Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

Le débat sur le port du voile dans l’espace public n’est pas nouveau. Au même titre que les nombreux sujets sur la place de l’Islam en France, cette question est plus que présente au sein de la sphère médiatique. La question du port du voile au sein de l’espace public a récemment refait surface en octobre de cette année, après qu’une femme voilée ait-été prise à partie par un élu RN lors d’une sortie scolaire au Conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté.

Si cette affaire a permis de voir que la question du voile divise l’opinion publique comme bien d’autres débats qui touchent la laïcité, la particularité de celui-ci est que, sur un total de 85 débats mobilisant presque 300 intervenants, aucun n’a jamais accueilli de femme voilée.


L’émission L’heure des pros du 21 octobre 2019 vient briser cette dynamique ostracisante en invitant la jeune auto-entrepreneuse Sara El Attar sur son plateau, autour du sujet « Faut-il interdire le voile dans l’espace public ? ».

Les intervenants autour de la table ce jour-ci étaient : Pascal Praud, Elisabeth Lévi, Sara El Attar, Frédéric Dabi, Gérard Leclerc, Frédéric Durant, Jean-Pierre Mercier et Bernard Débré

L’heure des pros est un talk-show quotidien présenté par Pascal Praud sur CNEWS. Ancien journaliste sportif, Pascal Praud est souvent pointé du doigt pour son manque de rigueur journalistique et sa propension à partager clairement son avis. Néanmoins dans le cadre de ce sujet polémique, il n’est pas le seul à manquer de tact puisque ce débat a tendance à se transformer en procès d’intention dont Sara El Attar ne peut s’acquitter. L’émission dont le titre même donne l’image idéaliste d’un symposium, semble en réalité prendre un ton plus emphatique. Cette observation nous amène donc à nous demander si ce débat télévisé à l’apparence ordinaire, ne s’est pas métamorphosé en diffusion d’un procès national ?

Frontière poreuse entre débat et procès.

Dès le début de sa présentation, Sara El Attar dit regretter que le débat sur le port du voile ait été pendant trop longtemps un procès par contumace, et qu’elle souhaiterait profiter de sa présence pour ouvrir l’invitation à d’autres femmes voilées. Cette intention n’est pas vraiment prise en compte par les 7 intervenants autour de la table puisque finalement, elle fait elle-même office d’accusée par le jury de Praud, qui profite non pas de sa présence pour ouvrir le débat, mais pour personnifier le pan de la société dont il est question ici, celui les femmes voilées. 


Sara El Attar n’a plus vraiment d’identité, elle représente un groupe. D’ailleurs, sa présentation est extrêmement succincte, Pascal Praud lui pose en premier lieu la question de son emploi dans l’entreprise Alcatel, avant de rajouter sans attendre la fin de la réponse de Sara El Attar, « Vous avez compris le sens de ma question, quand vous travailliez chez Alcatel, vous portiez le voile ? ». La jeune femme a tout juste le temps de dire son prénom qu’on lui fait comprendre quelle est son utilité dans le débat. Sara El Attar est rendue presque responsable des tournures du débat sur le voile par Elizabeth Lévi, qui l’accuse, elle, au nom de toutes les femmes voilées, de ne pas accepter que la question du voile dérange les moeurs françaises. Sara El Attar est, aux yeux des intervenants, la métonymie des femmes voilées, voir la métonymie de la religion musulmane en France.

Dans le cadre de cette émission, parler de débat est chose délicate. Le débat renvoie certes à la forme de l’émission qui est un talk-show, où chacun des interlocuteurs écoute l’autre tout en se trouvant dans une démarche persuasive lorsque son temps de parole arrive. Néanmoins, si l’on étudie la structure d’interactions 1 de ce débat, on remarque qu’elle est très particulière car il n’existe aucune cohésion, aucune connexion entre Sara El Attar et le reste des intervenants de ce débat. La structure d’interactions est à sens unique.

Chacun a son mot à dire, mais presque essentiellement envers Sara El Attar. Pascal Praud tente d’organiser son débat sous une forme de tour de table, chacun pouvant à son tour poser une question ou répondre à Sara El Attar. Les échanges extérieurs à ce schéma discursif sont très rares et ils sont surtout à sens unique. Chacun peut poser une question à Sara El Attar, à laquelle elle est tenue de répondre, mais les autres peuvent se passer de répondre à ses questions :  Sara El Attar – J’aimerais vous poser à mon tour une question, […] pourquoi est-ce que ça dérange ?  Elisabeth Lévi – […] Je vous répondrai quand je pourrai […] plus tard.

Les échanges les plus récurrents mais aussi les plus animés sont ceux entre les deux seules intervenantes féminines de ce débat. Il est intéressant de voir que, pour un débat qui avoisine celui de l’émancipation des femmes, l’opposition la plus marquée se fait entre deux personnes de ce même sexe. Du côté d’Elisabeth Lévi, le ton est principalement accusateur, et c’est grâce au calme et à la patience de Sara El Attar que l’on évite de peu le pugilat. De fait, sur le temps total du débat qui est de 25 minutes, les deux femmes cumulent à elles seules 15 minutes de temps de parole ce qui représente plus de la moitié du temps, bien que ce débat comporte 6 autres intervenants. 

En gardant la structure d’un procès, bien que Pascal Praud semble être le requérant, c’est finalement Elisabeth Lévi qui est la partie accusatrice qui écroue Sara El Attar sous ses réflexions. Sa gestuelle est très démonstrative envers Sara El Attar et ses arguments ont tendances à utiliser la présence de la jeune femme pour exprimer des généralités. Elle et Pascal Praud font appel à des « témoins », des tiers appartenants au groupe religieux de Sara El Attar, qu’ils citent en tant qu’argument d’autorité censé rendre la défense de cette dernière incohérente et impertinente, « Khaleb bencheikh dit cependant, […] qui préside la fondation pour l’Islam de France, qui est un érudit de l’Islam, je pense que vous en convenez… ».

En analysant la forme du débat, on voit bien qu’il est pour chacun question non pas d’exprimer un point de vue mais de défendre ardemment une opinion que l’on juge inéluctable. Un débat est réellement productif lorsque que plusieurs personnes avancent des arguments similaires et se complètent, face à un autre groupe d’opposition. Ici, à part un bref moment de soutien venant de Frédéric Durant, Sara El Attar est seule à défendre son point de vue qui est sans cesse diminué et infantilisé. Il n’y a pas de remise en question et aucun autre invité en dehors de Sara ne cherche à comprendre le point de vue des autres. Elisabeth Lévi va par exemple insister à plusieurs reprises sur le fait que Sara el Attar doit nécessairement changer d’opinion : “Vous devez accepter” et “Vous devez comprendre”.

Le débat sur le voile souligne le besoin d’une re-définition de la laïcité et de sa position sur les limites de l’espace public.

Le débat sur le voile demande à faire émerger une nouvelle conception de l’intimité : l’idée de l’espace public est celui non pas d’un simple espace de circulation où les gens sont marqués par leur apparence sociale mais plutôt un espace où circulent des personnalités. 2 Sara El Attar ne le dit pas clairement mais elle essaye de faire comprendre que cette volonté de la laïcité à gommer les différences religieuses à une certaine propension à diviser plutôt que rassembler. Cela ne prend pas en compte les besoins et les désirs de chacun. C’est pourquoi il est problématique de voir qu’Elisabeth Lévi demande à Sara El Attar d’accepter que son mode de vie lui pose problème. Sara El Attar dit d’ailleurs que le voile ne heurte pas toute la population française, mais elle lui dit, « Le voile vous heurte personnellement ». 

Ce nouvel espace public laïque que l’on tente de définir n’est pas clair sur les frontières personnelles. La distinction entre ce qui est de l’ordre public et ce qui est de l’ordre privé est mis à mal.

En pensant à cette ambiguïté, Sara El Attar revient sur le changement de sens du mot “laïcité” : elle précise que c’est la loi qui régit la laïcité, elle rappelle la définition de la laïcité et l’importance de ne pas déranger l’ordre public. Elle illustre donc la laïcité comme étant “l’art de vivre ensemble” . Néanmoins, les nombreux débats sur le voile, et la division de l’opinion publique quant à la question de la religion musulmane en France sont des arguments contraires à l’idéal d’une grande communauté française et laïque. Sara El Attar accuse les chroniqueurs de l’émission et la sphère médiatique en général, de prôner ce qu’elle appelle « un laïcisme » à travers la question du voile et sa place bien trop exagérée à la une des informations. Sur cet argument, elle est suivie par Frédéric Durant qui tente de conceptualiser ce problème en avançant des données numériques souvent passées sous silence : « Aujourd’hui c’est 6 millions, à peu près, de musulmans dans notre pays. Ça veut dire qu’il y a 61 millions de non-musulmans dans notre pays, parce que vu la proportion médiatique que prennent les choses, on a presque l’impression que c’est l’inverse ».

Sara  El Attar souligne que la laïcité en France, utilisée dans les mains des médias, se transforme plus en argument de combat contre la religion musulmane que comme une loi visant à rendre égalitaires et privées toutes les religions. On parle beaucoup de la présence de la religion musulmane en France comme étant en désaccord avec la nature laïque du pays, mais on ne parle jamais des traditions chrétiennes dans cette même optique. Le voile semble déranger par sa présence dans l’espace public, mais les crèches de Noël dans les mairies et les écoles, qui sont toutes deux des instances publiques et laïques sont acceptées au titre de la « tradition culturelle ». Sara El Attar met en lumière une ambiguïté effacée de la sphère médiatique, comme si une sorte de tabou circulait dans l’opinion publique. 

La tentative de Sara El Attar de faire naître un débat autour de cette question est vaine. L’émission de Praud est faite de telle sorte que son propre point de vue et celui de ses intervenants habituels, soit celui qui ressorte vainqueur du débat. Le débat n’est pas égalitaire, et il est surtout très restreint 3: Lorsque Sara El Attar tente de parler de l’ambiguïté de la république face à son attachement notoire pour des traditions chrétiennes, en montrant à quel point cela est en désaccord avec la laïcité, presque la totalité des intervenants s’insurgent en disant que cela n’est pas comparable, que les traditions sont les traditions et le débat meurt aussitôt, « La crèche ce n’est pas religieux c’est culturel, et c’est ce que dit le Conseil d’Etat madame […] et c’est normal madame puisque l’Histoire de France passe par la crèche ». On peut donc se demander si la forte polarisation du débat n’est pas, en soi, contraire à cet exercice rhétorique.

Le débat/procès mis en scène dans l’émission l’heure des pros, est une représentation très concrète et réaliste de la dimension polémique autour de la question du voile dans l’espace public. Que l’on pense que cela soit en désaccord avec la laïcité ou simplement que la question demande une justification de la part de femmes voilées, cette émission met en lumière toutes les ambiguïtés et les aspérités du sujet. Bien que l’invitée Sara El Attar passe la majeure partie de l’émission à se défendre, à rendre des comptes quant à son choix de porter le voile, elle réussit néanmoins à souligner un problème de définition et de partialité à propos de la laïcité en France.

Notes

1. Maud VINCENT, La dégradation du débat public : le forum de l’émission “on ne peut pas plaire à tout le monde”, Hermès 47 p.99-106, 2007.
2. Richard SENETT, Les tyrannies de l’intimité, Seuil, Paris, 1979.
3. Gilles GAUTHIER, L’Analyse du contenu des débats politiques télévisés, Université de Laval, Québec, 1995.

L’Heure des Pros – Emission du 21/10/2019 en Replay sur YouTube

L’émission vous intéresse ? continuez votre découverte du sujet en lisant l’article dédié aux réactions Twitter autour de cette émission…

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