POLÉMIQUE AUTOUR DE LA REMISE DU CÉSAR À POLANSKI
La remise du César du meilleur réalisateur à Roman Polanski a suscité un débat polémique sur le plateau de TPMP. Diffusée sur la chaîne privée C8 entre 18h40 et 21h15, l’émission d’actualité médiatique est animée par Cyril Hanouna et connaît un succès important, pouvant atteindre deux millions de téléspectateurs par soir. Selon le sociologue Gabriel Segré, “Touche pas à mon poste présente un caractère hybride qui permet plusieurs lectures et plusieurs formes d’adhésion et de suivi. La réalisation très saccadée, les multiples échanges, empêchent l’ennui. Par ailleurs, l’émission promeut des valeurs et représentations attirantes dans un contexte de crise toujours plus anxiogène.” On pourrait également citer Hanna Arendt, « Vivre ensemble dans le monde c’est dire qu’un monde d’objets se lient entre ceux qui l’ont en commun, comme une table est située entre ceux qui s’assoient autour d’elle, le monde comme tout entre-deux, relie et sépare en même temps les hommes. » Elle illustre le fondement de TPMP et le concept du talk show où les chroniqueurs sont toujours reliés grâce à la table servant d’instrument de médiation entre ces derniers. Cette table est donc l’outil fondateur de leur identité de chroniqueur à « TPMP » mais elle a aussi une fonction de débat puisqu’ils vont discuter sur de nombreux sujets notamment sur la polémique liée à Roman Polanski. Ici, nous mettrons en lumière les dynamiques qui caractérisent ce débat.
Publicisation de la vie privée : utiliser ses expériences personnelles pour devenir porte-parole
Les interlocuteurs principaux comme Isabelle Morini-Bosc, emploient régulièrement la formulation “moi je”. Figure de la victime, elle utilise sa vie privée afin d’affirmer ses positions concernant la polémique. Ainsi, pour défendre la nomination du réalisateur, elle met en avant le viol qu’elle a subi. Pour Nancy Fraser, amener des éléments privés dans l’espace public est une revendication des publics dit “faibles”. Ainsi lorsque Isabelle Morini-Bosc légitime son opinion avec une anecdote personnelle et difficile de son passé, elle détourne l’attention des chroniqueurs et téléspectateurs de la polémique de la cérémonie. De plus, cette intervention fait appel au pathos : elle a un effet immédiat sur les chroniqueurs qui l’applaudissent et saluent son courage. On pourrait faire appel à Habermas lorsqu’il parle de l’espace public comme étant lié à la circulation des œuvres culturelles comme les œuvres d’art. La diffusion de ces œuvres culturelles entraînera forcément une discussion autour de ces œuvres dans l’espace public.
Étant à l’origine, une émission traitant de l’actualité des médias, un secteur qui se situe dans les industries culturelles et créatives, l’émission Touche Pas à mon Poste remplissait peut-être davantage son rôle d’espace public au sens fort du terme. Cependant, le passage de l’émission sur une chaîne privée fait qu’elle doit désormais répondre à des logiques commerciales. L’émission est passée d’un format hebdomadaire à un format quotidien. Il a donc fallu pour Cyril Hanouna, à la fois animateur et producteur de l’émission, alimenter ses longues heures de programmes en répondant aux prérogatives d’une chaîne privée en terme d’audience. Par conséquent, nous avons assisté à une mise en scène quotidienne des chroniqueurs afin que les téléspectateurs puissent s’attacher à ces protagonistes et donc les fidéliser au programme. Isabelle Morini-Bosc n’est donc pas la seule chroniqueuse à avoir recours aux anecdotes de sa vie personnelle afin d’affirmer une position.
Christophe Carrière se place comme porte-parole des victimes. Il fait intervenir dans son discours le témoignage de l’une de ses amies comédiennes, victime d’abus sexuels et de « plusieurs abus de pouvoir », avec qui il a passé la soirée durant la diffusion de la cérémonie. Son intervention relève de la notion de déplacement évoquée par le sociologue Dominique Boullier :“ l’on passe d’un registre privé à un registre public et d’un cas personnel introduisant du particularisme à de l’universel, à une appropriation de cette expérience par tous, renforçant la proximité sociale.”. Ainsi, il utilise ce vécu personnel pour expliquer ses positions dans le débat et rendre ses propos légitimes. Il va se placer en tant que soutien pour cette cause féministe en incluant “ce que Adèle Haenel et toutes les autres ont ressenties […].”
Raymond Abou : la parole des Français.
Avec neuf prises de parole, Raymond Abou est le chroniqueur le plus actif. Ses prises de parole sont marquées par son indignation face à la révélation du salaire de Florence Foresti : il compare son travail de livreur à la prestation de celle-ci, partie avant la fin de la cérémonie. Issu d’un métier peu qualifié contrairement aux autres chroniqueurs de l’émission qui sont tous issus du milieu médiatique à l’instar de Benjamin Castaldi ancien animateur qui a marqué les téléspectateurs de la première chaîne d’Europe. Son attitude renforce paradoxalement, selon l’expression de Nancy Fraser, “une mise à l’écart des personnes populaires dans l’espace public”. Ainsi, l’ouverture de l’émission à des personnes issues de la classe populaire comme Raymond Abou ne suffit pas à réduire les inégalités. Dans ce cas précis, elle les amplifie avec un discours démagogique qui poussera bien évidemment de nombreux téléspectateurs issus d’un milieu modeste à s’indigner contre le salaire de Foresti. On en oublie donc le sujet principal qui concernait la remise du César à Polanski. On peut rattacher cette analyse du chroniqueur à la pensée de Marx selon laquelle l’opinion publique dissimule son vrai caractère ainsi l’enjeu de ce changement de sujet soudain en passant de l’appropriation de détails futiles relevant de la vie privée permet de rationaliser la domination existante entre dominants et dominés en jouant sur l’indignation que suscitera cette révélation , en focalisant l’attention des téléspectateurs sur ces chiffres « mirobolants », finalement les détournant de sujets de société plus importants et retournant le public contre une femme.
Cyril HANOUNA : Un animateur aux multiples casquettes.
La position de Cyril Hanouna au sein de l’émission “Touche Pas à mon Poste” semble intéressante à analyser. En effet, Cyril Hanouna incarne simultanément le rôle d’animateur de l’émission, de producteur mais aussi de représentant du groupe Canal +, chaîne qui a diffusé la cérémonie des Césars.
Grâce à cette légitimité acquise auprès des téléspectateurs, il arrive à réaliser un véritable tour de force dans le débat et à imposer ses idées sur le plateau en faisant passer de simples rumeurs comme des vérités provenant de sources fiables.
Véritable médiateur entre le public et les chroniqueurs, il ponctuait le débat avec des phrases sensationnelles : “on a des révélations à vous faire”, “j’ai entendu dans les coulisses” etc. Ces tournures de phrases pourraient être qualifiées « d’aguicheuses » voire même sensationnalistes puisqu’elles vont permettre de tenir en haleine les téléspectateurs de l’émission et de leur donner l’impression qu’ils intègrent avec les chroniqueurs le milieu médiatique qui est d’ordinaire fermé au grand public. On assiste ici, selon Habermas, à une manière de privatiser l’espace public bourgeois en lançant des débats et discussions émanant de la sphère privée.
Conclusion
L’émission de Cyril Hanouna “Touche pas à mon poste” était initialement une émission de divertissement qui répondait pour ainsi dire au sens habermessien à la définition d’espace public en discutant des programmes diffusés à la télévision. Cependant, elle doit répondre à de nouvelles logiques commerciales qui ont fortement entraîné un déplacement du discours au sein du programme.
Désormais l’objectif est clair : créer à tout prix du sensationnalisme afin d’attirer toujours plus de téléspectateurs ce qui conduit à avoir un animateur qui n’est pas neutre, des chroniqueurs qui délaissent l’objectivité journalistique au profit de la subjectivité de leurs expériences personnelles et des sujets de débat qui s’adaptent en fonction des attentes du public en matière de divertissement.
Pour en savoir plus sur la relation que l’émission TPMP entretient avec ses téléspectateurs, nous vous renvoyons sur l’analyse Twitter de la polémique concernant la remise des César à Roman Polanski.
Pour en savoir plus : L’analyse numérique du débat polémique
Méthodologie
Nous avons combiné les analyses discursives, sémantiques ainsi qu’énonciatives afin d’approfondir notre compréhension des discours des intervenants mais surtout dans le but d’en tirer une analyse précises des différents enjeux lors des prises de paroles.
Après un travail individuel sur le débat, la mise en commun des analyses a permis de dégager les acteurs-clés de ce débat ainsi que les mécanismes principaux de leurs discours.
Laurine Metais, Dorian Zouareg et Déborah Yapi
Bibliographie :
BOULLIER, Dominique. « La fabrique de l’opinion publique dans les conversations télé », Réseaux, 2004, n° 126, p. 57-87.
FRASER, Nancy. « Repenser la sphère publique : une contribution de la démocratie telle qu’elle existe réellement ». Extrait de Habermas and the Public Sphere, sous la direction de Craig Calhoun, Cambridge, MIT Press, 1992, p. 109-142 », Hermès, La Revue, 2001/3 (n° 31), p. 125-156.
HABERMAS, Jürgen. « L’espace public 30 ans après ». Quaderni, 1992, p. 161-191.
SEIGNOUR, Amélie. « Méthode d’analyse des discours. L’exemple de l’allocution d’un dirigeant d’entreprise publique », Revue française de gestion, 2011/2 (n° 211), p. 29-45.
Articles de presse :
LE PENNEC, Tony. “César : Hanouna, vengeur de Canal+”. In : Arrêt sur images [en ligne], 03/03/2020, [consulté le 02/11/2020]. Disponible à l’adresse : https://www.arretsurimages.net/articles/cesars-hanouna-vengeur-de-canal
LORET, Eric. “Touche pas à mon poste !” : autopsie d’un succès”. In : Le Monde [en ligne], 09/03/2017, [consulté le 07/11/2020]. Disponible à l’adresse : https://www.lemonde.fr/idees/article/2017/03/09/hanouna-comment-ca-marche_5092112_3232.html
Tout d’abord votre article a été très agréable à lire. Le débat est quant à lui donné dans son contexte et la mise à disposition de celui-ci via un lien nous permet d’illustrer davantage les propos tenus. Les arguments sont appuyés par des auteurs très intéressants et qui englobent extrêmement bien les différents aspects de l’espace public.
Le cas de « Touche pas à mon poste » est très intéressant à analyser et vous le rappelez très bien avec la métaphore de la table évoquée par Arendt. Vous faites bien de le souligner puisque dans le cas de TPMP on a affaire à du divertissement, l’aspect de « show » est entretenu avec le côté très réglementé et très cadré comme l’illustre le sommaire de l’émission sur l’écran placé à l’arrière de Cyril Hanouna. De plus, par les différents rôles au sein de cet échange qui sont facilement distingués ; ceci rend la discussion plus facile à suivre et permet du côté des téléspectateurs de pouvoir résumer l’émission plus facilement auprès de leurs pairs et favorise un espace d’échange et de création d’opinion. Car comme le rappelle Boullier dans son article « La télévision dans les conversations ordinaires » : « S’il existe bien une fabrique industrielle de l’opinion publique, il ne faudrait pas oublier le travail des acteurs que nous sommes tous, pour la faire vivre et lui donner chair (après ou avant les médiateurs, là n’est pas la question.) »
Ce qui aurait été intéressant c’est aussi de prendre en compte le sujet même du débat : les Césars mais plus particulièrement l’Académie des Césars qui a souvent été jugée élitiste et fermée. N’est-ce pas paradoxal qu’un sujet dit élitiste, « bourgeois » si on se réfère à la parole d’Habermas trouve sa place dans cet espace public que lui-même qualifie aussi « de sphère délibérative à vocation universelle mais réservée, en pratique, à « un public qui lit » (public bourgeois). De ce fait cet espace public qui semble si ouvert ne l’est pas vraiment car ce sujet ne touche pas le « commun » mais bien une partie de l’ensemble.
En ce qui concerne la place du privé dans ce débat, il a été amené d’une manière assez insidieuse de la part de Cyril Hanouna dans le sens où comme le dit Isabelle Morini-Bosc, elle n’aurait jamais évoqué le sujet d’elle-même. Comme le fait aussi Raymond Abou lorsqu’il évoque le salaire de Florence Foresti. Et la référence à Fraser est très pertinente puisqu’elle questionne réellement la place de la femme dans cet espace public. Pourquoi est-ce que c’est Hanouna qui amène sur le plateau le sujet et non pas la femme concernée ? Pourquoi le salaire de Foresti pose-t-il autant problème ? Est-ce qu’il a un impact réel sur le débat ? Toutes ses questions restent légitimes à être posées. C’est une problématique que souligne Arendt en démontrant que l’intrusion des questions économiques et salariales dans le domaine des affaires publique marque une dépendance croissante de la nécessité sur la liberté et par là le déclin de la démocratie, ce qui tend plus à la présentation de soi qu’à l’argumentation.
Amelle et Amanda (Equipe 3)
Tout d’abord, nous tenons à vous remercier pour vos compliments sur notre article. Le commentaire que vous nous avez adressé est tout à fait pertinent. Cela nous a permis de réfléchir à des points auxquels nous n’avions pas pensé auparavant.
Comme vous l’avez bien souligné dans votre commentaire, les différents chroniqueurs détiennent des rôles afin que cela soit plus facile pour les téléspectateurs de distinguer les différents points de vue. Au-delà de l’aspect théâtrale de l’émission, il semble tout à fait judicieux d’aller plus loin et de comparer le programme à une véritable émission de télé-réalité. On pense à Erving Goffman qui parlait de la vie sociale comme une scène de théâtre donc on a, ici, une parfaite mise en scène des protagonistes du débat dans l’affirmation de leurs idées. Le plateau de télévision devient alors la scène sur laquelle les animateurs de TPMP évoluent au fil du débat. Ainsi, derrière leurs postes, les téléspectateurs ont aussi une responsabilité dans la formation de l’opinion publique puisqu’ils la font vivre.
Les aspects économiques et commerciaux de l’émission prennent le pas, à la fois, sur le fond et la forme de ce débat. En effet, Cyril Hanouna doit répondre à des obligations commerciales et communicationnelles. D’une part parce qu’il doit assurer les bonnes audiences de son émission et d’autre part il représente la parole du groupe Canal + qui a diffusé la cérémonie des Césars. Pour ce faire, et comme vous l’avez bien mentionné, il n’hésite pas à utiliser des procédés tendancieux pour y parvenir. Par exemple, Isabelle Morini Bosc se retrouve forcée de parler de son expérience à la suite de la diffusion d’un magnéto la concernant sur le plateau. Cyril Hanouna en tant que véritable chef d’orchestre de l’émission, qu’il présente et qu’il produit, utilise son témoignage afin de défendre la nomination de Roman Polanski aux Césars et donc les intérêts du groupe Canal + pour lequel il travaille. L’animateur va plus loin en détournant l’attention des chroniqueurs de la question centrale du débat tournant autour de la récompense de Polanski pour dévier vers le salaire de Florence Foresti. Encore une fois, elle devient le bouc émissaire d’Hanouna mais plus largement aussi du groupe Canal+ car elle a quitté la cérémonie prématurément en mettant dans l’embarras les Césars et le groupe détenu par Vivendi.
Grâce à ses « soldats » et la parole de Raymond Abou, le chef d’orchestre Cyril Hanouna arrive à indigner les téléspectateurs français en parlant d’un sujet qui concerne plus leur public populaire c’est à dire le salaire, contrairement à la polémique de Roman Polanski qui concerne surtout une partie de la population bourgeoise, en particulier, le monde du 7ème art. Il est donc intéressant de lier l’expérience vécue sur le plateau de Touche Pas À Mon Poste aux apports d’Habermas qui nous permettent de comprendre comment le lien entre logiques commerciales et l’espace public détruit l’intérêt général.
D’autant plus que l’acharnement sur Florence Foresti alimente le climat anti-féministe régnant déjà sur le plateau de TPMP depuis l’utilisation du témoignage de victime d’Isabelle Morini Bosc pour justifier la récompense de Roman Polanski par Cyril Hanouna. L’animateur est donc prêt à tout pour défendre les intérêts de l’émission et plus généralement les intérêts du groupe Canal+.
Laurine Metais