Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

La vision utopique de la « sphère publique » de Habermas, désigne un lieu de partage et de discussion politique entre différents « acteurs privés » complètement distincts de l’Etat. Cela se traduit par des relations discursives et non-marchandes, qui ont pour seul but de créer un espace de réflexion et de conscientisation des esprits. La sphère publique voit le jour à travers la communauté bourgeoise pour faire contrebalancer la démocratie représentative, et agir par la communication. Seulement cette théorie est très critiquée, et notamment à cause du phénomène de la massification des flux d’informations par les médias. En effet, la télévision ne cesse de se renouveler à travers une offre croissante d’espaces publics, traitant de tous les sujets sociétaux, du divertissement à la politique. Il serait alors intéressant de se pencher sur la valeur communicationnelle des différents débats, de se demander dans quelle mesure la conception du talk-show « On n’est pas couché” (ONPC) peut-elle influencer l’opinion publique.

L’émission ONPC s’ouvre sur de nouvelles caractéristiques de présentation visuelle et temporelle. Ce talk-show hebdomadaire est connu pour ses dossiers polémiques entre chroniqueurs de l’émission et invités (artistes, personnalités politiques ou publiques) provoqués par de gros clashs. Cependant, l’émission dore son image aux débats controversés, ainsi nous verrons à travers l’émission du 26 Novembre 2015 les différents codes utilisés pour interpeller et captiver son audience sur des sujets d’actualité. Pour cela, nous avons sélectionné un extrait du passage de l’invitée politique Nadine Morano, députée européenne. Cet article donnera d’abord un bref rappel du contexte, de la situation en France, à travers plusieurs grands thèmes : Politique, Terrorisme, Racisme. Puis, à travers une analyse plus technique des codes de l’audiovisuel, l’article tente de souligner une certaine complaisance à l’égard de Nadine Morano, et de chercher des liens entre les insinuations racistes de l’invitée, le contexte français de l’année 2015 et cette complaisance douteuse.

 

 

Un contexte qui forge les opinions

 

L’année 2015 est particulièrement marquée par une succession d’attentats terroristes tragiques. C’est Stéphane Charbonnier, soit Charb, le dessinateur du journal satirique « Charlie Hebdo », qui disait début janvier de cette année-là « Toujours pas d’attentats en France» « Attendez, on a jusqu’à la fin janvier pour présenter ses vœux». Les voilà exaucés, tout d’abord avec Charlie Hebdo, suivi de l’hyper-casher, du Bataclan mais aussi à travers l’Europe, en Turquie, Tunisie, Danemark et d’autres encore. Ces nombreuses revendications de l’Etat Islamique soulèvent des sujets houleux et touchent à des valeurs symboliques et fondamentales de la démocratie, notamment en France, telle que la liberté d’expression. On assiste alors, dans ce climat de peur et d’incompréhension, à une montée du racisme chez les français. L’exemple de Christine Taubira, ancienne ministre de la Justice (2012-2016) illustre bien ce phénomène, puisqu’elle a fait face à de nombreux propos racistes durant l’occupation de son poste. Ainsi, la population, bouleversée et traumatisée par ces événements, instaure une atmosphère anxiogène et pesante au niveau de la sphère publique. De plus, les espaces d’expressions et de discussions médiatiques sont les porte-paroles de ces bouleversements, et sont l’endroit idéal pour ouvrir le débat public, de surcroît par le prisme des nouvelles plateformes interactionnelles tels que les réseaux sociaux et Twitter particulièrement. ONPC est diffusée vers 23H00 sur la chaîne France 2 du service public tous les samedis soir, en deuxième partie de soirée. L’originalité qui fait son succès (Médiamétrie enregistre plus d’un million de téléspectateurs) vient d’une plage horaire beaucoup plus longue pouvant durer jusqu’à 4 heures, qui donne un temps de parole bien plus considérable aux interviewés. L’émission n’est pas diffusée en prime-time, sa diffusion tardive lui permet de toucher sa cible, à savoir les CSP+ (catégories socio-professionnelles supérieures), qui regardent la télévision plus tard que la plupart des français. De plus, l’organisation du débat public diffère, c’est-à-dire que l’invité prend place sur le fameux « fauteuil bleu » et doit ainsi faire face aux chroniqueurs, et invités de la soirée qui peuvent également participer au dialogue. Cette organisation à l’américaine joue également sur un côté humoristique du présentateur, Laurent Ruquier, afin d’aborder tout type de sujet avec plus de simplicité, et cela semble plaire au public.

Mais la réputation de l’émission tient aussi à ses nombreux clashs entre invités et chroniqueurs. En effet, les chroniqueurs de toutes les saisons confondues ont souvent des avis critiques et peuvent provoquer des polémiques à travers certains débats qui ne rentrent plus dans des relations discursives, mais plutôt conflictuelles. De fait, nous avons choisi d’étudier l’extrait où Nadine Morano aborde le sujet de l’immigration et parle de “race blanche”, car il rentre dans un contexte particulier.

Dans le contexte anxiogène que nous avons cité ci-dessus, les discours sur la question identitaire, le racisme ainsi que sur les idéologies communautaires portent autant de nouvelles réflexions que d’amalgames. Il est important de rappeler que Nadine Morano est alors candidate aux primaires des élections présidentielles 2017, représentant les Républicains, et que son passé a révélé un tempérament acéré et une médiatisation bien rodée autour de son personnage politique. Laurent Ruquier en fait la remarque, spécifiant que ce n’était plus la même, qu’elle connaissait désormais mieux ses sujets et qu’elle agissait de façon plus appropriée que lors de son altercation avec Guy Bedos, humoriste qui tend à faire la satire de la droite. L’émission invite alors le téléspectateur à se pencher sur des sujets politiques et sociétaux, tels que la gestion des flux migratoires mais aussi sur l’identité culturelle du territoire.

 

Une complaisance douteuse

 

Le format de l’émission s’apparente à une démocratie délibérative, qui permet la participation de tous les acteurs de l’émission mais aussi de pouvoir élargir le débat public vers les réseaux sociaux très actifs. Cette démarche permet d’encourager chaque partie prenante à participer et exprimer son opinion face aux sujets évoqués. Mais nous verrons qu’elle trouve également ses limites. Dès le début de la séquence sélectionnée, la députée européenne parle d’établir une cohésion nationale à travers « un pays de race blanche, judéo-chrétien dans sa majorité » qu’elle répétera à plusieurs reprises et qui fera naître deux réactions simultanées. La première, celle de Yann Moix, disant que la France est celle qu’elle est « momentanément » et qu’elle changera sûrement, faisant l’hypothèse qu’elle sera peut-être musulmane un jour. Ce à quoi Nadine Morano répond « j’ai pas envie que la France devienne musulmane ». Puis la seconde, de la part d’un invité qui rétorque que l’on a du mal à accepter que « la France soit  pluriculturelle ». Dès ces premiers échanges nous pouvons déjà constater la mainmise de chaque partie. Les modalités d’échanges sont représentées par des temps de paroles bien définis qui suivent la politique de l’émission. En effet, nous avons mesuré le temps de parole de chaque acteur, puis nous avons mis en évidence les différents plans de l’émission pour cibler l’importance du cadrage dans l’intention d’interpeller le téléspectateur et de mettre en évidence chaque personnalité.

A travers cette analyse technique, nous constatons très clairement que la députée européenne occupe 64% du temps de parole (soit 5,45 minutes sur les 8,5 minutes sélectionnées). Or, ce  large temps de parole contient des propos plutôt redondants. L’émission tient à laisser la parole à l’invitée pour qu’elle puisse exprimer son opinion et respecte sa politique malgré un désaccord explicite. Par la suite, le présentateur Laurent Ruquier représente 17,6% et Yann Moix 14,5% du temps de parole.  

Temps de parole

La complaisance des chroniqueurs se traduit surtout par leurs réactions qui visent à éclaircir et non contredire les propos de Nadine Morano. Malgré le clair désaccord avec sa vision, ils la poussent à définir, développer et expliquer ses idées. C’est par le biais de questions ciblées sur la définition des mots et de concepts avancés par la députée que va se baser l’échange : « ça veut dire quoi la France ? » « ça veut dire quoi de race blanche ? » « les Antilles sont comment au niveau de la race blanche ? » « qu’est ce que vous entendez par laïcité ? ça m’intéresse beaucoup votre définition de laïcité. » Le but étant bien évidemment de déstabiliser et démonter les opinions de Nadine Morano. On pourrait penser que cette méthode, qui pousse la politique à aller plus loin dans ses propos, vise à créer des réactions de la part des spectateurs. Car plus ce qui est dit est polémique plus les réactions seront affluentes. D’ailleurs, une invitation à réagir (« Réagissez sur #ONPC ») apparaît sur l’écran trois fois pendant ce débat. Coïncidence ?

Laurent Ruquier souligne le caractère conciliant de l’échange en expliquant clairement la différence des points de vue. Il formule implicitement la position de l’émission. Il avance ouvertement qu’il comprend ce que Nadine Morano dit, même s’il n’est pas d’accord, et qu’il « ne voudrai[t] pas que [Nadine Morano] pense qu’[ils] caricatur[ent] ce qu’[elle] dit ». Son monologue n’est donc pas en contestation des idées de la députée, il n’est pas vraiment là pour enrichir le débat mais plutôt pour s’assurer que ces propos ne soient pas amplifiés et placés hors de leur contexte.

De fait, les chroniqueurs blâment Morano en lui rappelant maintes fois qu’elle affirme que “les Français sont de race blanche” alors qu’elle a au départ défini  la France comme un pays aux racines judéo-chrétiennes et de race blanche. Ce qu’essaie de faire Ruquier, lorsqu’il prend la parole, est donc de replacer les propos de Nadine Morano dans leur contexte. L’animateur ne prend pas un ton exaspéré, comme les autres chroniqueurs, mais plutôt un ton moralisateur, comme s’il tentait de la raisonner. Son rôle de modérateur, de médiateur y est pour beaucoup, mais on remarque qu’il ne se moque pas d’elle comme il a déjà pu le faire en présence de personnalités tenant des propos choquants ou violents. Il fait au contraire preuve de complaisance, voire de compassion : « je comprends que…mais ». Par conséquent, son discours relève plus de l’indulgence que de l’argumentation. D’ailleurs, le discours de Ruquier est marqué par de nombreuses négations, qui tendent à euphémiser la violence de ses paroles. 

« Je ne laisse pas entendre dans le fait que vous disiez que les français sont majoritairement de race blanche, je ne dis pas que ça veut dire pour vous dans votre tête que les gens qui sont métisses, noirs ou jaunes ne seraient pas français s’ils sont nés en France, je sais bien que vous ne dites pas ça… »

 

Des applaudissements de la salle font suite à l’intervention du présentateur, comme à la suite de la brève remarque de Léa Salamé, qui n’a occupé que 1,4% du temps de parole, portée sur la question de la laïcité. Brève mais remplie de message, elle indique que l’on ne peut pas associer un pays judéo-chrétien à un pays laïque, comme le sous entend la députée. On se rend bien compte des sujets de discordes entre les différents acteurs, mais aussi une prise de partie de la part du public qui soutient les critiques des chroniqueurs. Cela donne une influence sur le téléspectateur, et intervient alors la première limite à la “démocratie délibérative”, qui ne peut pas éradiquer le conflit d’après son inspiration¹. En effet, le dialogue ne s’ouvre pas entièrement car finalement, les deux parties ne s’écoutent pas. La fin du passage en témoigne à travers l’intervention de Yann Moix qui dit “si vous voulez être présidente de la République un jour, je vous donne juste un tout petit conseil, n’utilisez surtout plus jamais le mot race” à quoi elle répond “non, je ne vois pas pourquoi, c’est un mot qui est dans le dictionnaire, je vois pas en quoi il est choquant”. Rappelons que le mot “race” a été supprimé de la législation française en 2013 et que dans sa dernière définition ce terme est qualifié “au fondement des divers racismes et de leurs pratiques”.  

Temps à l’écran

En ce qui concerne le montage, nous avons comptabilisé 123 plans différents pendant l’extrait. On peut constater que la présence à l’écran est pratiquement proportionnelle au temps de parole: Nadine Morano est présente en tout 55% du temps du débat à l’écran.

Contrairement aux montages habituels, ces plans n’incluent aucun close-up (plan très serré) sur des parties du corps comme les mains, qui sont de parfaits indicateurs de stress. Serait-ce une intention de la production de ne pas montrer les faiblesses de la députée pour ne pas la décrédibiliser ? On pourrait en venir à se demander s’il s’agit ou non d’une stratégie visant à créer chez les internautes une indignation plus grande, et par conséquent le besoin de commenter l’émission sur les réseaux sociaux.

Comme on peut le voir avec le tableau ci-dessous, le programme a été visionné par 25% de spectateurs télévisuels, soit le deuxième meilleur résultat d’audience depuis le retour du programme à l’antenne².

Audiences ONPC

A travers ces diverses analyses, nous pouvons constater que les relations ne relèvent plus d’un échange discursif mais s’attachent plutôt à chercher une réaction de l’invitée afin de la déstabiliser à travers une supposée complaisance. En effet, les échanges accentuent le positionnement de chaque acteur, à travers des propos acérés qui tendent à dégrader le fond du débat en s’attardant sur la forme. Les chroniqueurs introduisent des pointes sarcastiques envers la députée européenne, se positionnant en tant qu’acteurs dominants du dialogue et insinuant, malgré des propos conventionnels, une opinion maîtresse, qui induit le téléspectateur à être inéluctablement influencé par le débat en cours.

A l’image du tout-monde et de la poétique de la relation d’Édouard Glissant, il est fondamental “d’accepter les mutations, les échanges, les mélanges dans les imaginaires, la volonté de ne plus revenir en arrière et la détermination à trouver d’autres solutions.” Il faut s’ouvrir à la créolisation comme l’entend Monsieur Glissant, et évoluer avec le temps.

L’article analysant les réactions Twitter de l’émission est à lire ici.

Pierrick Macia, Sandrine Morillas et Patrycja Toczek.

 

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NOTES

  1. « La démocratie participative, sous conditions et malgré tout. Un plaidoyer paradoxal en faveur de l’innovation démocratique. » Loïc Blondiaux
  2. Source 

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BIBLIOGRAPHIE

  • Loïc BLONDIAUX (2007) « La démocratie participative, sous conditions et malgré tout. Un plaidoyer paradoxal en faveur de l’innovation démocratique ». Mouvements 2 (n°50). p.118-129
  • Edouard GLISSANT et Patrick CHAMOISEAU (2009) L’intraitable beauté du monde: adresse à Barack Obama. Galaade Editions.
  • Vincent MAUD (2007) « La dégradation du débat public: le forum de l’émission « on ne peut pas plaire à tout le monde ». Hermès 47. p.99-106

 

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