p. 125-154  

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